Ego sum : famille et amis

Henri Louis Blanc, une figure de résistance (1900–1973)

par | 25 janvier 2007

Je garde trois images en mémoire de ce grand-père, che­mi­not aux mains cal­leuses, réser­vé comme un Franc-Comtois, rugueux comme un pay­san de la Bresse, fidèle aux siens et à ses convictions.

CA Henri Louis Blanc Recit 1
Henri Blanc 141P sur sa machine 141 P

La lecture du Monde

Assis devant la véran­da, face au jar­din, les lunettes vis­sées sur le nez, il lisait le Monde de la pre­mière à la der­nière page, s’attardant aux pages poli­tiques. Lui qui n’avait que le cer­ti­fi­cat d’études était un pas­sion­né de lec­ture. Ma grand-mère allait faire le plein de livres à la biblio­thèque muni­ci­pale, rue du Collège de l’arc. Livres qu’elle rap­por­tait conscien­cieu­se­ment chaque semaine sur son Solex.

La charrette du jardin

Henri louait depuis sa retraite un jar­din « Sous-Plumont », un grand ter­rain bêché, soi­gné, sar­clé, entre­te­nu comme Versailles. Il y pro­dui­sait des fraises, des salades, des carottes, des hari­cots, des pommes de terre ou du foin pour les lapins. Et il fal­lait rap­por­ter les récoltes à la mai­son. Un long par­cours à pied avec une char­rette lour­de­ment char­gée qui mon­tait dure­ment la côte de la rue Demesmay. La bou­teille de rouge sor­tait du foin pour redon­ner un peu d’énergie, car il en fal­lait. Le grand-père trans­pi­rait, souf­flait, jurait ; gamin, je pous­sais der­rière, et nous arri­vions enfin à bon port, là où la soupe se devait d’être ser­vie à l’heure.

L’alambic du bouilleur de cru

Dans la cave, les hommes, en Marcel s’affairent dans une atmo­sphère lourde, chaude et humide, char­gée d’odeurs de fruits macé­rés et d’alcool, autour d’un engin ruti­lant qui me semble gigan­tesque et mys­té­rieux. Orphelin, mon grand-père avait béné­fi­cié du pri­vi­lège des der­niers bouilleurs de cru. L’alambic lui était loué pour trois jour­nées, mais l’engin rou­geoyant car­bu­rait jour et nuit. Henri avait pré­pa­ré dans ses ton­neaux les fruits, des prunes, et sur­tout des mira­belles qui don­naient l’alcool le plus par­fu­mé. Il y avait ajou­té des baies de genièvre et cer­tai­ne­ment du sucre. « Il était encore au béné­fice de bouilleur de cru, écrit Claude Apothéloz, et il allait rem­plir ses fûts de 225 litres avec les fruits, sur­tout à noyau chez les amis ou la paren­té. Bien avant minuit, le feu flam­bait déjà sous la cor­nue en cuivre de l’alambic et avant le jour une ou deux bon­bonnes de 15 litres de prunes à 70° avaient déjà quit­té la cave. Une pro­fonde tran­chée au fond du jar­din cachait les restes de fruit de la pre­mière cuite. »
Il sor­tait du ser­pen­tin une « gnôle » forte, frui­tée et enviée de ses visi­teurs. Jusqu’à ce qu’un voi­sin iras­cible, le père Haulet, dénonce les heures de dis­til­la­tion noc­turnes et illé­gales… Henri avait pré­ser­vé les cinq der­nières bou­teilles pour les mariages de ses cinq petits enfants.

Une dent de mammouth

Ce grand-père né avec le XXe siècle, le 2 mai 1900 me res­tait un incon­nu et les der­niers témoins qui pou­vaient me res­ti­tuer sa vie s’en allaient un à un. J’ai fait, comme le paléon­to­logue qui à par­tir d’une dent de mam­mouth recons­ti­tue le mam­mouth tout entier (Jacques Julliard). Pardon pour l’analogie au mam­mouth, mais les indices se font rares, la mémoire bal­bu­tie et les écrits sont moins nom­breux qu’attendus.
J’ai fait cette enquête comme un jour­na­liste à tra­vers le témoi­gnage de ma mère, la lec­ture de mon oncle Jean Pierre Paquet, de ma sœur Cathy, des textes de mon père Claude et de recherches docu­men­taires. Je savais par exemple que mon grand-père avait été résis­tant. Mais où ? Et quand ? Je l’ignorais. J’ai donc recons­ti­tué cette trame de vie afin que le meilleur en vive.

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Henri est le loin­tain des­cen­dant d’un Laurent Blanc, manou­vrier né à en 1754 à Saint Baraing dans le Jura d’une Marguerite Gauthier et d’un Pierre Blanc. La des­cen­dance est tis­sée de culti­va­teurs que l’on retrou­ve­ra à Rye ou aux Deux Fays.

Il aimait trop les chevaux…

Hyppolyte son père, né en 1842 aux Deux Fays s’installera à Frasne vers 1895. C’est un per­son­nage fan­tasque. Il avait fait son ser­vice mili­taire dans le corps expé­di­tion­naire au Mexique (1) (1861–1867) et rêvait d’élever des che­vaux comme il l’avait vu à vingt ans aux Amériques. Tout le monde se moquait de lui. Il se rui­nait dans ces éle­vages et quand il n’avait plus le sou, il se réen­ga­geait. Il a fait trois fois sept ans de guerre, pour la France… et pour les chevaux !

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Élisabeth Chapusot sa femme est plus jeune que lui de 15 ans. Ils auront huit enfants, cinq entre 1879 et 1887 et les deux der­niers, en 1897 et 1900. Les deux vagues ont été sépa­rées par des cam­pagnes mili­taires au loin.
Henri Blanc est né en 1900, il est donc le ben­ja­min d’une famille de huit enfants :
• Marie née un an après le mariage, en 1878 n’a vécu que 19 jours.
• Vincent (1879–1955), l’aîné fut pay­san, il eut trois enfants Jeanne (1909–1989), Arsène (1919–2005) et René ( 1923) .
• Mélanie (1881–1938) a épou­sé un pay­san « qui avait des terres », elle est res­tée à la cam­pagne.
• Marie-Louise (1884–1975) a épou­sé un employé des che­mins de fer, Claude Dubouloz, ils ont eu une fille, Lucie Dubouloz, qui a eu quatre enfants.
• Arsène (1887–1914) est mort à la guerre de 14, en Belgique, on n’a jamais retrou­vé son corps, il était marié depuis un mois à une fille de Foulenay.

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Arsène sur le monu­ment aux morts de Frasne

• Marie (1889–1956) était cui­si­nière, elle habi­tait Dijon et a épou­sé Émile Roy, dont le fils René devint direc­teur à EDF.
• Eugène (1897–1975) a eu sept enfants : Lucienne, Denise, Simone, Jacqueline, Michel (décé­dé à 3 ans de la diph­té­rie) Maryse et Michelle

(1) L’intervention fran­çaise au Mexique ou l’ex­pé­di­tion du Mexique eut lieu de 1861 à 1867 et avait pour objec­tif de mettre en place au Mexique un régime favo­rable aux inté­rêts fran­çais. Sur les 38 493 mili­taires fran­çais envoyés au Mexique, 6 654 sont morts de bles­sures ou de mala­die, soit 20 % des forces fran­çaises. (Wikipédia)

Le petit Rico de Frasne

Henri est le cadet de la famille, le petit der­nier. Frasne (2) qu’il faut aujourd’hui inti­tu­ler Frasne les Meulières pour le dis­tin­guer du Frasne du Doubs, est un petit vil­lage à une quin­zaine de kilo­mètres de Dole. Au début du siècle il compte un peu plus de 200 habi­tants (120 en 2017). La terre y est riche, le pay­sage ver­doyant, les champs pros­pères. Jusqu’à la crise du phyl­loxe­ra, à la fin du XIX° les vignes sont la res­source du pays qui se conver­ti­ra aux céréales, à l’é­le­vage et à la poly­cul­ture. Pourquoi Hippolyte quitte-t-il les Deux Fays, pays de sa femme, une Chapusot, et de sa famille ? Il demeure au sud de Dole jusqu’en 1890 et lorsqu’il revient de l’armée, lorsqu’il donne nais­sance à ses deux der­niers fils Eugène et Henri, il s’installe à Frasne.

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Le vil­lage est de belle construc­tion avec des fermes datant du XVI°, du XVII° ou du XVIII° ayant tou­relles, fenêtres à meneaux et caves voû­tées en pierre. Six jolies croix pat­tées, simples et équi­li­brées du XV° au XVIII°, posées sur un socle de meule en arkose marquent les entrées du vil­lage. La très belle église Saint Michel construite à par­tir de 1575 jusqu’au XVIII° domine le pay­sage avec son clo­cher franc-comtois en tuiles ver­nis­sées. L’architecture de l’église est faite d’ajouts suc­ces­sifs qui en font un édi­fice typé, un signal dans la cam­pagne comtoise.

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Frasne les Meulières Eglise Jura 2019

L’intérieur, aux ner­vures gothiques est doté d’un mobi­lier remar­quable : la chaire en bois sculp­té avec les quatre évan­gé­listes, son abat-voix sur­mon­té d’un ange­lot, le confes­sion­nal, les fonts bap­tis­maux dans la cha­pelle nord en marbre de Sampans, le maître-autel en marbre bico­lore, les stalles de chœur avec leurs lutrins ouvra­gés en fer forgé.

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Frasne les Meulières Eglise Jura 2019

Le clo­cher porche monu­men­tal construit en 1783 sous la direc­tion de l’ar­chi­tecte dolois Amoudru est sur­mon­té d’un dôme à “l’im­pé­riale” cou­vert de tuiles ver­nis­sées colo­rées et sur­mon­té d’un pié­douche en zinc.

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Le bap­tis­tère de marbre rosé a vu une ving­taine de Blanc rece­voir la béné­dic­tion du bap­tême, l’autel et la Vierge repré­sen­tée dans un tableau du XVIIIe siècle d’Adrien Richard, “Vierge à l’Enfant entou­rée de Saint Pierre et Saint Claude” a reçu les enga­ge­ments de mariage d’au moins cinq couples Blanc.

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Une ving­taine de « Blanc » ou « Richard » bap­ti­sés ici

Le vil­lage affiche bien les deux pôles qui se consti­tuent au début du XX° siècle : l’église et le tra­pu bâti­ment laïc qui ouvre d’un côté sur la mai­rie, de l’autre sur l’école laïque depuis 1905.

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Le jeune Henri ira de l’un à l’autre. Mais ce qui prime ce sont les dif­fé­rences sociales. Les pay­sans aisés affichent de belles façades en pierre de taille, le notaire dis­pose d’une vaste pro­prié­té entou­rée de murs éle­vés fer­mée par une belle grille en fer forgé.

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La petite mai­son ache­tée par Hippolyte est plus que modeste (3). Posée au bord sud de la rue du Guidon, le long d’un che­min vici­nal, à l’orée du vil­lage, elle ne com­porte que deux pièces habi­tables : une chambre où tout le monde, parents et enfants, dort et une cui­sine avec sa grande che­mi­née et une petite fenêtre avec sous le toit un gre­nier à foin. La cui­sine com­mu­nique direc­te­ment sur une modeste écu­rie qui n’abritait qu’une vache et un che­val. Un pou­lailler et des cla­piers à lapin à l’extérieur devaient assu­rer le quo­ti­dien. Le ter­rain avec quelques arbres frui­tiers ne s’étend que sur quatre ares. Hippolyte ne vivra ici qu’une dizaine d’années, il y meurt en 1904 à 62 ans lais­sant sa veuve Élisabeth Chapusot assu­rer l’éducation et la nour­ri­ture des deux der­niers. Les autres enfants sont plus grands Marie à 15 ans, Arsène 17 ans et Maryse 20 ans se marie­ra dès 1922 avec Claude Dubouloz.

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L’ancienne che­mi­née est encore dans la cui­sine de la maison

(3) La mai­son res­te­ra dans la famille Blanc jusqu’en 1971 date à laquelle Arsène (1919–2005) le fils de Claude la vend à M. Lafoy. Elle tou­jours habi­tée en 2020.

À quatre ans, Henri devient orphe­lin et doit gran­dir seul, avec son frère Eugène de trois ans son aîné. Les deux frères res­te­ront très proches, autant Henri est déter­mi­né et volon­taire, autant son frère est rond et accom­mo­dant. Henri est adop­té et éle­vé par le vil­lage, on l’appelait le Petit Rico. Le curé s’occupait de lui, il était bien sûr enfant de chœur, mais il buvait en cachette le vin de messe.
Il n’allait à l’école que trois mois par an, en hiver. Le reste du temps, il tra­vaillait la terre. L’institutrice de Frasne lui don­nait des leçons par­ti­cu­lières, quand il était libre, le soir, pour pré­pa­rer le Certificat d’études. Et pour qu’il aille pas­ser l’examen, elle lui offrit sa pre­mière paire de chaus­sures. Il décroche ce pré­cieux diplôme à 13 ans. Eugène sera lui très fier d’avoir au Certificat d’études tou­jours une meilleure note que le fils du notaire.
La Grande Guerre va plon­ger la petite famille fras­noise dans la pré­ca­ri­té. Eugène fut appe­lé à 19 ans, le 1er jan­vier 1916 au 12e régi­ment d’artillerie de cam­pagne de Vincennes, dans le 4° ou 9° bataillon. Vincennes est une base de sou­tien pour les armées enga­gées sur le Front. Il est peut-être affec­té à la construc­tion et l’entretien des trains à voies étroites de 60 cm : la 10e bat­te­rie ter­ri­to­riale du 12e régi­ment d’artillerie de cam­pagne de Vincennes est char­gée des voies de 60 du camp retran­ché de Paris et elle compte 500 hommes.
Le 13 mars 1917, le minis­tère de la guerre trans­forme l’artillerie de la 11e divi­sion d’infanterie colo­niale en régi­ment colo­nial, le 21°. Eugène, on ne sait pour­quoi est affec­té au 3e groupe du 21e régi­ment d’artillerie colo­niale. Direction Salonique. Les alliés franco-anglais ont alors per­du pied aux Dardanelles et veulent conso­li­der leurs posi­tions en Grèce, défendre les Serbes enva­his et reprendre l’offensive vers le Danube. Eugène est donc diri­gé vers Lyon puis Toulon. Il embarque le 10 avril 1917, pour un tra­jet de plus de trois jours. Et ce n’est pas une croi­sière tran­quille pour ce pay­san qui met le pied en mer pour la pre­mière fois. Le convoi naval subi des attaques par tor­pilles, mais arrive fina­le­ment à bon port. La petite ville grecque vit mal ces mul­tiples débar­que­ments. 400 000 sol­dats vont s’installer dans des camps retran­chés. Ils s’y com­portent plus en occu­pants qu’en alliés et le contact avec la popu­la­tion autoch­tone est rugueux.

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Eugène ne se doute cer­tai­ne­ment pas qu’à la même période, le frère de sa future épouse, Juliette, est aus­si mobi­li­sé à Salonique. Auguste Bouvet, 28 ans en 1914 a été rap­pe­lé sous les dra­peaux, il fait par­tie, comme deuxième classe, du 260° Régiment d’Infanterie. Il meurt au champ d’honneur le 24 sep­tembre 1916, six mois avant l’arrivée d’Eugène.
Les com­bats sont donc rudes (4).

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« Le 21e régi­ment d’artillerie colo­niale est ins­tal­lé dans la région des hau­teurs Gola et Karneinta, à 1 300 mètres d’altitude. La mise en bat­te­rie dans les rochers, à l’aide de cordes, et le ravi­taille­ment en muni­tions qui se fait à dos de che­vaux, sont extrê­me­ment pénibles. Il neige. »
Du 1er juin 1917 à fin juillet 1918, « le 21e régi­ment d’artillerie colo­niale est rele­vé du sec­teur de la Cerna à la fin de mai ; le 1er groupe prend posi­tion à Monastir. Nous allons nous sta­bi­li­ser là pen­dant plus d’un an dans un des sec­teurs les plus agi­tés du front d’Orient. »
17 août 1917 : Par repré­sailles du bom­bar­de­ment exé­cu­té par une de nos esca­drilles sur Prilep, l’ennemi lance plus de 2 000 obus sur Monastir.
Le 21e essuie des tirs de bom­bar­de­ment à obus toxiques, mais tient bon : le 3e groupe reste en posi­tion dans la boucle de la Cerna.
Août 1918 au 31 octobre 1918 : « cette période marque la vic­toire de nos armes et la reprise, par les armées alliées, de tout le ter­ri­toire serbe enva­hi. »
Eugène a donc vécu au camp retran­ché Zeitenlik (nord est de Salonique). Puis il est allé vers l’ouest à Monastir. Il par­ti­cipe peut-être (c’est ce qu’il a appris à Vincennes) à la construc­tion des routes et des voies fer­rées de 60 pour ame­ner l’artillerie et les muni­tions le long du front.
Le rap­port de force s’inverse au pro­fit des alliés franco-anglais. Pour par­ache­ver la vic­toire les troupes basées an Grèce et Macédoine doivent gagner le Danube. Une marche for­cée ! « Cette marche for­cée au Danube a été faite entiè­re­ment à pied, par tout le per­son­nel, qui est arri­vé au ter­mi­nus en haillons et sou­vent sans sou­liers. Elle nous a coû­té tous nos ani­maux, morts d’épuisement, par suite de la dif­fi­cul­té des étapes et du manque à peu près abso­lu de nour­ri­ture. C’est à l’aide de che­vaux de l’armée bul­gare et d’attelages de bœufs réqui­si­tion­nés dans chaque vil­lage que le groupe a réus­si à atteindre le Danube avec tout son maté­riel. Pendant cette période, l’état sani­taire du per­son­nel s’était main­te­nu bon mal­gré un amai­gris­se­ment géné­ral très caractérisé. »

(4) Historique du 21e Régiment d’Artillerie Coloniale. Librairie Chapelot – Paris. Numérisation : P. Chagnoux – 2010

Nous per­dons là la trace d’Eugène. Selon l’article des Dépêches rela­tant ses noces d’Or, il serait allé sur le front russe ren­for­cer l’action des Russes blancs regrou­pés par le Général Wrangler, il aurait rejoint Constantinople puis Marseille. Il a été démo­bi­li­sé en 1919 après un périple périlleux incroyable (5).

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Eugène Blanc et son épouse Juliette

Revenons à Frasnes où pen­dant cette longue absence, le petit Rico doit faire face, seul avec sa mère.
Il aurait dû être appe­lé vers la fin de la guerre de 14–18, mais il est « sou­tien de famille » et échap­pe­ra à la Grande Guerre. Plus tard, il fera néan­moins trois années de ser­vice mili­taire à Saumur et y décro­che­ra un diplôme pré­cieux d’ajusteur.
À 14 ans, il devient bûche­ron. Il fait des petits bou­lots pen­dant la guerre. C’est comme l’écrit Marx, un « pro­lé­taire sans feu ni lieux », un homme de l’exode rural qui cherche sa voie. Il tra­vaille à Sainte Ylie, l’hôpital psy­chia­trique de la région « chez les fous » où il véhi­cule les corps de malades morts de la grippe espa­gnole (donc en 1918 et après) (6). Il est embau­ché chez un maréchal-ferrant, il part tra­vailler à Besançon. Il s’y fait tirer un beau por­trait chez un pho­to­graphe pro­fes­sion­nel. Une fier­té !
Il sera recru­té à la Compagnie natio­nale des radia­teurs crée en 1898 par la socié­té American Radiator à Dole.

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C’est une toute nou­velle fon­de­rie, la fon­de­rie Courtot à la Bedugue qui fabrique des appa­reils de chauf­fage et des cui­si­nières (et qui devien­dra au sein d’American Radiator, une fabrique de pro­duits sani­taires en 1949 dénom­més Ideal Standard). Il vivait alors en pen­sion chez sa sœur Louise Dubouloz.
Il quitte ain­si le monde rural, le monde des pay­sans et des arti­sans pour le monde des usines, pour le monde ouvrier.

CA Henri Louis Blanc Recit 17
Henri Blanc Jeune chez le pho­to­graphe avant le mariage

Le petit Rico est sor­ti d’affaires. Il a déjà der­rière lui des expé­riences pro­fes­sion­nelles nom­breuses pour un jeune de 20 ans. Il connaît la terre, le bois, la forge, la mécanique.

Rencontre avec Gabrielle

Pourtant c’est en Bresse, à Foulenay qu’il ren­contre Gabrielle Pélissard, en 1920. Certainement au bal du vil­lage, à Chaumergy, alors qu’elle n’a que 15 ans. Gabrielle n’a pas résis­té au regard et à l’énergie de ce jeune homme curieux et volon­taire. Rencontre entre un pay­san sans terre et une héri­tière. À Foulenay, les Pélissard sont nom­breux, ils ont des terres, des mai­sons et des bêtes. Il entre­voit son rêve secret de deve­nir agri­cul­teur sur cette terre de Bresse. Pour l’heure, Gabrielle est fille unique, Germaine ne naî­tra que deux années après leur ren­contre. Le jeune Henri séduit la famille par sa déter­mi­na­tion, sur­tout Clémence, la mère qui tient le manche et qui appré­cie son ardeur au tra­vail. Mais, pas ques­tion pour autant de lui don­ner sa fille en mariage, Henri doit réunir son trous­seau et pou­voir s’installer. Le jeune orphe­lin est sûr de son cœur, sûr d’avoir trou­vé la bonne famille, mais il reste patient, sage et déter­mi­né. Il atten­dra les 19 ans de Gabrielle pour la deman­der en mariage. Il vou­lait un emploi stable, sérieux et des meubles. Pas ques­tion cer­tai­ne­ment pour Henri de revivre la pré­ca­ri­té que son père a impo­sée à la famille ou la misère suite à son décès.

CA Henri Louis Blanc Recit 18
Gabrielle Blanc à 15 ans

Il réus­sit à entrer dans les che­mins de fer, à la Compagnie PLM comme chauf­feur en 1925. Le chauf­feur est le second de la loco­mo­tive, celui qui sous les ordres du méca­ni­cien appro­vi­sionne le foyer. Il fait ses armes dans un métier très struc­tu­ré, dans une cor­po­ra­tion où il faut faire la preuve de son savoir-faire.

CA Henri Louis Blanc Recit 19

La Compagnie ne confie pas les 100 tonnes d’une loco­mo­tive à un novice. « Henri, note Claude Apothéloz, s’était for­mé tout seul à la gare de triage de Dole qui avait encore son ate­lier de méca­nique et sa plaque tour­nante qui per­met­tait d’engager les plus grosses loco­mo­tives et de les faire tour­ner à 180° pour les orien­ter dans le bon sens. Dole avait aus­si son réser­voir d’eau à l’angle de la rue Claude-Lombard et de la rue du Château d‘eau pro­lon­gée. Cette réserve avait été amé­na­gée en pis­cine d’été pour les familles de che­mi­nots du quar­tier. » Il vou­lait conduire, aimait tra­vailler en soli­taire. Rapidement il devient méca­ni­cien. « Il était, raconte Claude Apothéloz, l’un des maîtres du P.L.M (Paris-Lyon-Marseille), sur la grande artère du rail défi­nie par les horaires : La Roche-Dijon-Dole-Mouchard-Vallorbe. »
Il pou­vait enfin épou­ser Gabrielle, il avait ache­té tout le mobi­lier : table, armoire, chambre à cou­cher de style Henri II. Le mariage fut célé­bré à Foulenay le 2 mai 1925.

CA Henri Louis Blanc Recit 20
La fête du mariage à la ferme à Foulenay, le pho­to­graphe a fait le dépla­ce­ment, cha­cun est à sa place devant la grange au toit de chaume.

La grande pho­to nous montre un Henri heu­reux, fier de lui : la che­ve­lure de jais por­tée en arrière, le nez fin, la petite mous­tache alors à la mode, le men­ton déter­mi­né, le regard per­çant, la pos­ture droite mal­gré sa petite taille. Il est entou­ré des deux familles, ses frères et sœur, sa vieille maman, Marie Chapusot, d’un côté, les Pélissard de l’autre, Anne Gros la grand-mère, veuve depuis 24 ans, porte bien ses 77 ans, Alexandre et Clémence avec la nou­velle venue de trois ans sur les genoux : Germaine. Elle sera éle­vée par sa sœur, née en 1922, elle est proche de la pre­mière fille des Blanc, Ginette qui naît en 1926. L’entente ne sera pas tou­jours idyl­lique avec cette cadette sur­prise qui épou­sa un libre pen­seur, Robert Vincent. Le temps de l’héritage, du par­tage des terres, au début des années soixante, mar­que­ra, comme sou­vent, une fêlure défi­ni­tive entre les deux sœurs.
Le jeune couple habite d’abord un stu­dio au fau­bourg de Paris. Puis avec la nais­sance de Ginette, il emmé­nage dans un appar­te­ment de deux pièces, dans le même quar­tier, mais où les toi­lettes sont de l’autre côté de la rue.

CA Henri Louis Blanc Recit 21
Pour ses trois filles, Henri veut une mai­son avec salle de bain.

(5) L’article note que Eugène Blanc aurait pu assis­ter à l’exécution de Mata Hari. A cette date, le 15 octobre 1917, Eugène est dans le bour­bier de Salonique. Mais cette exé­cu­tion a lieu dans sa base d’origine dans les fos­sés de la for­te­resse de Vincennes.

(6) Information de Jean-Pierre Paquet

Il lui faut une mai­son, une vraie, à lui. Il a repé­ré un ter­rain, à côté de la ligne de che­min de fer, emprunte un peu, achète une par­celle en 1929 dans ce qui devien­dra un quar­tier che­mi­not. Il y construit sa mai­son, et met la main à la pâte avec un maçon ita­lien. Puis dans le cadre de la loi Loucheur (7) il en amé­liore le confort. C’est une grande mai­son de quatre pièces, construite en pierre à l’angle des rues François-Laire et Demesmay. À l’époque, c’est à la lisière de la ville. Il soigne l’aspect exté­rieur avec du cré­pi et un per­ron de gra­nit pro­té­gé par une bar­rière de rocaille en ciment imi­tant la vigne. Il y a une chambre pour les filles, une salle à man­ger, une cui­sine et une chambre pour les parents, le tout sera équi­pé avec un chauf­fage cen­tral au char­bon. C’est la seule mai­son du quar­tier avec des w.-c. à l’intérieur.
Les enfants, trois filles sont arri­vées tout de suite après le mariage : Geneviève en 1926, Monique en 1929 et Odile en 1932.

CA Henri Louis Blanc Recit 22
La mai­son rue Demesmay est une fierté.

Henri est deve­nu méca­ni­cien, cette élite des che­mi­nots. Mais l’atavisme agri­cole ne le lâche pas. Il élève des poules, des lapins, cultive son jar­din et sub­vient ain­si en pro­duit frais à la famille et aux voi­sins. Ses fraises en outre étaient réser­vées par l’une des plus répu­tées pâtis­se­ries locales et Gabrielle par­tait livrer les pré­cieuses cagettes sur son vélo.
Au dépôt de Dole il est connu pour sa grande gueule, on l’a sur­nom­mé Tardieu. Méticuleux sur le métier, sur l’entretien de sa machine, il se fait res­pec­ter. « Il aimait, écrit Claude Apothéloz, par­tir au tra­vail une bonne demi-heure avant l’heure pour contrô­ler lui-même si toutes les révi­sions deman­dées étaient bien faites et com­men­cer à mettre en chauffe avec ou sans son méca­ni­cien chauf­feur.
L’équipier avi­sé avait inté­rêt à être à l’heure et à suivre ses consignes afin de rat­tra­per un retard d’horaire éven­tuel ou sim­ple­ment être ponc­tuel aux gares inter­mé­diaires. Une prime était attri­buée à la tenue de l’horaire ou à l’économie de char­bon. Ces péna­li­tés pécu­niaires tom­baient sur la paie et c’est dans ces moments durs que l’on pou­vait l’entendre rous­pé­ter haut et fort, d’où le sur­nom de Tardieu, ex-grand homme poli­tique col­la­bo­ra­teur de Georges Clémenceau et ex-ministre des régions, répu­té pour ses coups de gueule. »

CA Henri Louis Blanc Recit 23
Dole est un nœud fer­ro­viaire avec une grande rotonde hélas démolie.

Il est syn­di­qué à FO parce qu’il ne veut pas qu’on lui dicte ce qu’il a à dire ou faire et il ne se recon­naît pas dans l’action de la CGT, trop auto­ri­taire pour lui. Ses gènes pay­sans sont peu com­pa­tibles avec tout ce qui est trop col­lec­tif ! Un choix qui se confir­me­ra dans la résis­tance où il rejoin­dra les FFI et non les FTP pour­tant très implan­tés chez les che­mi­nots de Dole.

(7) Il béné­fice des dis­po­si­tifs de la Loi Loucheur votée en juillet 1928. La Caisse des dépôts prête à taux réduit pour la construc­tion de mai­sons. Tout en lais­sant chaque pro­prié­taire libre de choi­sir l’entrepreneur (Certainement Dubeauclar) le maté­riau et le plan, l’État man­date un de ses archi­tectes pour suivre et véri­fier la qua­li­té de la construction.

Il est et res­te­ra pas­sion­né par la vie poli­tique. « Il essayait de ne pas man­quer les infor­ma­tions de 7 heures, de 8 heures, de midi, de 19 heures, raconte Claude Apothéloz, Il stop­pait son tra­vail en cours et se calait debout, la tête appuyée sur ses bras croi­sés, au-dessus du coffre à bois, contre son poste de T.S.F, un ancien Ducretet-Thomson. Il ne man­quait pas Geneviève Taboui (8) et son célèbre « Attendez-vous à savoir » Elle débu­tait toutes ses émis­sions ain­si, comme la Pythie, prê­tresse de l’oracle d’Apollon à Delphes et ses pré­vi­sions s’avéraient très per­ti­nentes. Henri écou­tait aus­si assi­dû­ment le chro­ni­queur Jacques Roland de Radio Sottens (9) qui pro­fi­tait des infor­ma­tions neutres de la Suisse et un peu du Service de ren­sei­gne­ments suisse. Les Français par­lant aux Français de Londres, fai­saient par­tie de ses rendez-vous radio. »

CA Henri Louis Blanc Recit 24
La 141P sera la loco­mo­tive de Henri Blanc

Les cadeaux du père Noël de 36

En 36, il par­ti­cipe au défi­lé jusqu’à la Bourse. Il y laisse sa gourde métal­lique écra­sée dans la mani­fes­ta­tion. Une fois les congés payés obte­nus et les reven­di­ca­tions satis­faites, il appelle à la reprise du tra­vail.
Pour ces pre­miers congés payés, la famille part à Genève et Vichy, où il y avait des sources chaudes. La mer ne lui disait rien « Il n’y a rien que des cailloux », disait-il. « On est allé à la mer de glace à Chamonix, se sou­vient Ginette, et on y a emme­né la grande mère, Clémence. »
En décembre 1936 tou­jours, pour la pre­mière fois, la famille dresse un sapin avec des jouets « du père Noël ». Ginette a reçu une pou­pée brune, Odile, une pou­pée blonde et Monique un bai­gneur, « Puis on leur a tri­co­té des vête­ments, se sou­vient Ginette. Il avait dû être aug­men­té ».
Avant ce Noël de 36, le cadeau de Noël se résu­mait à une orange dépo­sée dans le sabot. En 38, se sou­vient Ginette, « on avait fêté le pre­mier Noël avec un sapin ».
La « drôle » de guerre ne s’était pas annon­cée. Henri tra­vaillait aux che­mins de fer, et 1939 fut « sa meilleure année ». Il est méca­ni­cien à la Compagnie des che­mins de fer PLM natio­na­li­sée en 1938 pour deve­nir la SNCF.
Il a construit la ter­rasse. Avec un maçon ita­lien, il a creu­sé une cave pour faire une buan­de­rie. Il ajoute une pièce sup­plé­men­taire avec bai­gnoire pour les filles et un garage. Gabrielle, sa femme, était la seule du quar­tier à faire la les­sive à l’intérieur, avec de l’eau chaude. La mai­son, qui était de pierre de taille blanche, est déco­rée d’un enduit qui alterne dans un décor géo­mé­trique le beige rosé, le grain rugueux du cré­pi brut et le bord des fenêtres de briques rouges. Il ins­talle le chauf­fage cen­tral, au char­bon.
Quand la guerre d’Espagne a reje­té en France des mil­liers de réfu­giés, la famille Blanc se mobi­lise et porte des vête­ments pour bébés et des langes.
Lorsque la guerre est décla­rée, Dole est aux pre­mières loges. Des avions alle­mands sur­vo­laient la ville et tiraient. La grande dis­trac­tion pour les enfants était de mon­ter sur la ter­rasse pour regar­der les batailles d’avions. Les sœurs, Odile et Ginette, tri­co­taient des gants et des passe-montagnes pour leurs filleuls de guerre.
Un jour, le pépé est ren­tré. Il dit : « Maintenant, ça y est » ! La guerre était décla­rée. Les avions alle­mands avaient bom­bar­dé le port flu­vial de Dole, sur le canal Rhin Rhône. Un che­mi­not, Alain Giraude, était mort des suites d’un bom­bar­de­ment.
Les enfants vont alors à l’école, au col­lège de jeunes filles de Dole, diri­gée par Mademoiselle Barbillon. Ginette était en 6°.

CA Henri Louis Blanc Recit 25
La ligne de démar­ca­tion à Parcey

16 juin 40 : les Allemands font leur entrée dans la ville de Dole. La kom­man­dan­tur s’installe à l’hôtel Chandioux, place Grévy, le Foyer du sol­dat alle­mand inves­tit l’Hôtel de la Cloche. Le quar­tier des Blanc, un quar­tier « che­mi­not », le lotis­se­ment Beauchard, construit en bor­dure de la ligne Dole Dijon, devait être éva­cué à Uriage. Beaucoup refu­sèrent. Henri Blanc ne ter­gi­verse pas ; le refuge, c’est la Bresse, la famille, là où les Blanc sont culti­va­teurs depuis le XVIIIe siècle. Il emmène femme et filles à Foulenay dans sa belle-famille, les Pélissard, Alexandre et Clémence. Chaque enfant por­tait sa petite valise. Le voyage en train se fera sans ticket. Henri freine sa loco­mo­tive dans la grande tran­chée bor­dée d’acacias en bas de la mai­son ; les enfants et leur mère ont des­cen­du le talus. Henri ins­talle sa famille dans un wagon d’officiers fran­çais « déco­rés » qui fuient vers le sud de la France et qui ne peuvent rien dire contre leur méca­ni­cien. Le train passe par Chaussin. Les Allemands bom­bar­daient un autre train char­gé de muni­tions. Les enfants fuient, changent de train et filent vers Chaumergy.

(8) Geneviève Lequesne, plus connue sous son nom de plume Geneviève Tabouis, est une his­to­rienne, jour­na­liste et une résis­tante fran­çaise. Épouse de Robert Tabouise, admi­nis­tra­teur de Radio Luxembourg, elle se fait connaître de la France entière sur cette antenne par ses chro­niques poli­tiques des années 50 et 60, les « Dernières nou­velles de demain », qu’elle entame inva­ria­ble­ment par sa célèbre phrase fétiche « Attendez-vous à savoir… », « J’ai encore appris… » Et relaie par des « Et vous sau­rez…». Elle y inter­ve­nait encore à l’âge de 88 ans !

(9) L’émetteur de Sottens est depuis le 23 avril 1931 un émet­teur radio se trou­vant sur la com­mune de Sottens dans le can­ton de Vaud en Suisse. Il est l’émetteur natio­nal en ondes moyennes de la Société romande de radio­pho­nie (S.R.R.) et de Radio-Genève. Beaucoup se sou­viennent encore de radio Sottens, seule véri­table radio libre pen­dant la seconde guerre mon­diale dans une Europe à feu et à sang, et où la pro­pa­gande alle­mande régnait en maître.

La ligne de démarcation

Le grand-père Pélissard avec son char et sa jument, la Bichette atten­dait à la gare. À Foulenay, se retrouvent toutes les familles venues de Paris et de la région. « On a recueilli un couple juif avec un enfant. Je me suis tou­jours deman­dé com­ment on a pu cou­cher tous ces gens-là », s’étonne encore Ginette.

CA Henri Louis Blanc Recit 26
La ligne de démar­ca­tion à Parcey

Puis la situa­tion se sta­bi­lise. Pour la ren­trée, les deux petites, Odile et Monique reviennent à Dole avec leur mère. Ginette reste un peu plus long­temps à la cam­pagne. Mais entre-temps, Dole et Foulenay sont sépa­rés par la ligne de démar­ca­tion (10) qui sépare la France en deux. (Cf. Les livres du Commandant Rémy). Et la ligne de démar­ca­tion pas­sait à Parcey, le long de la Loue, sur la route entre la capi­tale com­toise et la Bresse qui est dans la zone dite « libre ».
Ginette était de l’autre côté. Elle a ten­té de pas­ser mais fut refou­lée. La com­mu­ni­ca­tion était réduite à des cartes pos­tales qui pour pas­ser la cen­sure, étaient pré-imprimées. On pou­vait juste signer.
Henri a repris le tra­vail aux che­mins de fer. La famille Blanc a pu se rendre en visite à Foulenay.
Henri n’allait pas lais­ser son aînée à la cam­pagne, pri­vée de col­lège, donc d’éducation. Il ima­gine donc un stra­ta­gème qui va mar­cher. À la visite sui­vante, il passe le point de contrôle avec un groupe d’enfants qu’il emmène en visite à la cam­pagne. Dans le lot des papiers four­nis au contrôle, il glisse subrep­ti­ce­ment une carte d’identité de plus ; celle de Ginette. Le sol­dat alle­mand n’y voit rien. Ginette n’aura plus qu’à reve­nir avec le groupe, exhi­ber sa bonne carte et reprendre sa sco­la­ri­té au col­lège.
Henri Blanc tra­vaille jusqu’en décembre 1941. Il est alors dénon­cé (11). Au milieu de la nuit, trois poli­ciers de Dole, des Français avec un grand man­teau imper­méable et un cha­peau beige, frappent à la porte. Ils per­qui­si­tionnent la mai­son, les chambres, le gre­nier, fouillent les papiers. Il y avait des lettres de Monique Lévy, une amie juive de Ginette, qui avait fui vers la Côte d’Azur. Ils n’ont pas trou­vé ce qu’ils vou­laient. Ils emmènent la mère, Gabrielle. « T’es assez grande » lâchent-ils à Ginette. « Tu vas gar­der tes sœurs ! ».
Elle rejoint en fait, Henri, qui avait été arrê­té. Elle fut enfer­mée dans une cabane. Elle enten­dait les cris du pépé qui était bat­tu et inter­ro­gé par la police fran­çaise. Le len­de­main matin, ils les ont relâ­chés. « Le pépé » se sou­vient Ginette, « trem­pait ses pieds tumé­fiés dans une bas­sine et elle se rin­çait le visage ; il en riait ».
Henri Blanc n’était pas dans un réseau mais il pas­sait des fausses cartes d’identité, du cour­rier à tra­vers la ligne de démar­ca­tion. Il pas­sait en par­ti­cu­lier les cartes pour l’amie de Ginette, Monique Lévy réfu­giée à Nice ou à Marseille.
En 1941, Henri est jugé pour un vol de planches. Il avait une grande gueule. Ils l’ont pris pour un com­mu­niste. En fait, les planches ser­vaient à construire des caches dans le char­bon et à pas­ser des hommes ou du maté­riel à tra­vers la ligne de démar­ca­tion ; un vol inavouable et inavoué. Le tri­bu­nal cor­rec­tion­nel de Dole n’en sau­ra rien et il condamne « le nom­mé Louis Blanc » à la peine de deux ans d’emprisonnement avec sur­sis et douze cents francs d’amende.
Stupéfait, Henri est mis à la porte des che­mins de fer alors que c’était un des meilleurs méca­ni­ciens du dépôt.

CA Henri Louis Blanc Recit 27
Travailler aux Annexes de Dole, une dégra­da­tion pour Henri Blanc.

Il doit tra­vailler pour les Allemands aux « Annexes ». Il ramas­sait du foin. Il y avait là des réseaux, des jeunes. Il est en contact avec les FTP. Il a dû adhé­rer aux FFI. Il gagnait peu. La famille allait à Foulenay. Henri fai­sait son jar­din et culti­vait les légumes.
À l’été 43, les enfants Blanc n’ont plus de nou­velles de leur père. Il a faus­sé com­pa­gnie aux Allemands et gagne le maquis. Il aurait pu aller dans le Jura, mais il choi­sit la Bresse. En fait, il rejoint le maquis de Raymond Picard, qui avait épou­sé en 1936, à Foulenay, Marcelle, fille du frère d’Alexandre. Raymond est donc le cou­sin ger­main de Gabrielle, il est aus­si entré au PLM et il a trente ans au début de la guerre.
Henri entre offi­ciel­le­ment, le 18 août 1944 dans le groupe Condé, selon sa carte d’adhérent aux “Anciens du maquis et de la résis­tance de Louhans”.
Raymond Picard a fait par­tie du pre­mier groupe séden­taire, de la pre­mière « sizaine » qui va for­mer le Maquis de Louhans.

(10) Dans le Jura, la Ligne de démar­ca­tion suit la voie fer­rée des Rousses à Champagnole, tra­verse la forêt entre Arbois et Poligny puis suit la Loue depuis Chamblay puis ensuite suit le Doubs. 130 000 habi­tants sont en zone occu­pée dans les trois cin­quièmes du dépar­te­ment et les 90 000 autres per­sonnes dans la zone libre du Jura, 35 com­munes sont cou­pées en deux par cette ligne de démar­ca­tion qui est une véri­table fron­tière sur­veillée par de nom­breuses patrouilles alle­mandes. Les routes sont fer­mées par des bar­rières gar­dées par des sen­ti­nelles. Pour fran­chir cette ligne, il faut un Ausweis (laisser-passer) déli­vré par la kom­man­dan­tur. Ceux qui ne peuvent s’en pro­cu­rer un doivent pas­ser clan­des­ti­ne­ment, seuls, ou avec le recours d’un pas­seur et par­fois en payant. C’est le cas des pri­son­niers de guerre éva­dés, des jeunes venant des dépar­te­ments d’Alsace Lorraine annexés et qui ne veulent pas être incor­po­rés dans les armées d’Hitler et de beau­coup de familles juives.
Racines com­toises

(11) Dans une lettre à sa fille Catherine, Ginette raconte : « Mon père fut dénon­cé (par un che­mi­not) comme pas­sant des « docu­ments » et des pri­son­niers, réfrac­taires et même des juifs. Il ne fai­sait par­tie d’aucun réseau Il igno­rait donc tout, ce qui lui a per­mis de ne rien dire même à coups de barre de fer sous les pieds. Une nuit, la milice a per­qui­si­tion­né la mai­son (c’était tou­jours la nuit). On a emme­né ma mère et un grand type m’a dit : « Tu n’es plus un bébé. Tu peux res­ter seule avec tes sœurs ». Elles dor­maient toutes les deux. Ma mère a eu le temps de me glis­ser à l’oreille : « Préviens Madame Pinaire ». J’ai lais­sé dor­mir les sœurs et je l’ai fait. C’est sans doute ce qui a sau­vé mon père. Le len­de­main avant de me rendre au lycée, il fai­sait trem­per ses pieds dans une bas­sine et son visage était enflé. Ensuite, expul­sé du « PLM » (c’était le nom de « l’époque »), il a tra­vaillé pour les alle­mands aux « Annexes mili­taires », à sa façon. Il y avait constam­ment le feu et un réseau de résis­tance, très ténu à l’intérieur des casernes mili­taires. Ensuite, ils sont deve­nus très durs et il a pris le maquis et nous sommes res­tées seules dans la mai­son jusqu’à la libération. »

Des spécialistes du « détirefonnage » des rails

En novembre 1942, le Capitaine de gen­dar­me­rie, Jean-Baptiste Faure dit « François » et Henri Vincent, le Capitaine Vic, orga­nisent le pre­mier maquis de Bresse ; celui de Louhans (12) qui devien­dra un cau­che­mar pour l’occupant alle­mand. L’effectif total attein­dra 1 700 hommes réel­le­ment au maquis, sans comp­ter les séden­taires repar­tis dans une dou­zaine de pelotons.

CA Henri Louis Blanc Recit 28

Quand Henri Blanc arrive au maquis, Raymond Picard vient d’organiser son groupe : le « groupe Renaud ». Il can­tonne à la Chapelle Naudé, un petit vil­lage à 5 kilo­mètres de Louhans d’où il rayonne sur les voies fer­rées et les lignes télé­pho­niques. Le groupe est divi­sé en trois équipes. Le groupe de « pro­tec­tion » est diri­gé par Picard lui-même. Il couvre les opé­ra­tions des autres groupes et les para­chu­tages. Un groupe « PTT », assure la des­truc­tion des liai­sons adverses, mais sur­tout la construc­tion d’un vrai réseau paral­lèle de com­mu­ni­ca­tion indé­pen­dant. Pour amé­lio­rer la liai­son entre les pelo­tons, l’équipe PTT de Raymond Picard détourne les lignes civiles, uti­lise les vieilles lignes, ins­talle un cen­tral à Ratte qui com­mande 12 postes dif­fé­rents. Au total, 212 kilo­mètres de réseau auto­nome sont éta­blis. Les ordres du PC s’acheminaient ain­si rapi­de­ment et les convois alle­mands signa­lés à l’avance seront inter­cep­tés.
Troisième équipe : un groupe « des­truc­tion » dédié aux voies fer­rées prin­ci­pa­le­ment. Ce groupe est com­man­dé par l’Adjudant Désiré Robardet et par le Sergent Charles Lecollier. Henri Blanc (qui appa­raît sous son second pré­nom de Louis, dans la liste éta­blie par Raymond Picard, Sous-Lieutenant, le 16 sep­tembre 1944) est un des six sol­dats d’une équipe res­treinte com­plé­tée de deux chauf­feurs.
La ligne de che­min de fer est une cible favo­rite du maquis. Il s’agit de cou­per la voie d’approvisionnement des convois alle­mands vers l’Italie, le Midi et l’Afrique du Nord.
La ligne Paris-Modane est une cible dési­gnée par Londres comme prio­ri­taire. De février 1943 à juin 1944, 72 atten­tats ont été com­mis sur les lignes Dijon Bourg et Chalon Dole. 45 ont plei­ne­ment réus­si, 40 loco­mo­tives ont déraillé. Les sabo­teurs se servent de plas­tic anglais aux résul­tats aléa­toires et peu maî­tri­sés. Mais sur­tout, ils pro­cèdent par « déti­re­fon­nage » des rails.
À par­tir de juin 1944, la ligne Paris-Modane est cou­pée presque jour­nel­le­ment. Le tra­vail est bien fait puisqu’Henri n’est pas le seul che­mi­not à avoir rejoint le maquis. Le « tra­vail » « se pro­fes­sion­na­lise ». Dès la fin juin, les Allemands par­courent la ligne deux fois par jour avec un train blin­dé armé de redou­tables canons de 77. Le 11 juin 1944, les FFI du pelo­ton René ont détruit, à la gare de Mervans, la grue mobile capable de déblayer les voies et les répa­rer après les sabo­tages et déraille­ments.
De cette vie dans un des maquis les plus impor­tants du pays, Henri Blanc ne racon­te­ra presque rien. Tout juste dira-t-il : « J’étais content d’avoir un fusil ». Tous n’en avaient pas. En juin 1944, le Capitaine Vic, compte 500 hommes, cinq ont un FM (Fusil Mitrailleur), 45 une mitraillette et 25 un fusil ; revanche modeste de celui qui fut tor­tu­ré par la police fran­çaise et expul­sé des che­mins de fer.

CA Henri Louis Blanc Recit 29

(12) Toutes les infor­ma­tions sur le maquis de Louhans sont tirées du Livre de René Pacaut : Maquis dans la plaine, de la Saône au Danube avec les résis­tants bres­sans et les chas­seurs du 2° BCP. (Quatrième édi­tion 1981).

Au matin du dimanche 27 août 1944, alors que plus aucun mou­ve­ment de troupes alle­mandes ne se mani­feste à Louhans, Henri Vincent, le capi­taine Vic, chef des Mouvements unis pour la Résistance et le lieu­te­nant de gen­dar­me­rie Giguet, dit Condé́, com­man­dant des FFI de Bresse, décident d’entrer dans la ville à la tête d’un défi­lé́ de 600 maqui­sards bres­sans, désor­mais des com­bat­tants che­vron­nés, sous les applau­dis­se­ments de la popu­la­tion qui croit que la fin de ses souf­frances est arri­vée. Henri devait en être (13).

On s’est montré nos photos de famille

Il cri­ti­que­ra les jeunes qui ont ton­du les femmes ou qui vou­laient exé­cu­ter les pri­son­niers alle­mands. Il en a d’ailleurs défen­du un : « Cet Allemand avait des enfants comme moi. On s’est mon­tré nos pho­tos de famille ».
À Dole, la famille vit tant bien que mal ces 15 mois d’absence.
Dole s’est libé­rée le 8 sep­tembre. Les Américains, les résis­tants, les troupes fran­çaises d’Outre-mer, ont défi­lé dans la Grande Rue. Les filles, Ginette et Monique sont des­cen­dues dans les rues, sont mon­tées sur les chars et sont allées dan­ser.
Henri revient à la mai­son peu après, avec les troupes qui contri­buent à la Libération du Jura.
Le 12 jan­vier 1945, la Cour d’appel de Besançon le blan­chit de son délit de vol de planches dans des termes clairs :

Après en avoir déli­bé­ré confor­mé­ment à la loi
Attendu qu’aux termes de l’Ordonnance du six juillet mil neuf cent quarante-trois, doivent être consi­dé­rés comme légi­ti­més tous les actes délic­tueux com­mis pour ser­vir la cause de la résis­tance, celle de la libé­ra­tion ou des puis­sances alliées.

Attendu que l’intention de BLANC était bien celle de lut­ter et de résis­ter contre l’Allemagne en com­bat­tant dans la mesure de ses moyens, un gou­ver­ne­ment qu’il esti­mait favo­rable aux entre­prises de l’ennemi…

Attendu que tel est bien le cas du nom­mé BLANC Louis, qui, méca­ni­cien de route à la S.N.C.F a déro­bé une planche dans l’enceinte de la gare, de Dole, aux fins d’aménager le ten­der de sa loco­mo­tive, et lui per­mettre ain­si de pro­cé­der au pas­sage de la ligne de démar­ca­tion à des pri­son­niers de guerre éva­dés ou à des réfrac­taires du tra­vail obli­ga­toire.
Que l’intention de BLANC était bien celle de lut­ter et de résis­ter contre l’Allemagne en com­bat­tant dans la mesure de ses moyens, un gou­ver­ne­ment qu’il esti­mait favo­rable aux entre­prises de l’ennemi.
Par ces motifs, la Cour, Chambre des Révisions pro­nonce l’annulation avec toutes les consé­quences de droit du Jugement ren­du le seize décembre mil neuf cent qua­rante et un, par le tri­bu­nal cor­rec­tion­nel de Dole, qui a condam­né le sus­nom­mé BLANC Louis à la peine de deux mois d’emprisonnement avec sur­sis et douze cents francs d’amende.
Ainsi jugé par la Chambre des Révisions de la Cour d’Appel de Besançon, le douze jan­vier mil neuf cent quarante-cinq.

Il a été réin­té­gré dans les che­mins de fer et il est remon­té sur sa 141P (Une paire d’essieux à petites roues plus quatre paires de grosses roues motrices, plus une paire de petites roues). Il était content de retrou­ver son métier. Il n’a jamais eu la médaille de la Résistance. La SNCF ne lui a jamais réta­bli ses trois années d’exclusion dans ses droits à retraite.
La vie a repris. « On a récu­pé­ré les para­chutes du maquis » raconte Ginette. « Et nous avons eu des blouses en toile résis­tante ! ».
En 1949, il reçoit la Médaille d’hon­neur des che­mins de fer décer­née par le minis­tère de trans­ports et du tourisme.

CA Henri Louis Blanc Recit 30

Il prend sa retraite en 1950 quand les loco­mo­tives 141P sont mises au rebut et que se des­sine l’arrivée des lignes élec­tri­fiées avec les loco­mo­tives BB.

CA Henri Louis Blanc Recit 31

Épilogue

Janvier 1973, le train qui me ramène à Dole n’en finit pas de faire défi­ler des pay­sages mornes et gris. J’ai pris avec Brigitte, mon épouse, le pre­mier train lorsqu’un coup de télé­phone pas­sé le 11 jan­vier à notre pro­prié­taire m’a appris la nou­velle atten­due. « Le pépé, est mort à la mai­son après avoir quit­té l’hôpital » où une ultime fois les méde­cins ont essayé d’enrayer un asthme fatal. En fait une sili­cose du mineur contrac­tée à force d’inspirer les pous­sières d’anthracite pen­dant un quart de siècle.
Dans la mai­son fami­liale, j’étais atten­du. Aîné des cinq petits enfants, il fal­lait que je sois là. La chambre à cou­cher était sombre, volets clos comme il se doit. Le cer­cueil avait été dépo­sé à côté du lit devant la table de nuit. Le couvre-lit damas­sé était tiré, les deux bou­teilles d’oxygène qui furent les com­pagnes de ses der­nières années se dres­saient, inutiles, à gauche du lit.
On ouvrit avec pré­cau­tion le cer­cueil de chêne qui n’était pas vis­sé. Pépé, comme je l’ai tou­jours appe­lé, Henri ou Louis pour l’état civil repo­sait dans son unique cos­tume bleu rayé de gris, enfin sou­la­gé de n’avoir plus à res­pi­rer. Je suis res­té au pied du lit, ma grand-mère s’est appro­chée une ultime fois et elle a fait cette sobre décla­ra­tion d’amour que j’ai tou­jours en mémoire : « Il est beau », sous-entendu, comme au pre­mier jour, lorsqu’à 15 ans, elle ren­con­tra Henri à Foulenay. Le len­de­main, les obsèques eurent lieu à la Sainte Chapelle, dans la basi­lique de Dole. Lui, l’athée, qui moquait volon­tiers les curés, mais envoyait ses filles dans l’enseignement catho­lique, avait accep­té une der­nière visite du prêtre. Par amour pour Gabrielle, croyante et catho­lique. Je ne me sou­viens, ni de l’office, ni de l’enterrement. Seules me res­tent les larmes de son frère Eugène et l’image d’un porte-drapeau. Certainement des Anciens com­bat­tants du Jura.
Il avait 72 ans, j’en avais 22.
Ce grand-père que je connus peu, fut pour­tant une image tuté­laire. Celle de valeurs simples et incon­tour­nables. La véri­té, la droi­ture, le tra­vail vécu comme un devoir. Des valeurs simples mais radi­cales, qui font comme le dit Fernando Savater, « une bonne vie ».

CA Henri Louis Blanc Recit 32

(13) D’après un article du 04/09/2016 du Journal de Saône & Loire