Le journaliste : portraits

Berty Albrecht, la protestante du Mont Valérien

par | 04 avril 2023

Au Panthéon des femmes pro­tes­tantes, Berty Albrecht est rare­ment évo­quée, comme si son action fémi­niste, enfin recon­nue, et son com­bat contre le nazisme avaient fait d’elle une héroïne pure­ment laïque. Elle est en effet une des deux femmes inhu­mées dans la crypte du Mémorial de la France com­bat­tante, au Mont Valérien et l’une des six femmes nom­mées Compagnons de la Libération. « Son rôle “d’Alter ego” de Frenay à la tête de Combat et res­pon­sable du ser­vice social » sont recon­nus. (Musée de la résis­tance en ligne). Robert Mencherini, grand his­to­rien du mou­ve­ment social et de la résis­tance en Provence vient de sor­tir une bio­gra­phie de Berty qui remet les pen­dules l’heure, notam­ment parce qu’il a eu accès à des archives nou­velles acquises par le Musée d’his­toire de Marseille. Il parle d’un « ancrage pro­tes­tant affir­mé » et confirme pour Évangile et liber­té « la filia­tion pro­tes­tante impor­tante et vivante révé­lée par sa cor­res­pon­dance pen­dant la Première Guerre mondiale. »

Femme libre, indé­pen­dante farou­che­ment indé­pen­dante, elle aurait pu avoir cinq natio­na­li­tés, elle est née de parents suisses, donc Suisse, en France à Marseille donc Française, elle épouse un finan­cier alle­mand, mais elle fera tout pour ne pas être Allemande et son mari devien­dra un Néerlandais, elle aus­si ; puis elle ira vivre à Londres où elle aurait pu être Anglaise tant elle était inté­grée à la high socie­ty de la capi­tale bri­tan­nique. Elle a connu, en 50 ans plu­sieurs vies, que nous ne pour­rons nar­rer ici. Nous évo­que­rons seule­ment trois étapes de sa vie qui sont révé­la­trices de son lien indé­fec­tible avec le protestantisme.

Dans la communauté suisse protestante de Marseille

122414737 2862167650672629 8522756781656719873 n Color Restored Enhanced Repaired
Une infir­mière engagée

Elle fait par­tie dans sa jeu­nesse à Marseille de la com­mu­nau­té suisse et pro­tes­tante très vivace, avec des familles aisées, qui sont venus dans la capi­tale pho­céenne pour, comme on dit à l’é­poque « faire des affaires », dans une ville qui est, toutes pro­por­tions gar­dées, le Dubaï ou le Singapour du com­merce mon­dial d’alors. Elle fré­quente l’École du dimanche, sa mère l’ac­com­pagne tous les soirs dans la prière et chaque repas com­mence par une béné­dic­tion. Le grand-père est diacre, il dirige l’é­cole du dimanche, Berty reçoit une ins­truc­tion reli­gieuse com­plète et fait sa confir­ma­tion. Et elle déteste alors le catholicisme.

Elle a un lan­gage presque reli­gieux lors­qu’elle s’en­gage à la Croix-Rouge, puis­qu’elle dit qu’elle se sent « atti­rée et appe­lée ». En 1914, elle rejoint l’Entraide fémi­nine de Marseille et en assure le secré­ta­riat, elle y ren­contre notam­ment une mili­tante active, locale et natio­nale, du mou­ve­ment suf­fra­giste, Ernestine Schlœsing, née Gory (1854–1930), d’origine nîmoise, épouse d’un négo­ciant. L’Entraide fémi­nine, est alors un des plus impor­tants groupes fémi­nins de Marseille, créé en 1915 pour por­ter assis­tance aux femmes seules et qui orga­nise une École fémi­nine d’initiation civique et sociale.

Au temple, elle retrouve entre autres, la famille Fraissinet qui réside pas très loin de la rue Sainte où elle habite. Eugénie Fraissinet tient salon, mais elle s’investit aus­si dans les œuvres pro­tes­tantes et auprès des jeunes. Première pré­si­dente, dès 1913 de la sec­tion mar­seillaise de l’Union fran­çaise pour le suf­frage des femmes, elle par­ti­cipe à la fon­da­tion de la Fédération fémi­niste du Midi en 1924. Ces fré­quen­ta­tions de jeu­nesse, dans la socié­té pro­tes­tante, posent les jalons de l’engagement fémi­niste de Berty qui dans sa vie lon­do­nienne, comme pari­sienne s’engage pour le droit des femmes : elle devient membre de la Ligue des Droits de l’Homme, et crée, en 1933, une revue, le « Problème sexuel », dans laquelle elle défend notam­ment le droit des femmes à l’a­vor­te­ment libre.

2890 Colorized Enhanced
La vie mon­daine, les récep­tions, tentent un moment Berty Albrecht à Londres et à Paris

Elle n’a pas une vie parois­siale assi­due par la suite, mais lorsqu’elle épouse Frédéric Albrecht, un catho­lique dis­tan­cié, elle tient à ce que son mariage soit béni par un pas­teur et lorsque ses deux enfants gran­dissent, elle veille à leur don­ner une édu­ca­tion pro­tes­tante en les ins­cri­vant notam­ment à Paris à l’École alsa­cienne et en veillant à leur édu­ca­tion reli­gieuse. Sa fille Mireille fera par­tie ain­si des Éclaireurs unio­nistes et elle assiste par­fois au culte avec ses enfants. Berty les conduit aus­si au désert pour visi­ter le musée du Mas Soubeiran.

1936 : elle rompt avec la vie mondaine

Sa ren­contre avec Henri Frenay, ses convic­tions sociales et poli­tiques, à gauche, com­pa­gnon de route du Parti com­mu­niste, l’in­citent à rompre avec la vie mon­daine et riche qu’elle menait jus­qu’a­lors grâce aux sub­sides de son mari, « tra­der » dirait-on aujourd’­hui, à Londres. Elle choi­sit de deve­nir sur­in­ten­dante d’u­sine et va tra­vailler « aux usines Barbier-Bernard et Turenne, fabrique d’ins­tru­ments d’op­tique pour la Marine puis après juin 1940, Berty aux Usines Fulmen à Vierzon. En mai 1941, elle emmé­nage à Lyon comme char­gé de mis­sion par le minis­tère de la pro­duc­tion indus­trielle et du tra­vail pour l’en­semble des pro­blèmes du chô­mage fémi­nin dans le Lyonnais. » Elle ne vit pas cette dégra­da­tion sociale avec nos­tal­gie ou colère. Entrée dans la résis­tance, clan­des­tine, elle tra­ver­se­ra encore des moments plus dif­fi­ciles. Mais jamais, elle ne consi­dère pas cette situa­tion sociale comme une injus­tice, elle la regrette pour sa fille. Mais elle iro­nise sur le temps où elle se plai­gnait de ne plus avoir d’ha­bits devant un pla­card plein, alors qu’elle n’a pas aujourd’­hui cinq francs pour fêter Noël avec Mireille. Il n’y a pas de choc mys­tique dans ce choix, mais un dénue­ment accep­té, pour être fidèle à ses enga­ge­ments et à ses opi­nions. « Il y a, nous expli­cite Robert Mencherini, chez Berty Albrecht, une rigueur, une droi­ture, un sens du devoir que je trouve très protestant. »

La rencontre avec Roland de Pury

photo3 albrecht Colorized Enhanced 1
Berty résis­tante, croyante, amoureuse…

Le retour au pro­tes­tan­tisme se fait à Lyon au Temple des Terreaux. Un pas­teur d’ex­cep­tion[1], d’o­ri­gine Suisse, élève du théo­lo­gien Karl Barth a très tôt levé le dra­peau de la résis­tance. Les Allemands ont occu­pé Lyon du 19 juin au 6 juillet 1941. Et dès le 14 juillet, Roland de Pury monte en chaire et pro­nonce une pré­di­ca­tion qui fera date et qui est le pre­mier acte de résis­tance du pro­tes­tan­tisme fran­çais. (À l’époque le pré­sident de l’Église réfor­mée, Marc Boegner, fait une tour­née de confé­rences pour sou­te­nir le Maréchal). Roland de Pury lui déclare : « La France morte, on pour­rait pleu­rer sur elle, mais la France qui tra­hi­rait l’es­poir que les oppri­més mettent en elle la France, qui aurait ven­du son âme et renon­cé à sa mis­sion, nous aurait déro­bé jus­qu’à nos larmes et ne serait plus la France. Je vous exhorte donc par la misé­ri­corde de Dieu qui vous a offert sa vie, à offrir vos corps, c’est-à-dire vos vies, votre liber­té, votre temps, votre famille, vos biens, votre tra­vail, en sacri­fice vivant ». Ce n’est, ni la pre­mière, ni la der­nière de ces pré­di­ca­tions. Et elle est accom­pa­gnée en actes, puisque le temple des Terreaux devient un lieu de pas­sage pour les juifs qui fuient les rafles nazies.

Berty Albrecht trouve là, un pro­tes­tan­tisme qui fait écho à ses convic­tions pro­fondes, à sa culture biblique et à son atta­che­ment aux valeurs humaines, à sa défense des oppri­més et à son refus vis­cé­ral de l’in­va­sion alle­mande. Elle fré­quente le temple avec sa fille Mireille, elle y entraîne même Henri Frenay. Il témoi­gne­ra plus tard de son bon­heur d’entendre du haut d’une chaire ce qu’il écrit dans ses bul­le­tins de résis­tance. Berty s’ins­crit aus­si à une étude biblique diri­gée par le pas­teur Roger Chapal sur le Second livre d’Isaïe. Roger Chapal décla­re­ra en 1976 : « Je n’ou­blie­rai jamais la qua­li­té de cette ren­contre et notre émo­tion à médi­ter ensemble le mys­tère de la souf­france mes­sia­nique insé­pa­rable de celui d’Israël ».

Timbre albrecht
Berty Albrecht devient une icône de la République © Timbre français

C’est aus­si la fin d’une atti­tude très mépri­sante avec le catho­li­cisme, qu’elle a eu dans sa jeu­nesse. Selon R. Mencherini, elle a inter­dit à sa fille de se moquer des papistes, elle dit « que toutes les reli­gions se valent parce qu’elles tentent toutes vers le même but l’a­mé­lio­ra­tion des hommes. Malheureusement chaque reli­gion pré­tend déte­nir seule la véri­té d’où toutes les Saint-Barthélemy de ce monde, vous vous devez d’être tolé­rant d’accepter toutes les croyances d’au­tant plus si vous croyez en Dieu. »

Lyon est la ville de nais­sance de Témoignage chré­tien. Les pas­teurs qui résistent sont atta­chés à l’œ­cu­mé­nisme et des catho­liques rejoignent la résis­tance. Dans le jour­nal qu’elle édite pour le mou­ve­ment Combat, elle ouvre une chro­nique reli­gieuse tenue par un jésuite et elle sol­li­cite la plume de Karl Barth pour s’ex­pri­mer dans les six pages de ce jour­nal agrafé.

Lisez sa ou ses bio­gra­phies[2] pour connaître la suite de cette vie lyon­naise, son empri­son­ne­ment, son incroyable éva­sion, sa volon­té tenace de res­ter en France plu­tôt que d’al­ler en Angleterre et puis le 28 mai 43 l’ar­res­ta­tion (suite à une tra­hi­son) par la Gestapo. Deux jours après son arres­ta­tion, c’est le pas­teur Roland de Pury qui est arrê­té au Temple à Lyon. Il sera plus tard échan­gé contre des pri­son­niers alle­mands et res­te­ra en Suisse jusqu’à la Libération.

image
A lire le bou­quin de Robert Menchérini

Berty choi­si­ra de se don­ner la mort par pen­dai­son après une jour­née de tor­ture. Il ne s’a­git natu­rel­le­ment pas d’une fuite, mais bien de sa volon­té de pro­té­ger le réseau, elle a recru­té un grand nombre de ses membres, et de pro­té­ger Frenay, elle a coécrit tous ces cour­riers, elle connaît ses planques et ses res­pon­sa­bi­li­tés. Pour ne pas tra­hir, pour pro­té­ger les siens, celle qui avait choi­si le nom de Victoire comme pseu­do­nyme prive les Allemands de ses aveux. « La vie ne vaut pas cher, mou­rir n’est pas grave, avait elle écrit à son mari, le tout c’est de vivre confor­mé­ment à l’hon­neur et à l’i­déal que l’on se fait. » Elle aurait pu dire : « Il n’y a pas de plus grand amour que de don­ner sa vie pour ses amis ». Jean 15:13

Christian Apothéloz

Berty Albrecht – De Marseille au Mont Valérien. Une fémi­niste dans la Résistance, Robert Mencherini avec la par­ti­ci­pa­tion d’Anne Blanchet Éditions Gaussen, 2022, Prix : 22 €


[1] Voir Roland de Pury (1907–1979), théo­lo­gien pro­tes­tant non confor­miste en son siècle Editions Olivetan.Jean-François Zorn

[2] [2] Voir ses autres bio­gra­phies par Mireille Albrecht, fille de Berty, chez Robert Laffont en 1986 (réédi­tée en 2001 et 2015) et par l’historienne Dominique Missika chez Perrin en 2005, réédi­tée en 2014 sous le titre Berty Albrecht, femme et résistante