Au Panthéon des femmes protestantes, Berty Albrecht est rarement évoquée, comme si son action féministe, enfin reconnue, et son combat contre le nazisme avaient fait d’elle une héroïne purement laïque. Elle est en effet une des deux femmes inhumées dans la crypte du Mémorial de la France combattante, au Mont Valérien et l’une des six femmes nommées Compagnons de la Libération. « Son rôle “d’Alter ego” de Frenay à la tête de Combat et responsable du service social » sont reconnus. (Musée de la résistance en ligne). Robert Mencherini, grand historien du mouvement social et de la résistance en Provence vient de sortir une biographie de Berty qui remet les pendules l’heure, notamment parce qu’il a eu accès à des archives nouvelles acquises par le Musée d’histoire de Marseille. Il parle d’un « ancrage protestant affirmé » et confirme pour Évangile et liberté « la filiation protestante importante et vivante révélée par sa correspondance pendant la Première Guerre mondiale. »
Femme libre, indépendante farouchement indépendante, elle aurait pu avoir cinq nationalités, elle est née de parents suisses, donc Suisse, en France à Marseille donc Française, elle épouse un financier allemand, mais elle fera tout pour ne pas être Allemande et son mari deviendra un Néerlandais, elle aussi ; puis elle ira vivre à Londres où elle aurait pu être Anglaise tant elle était intégrée à la high society de la capitale britannique. Elle a connu, en 50 ans plusieurs vies, que nous ne pourrons narrer ici. Nous évoquerons seulement trois étapes de sa vie qui sont révélatrices de son lien indéfectible avec le protestantisme.
Dans la communauté suisse protestante de Marseille

Elle fait partie dans sa jeunesse à Marseille de la communauté suisse et protestante très vivace, avec des familles aisées, qui sont venus dans la capitale phocéenne pour, comme on dit à l’époque « faire des affaires », dans une ville qui est, toutes proportions gardées, le Dubaï ou le Singapour du commerce mondial d’alors. Elle fréquente l’École du dimanche, sa mère l’accompagne tous les soirs dans la prière et chaque repas commence par une bénédiction. Le grand-père est diacre, il dirige l’école du dimanche, Berty reçoit une instruction religieuse complète et fait sa confirmation. Et elle déteste alors le catholicisme.
Elle a un langage presque religieux lorsqu’elle s’engage à la Croix-Rouge, puisqu’elle dit qu’elle se sent « attirée et appelée ». En 1914, elle rejoint l’Entraide féminine de Marseille et en assure le secrétariat, elle y rencontre notamment une militante active, locale et nationale, du mouvement suffragiste, Ernestine Schlœsing, née Gory (1854–1930), d’origine nîmoise, épouse d’un négociant. L’Entraide féminine, est alors un des plus importants groupes féminins de Marseille, créé en 1915 pour porter assistance aux femmes seules et qui organise une École féminine d’initiation civique et sociale.
Au temple, elle retrouve entre autres, la famille Fraissinet qui réside pas très loin de la rue Sainte où elle habite. Eugénie Fraissinet tient salon, mais elle s’investit aussi dans les œuvres protestantes et auprès des jeunes. Première présidente, dès 1913 de la section marseillaise de l’Union française pour le suffrage des femmes, elle participe à la fondation de la Fédération féministe du Midi en 1924. Ces fréquentations de jeunesse, dans la société protestante, posent les jalons de l’engagement féministe de Berty qui dans sa vie londonienne, comme parisienne s’engage pour le droit des femmes : elle devient membre de la Ligue des Droits de l’Homme, et crée, en 1933, une revue, le « Problème sexuel », dans laquelle elle défend notamment le droit des femmes à l’avortement libre.

Elle n’a pas une vie paroissiale assidue par la suite, mais lorsqu’elle épouse Frédéric Albrecht, un catholique distancié, elle tient à ce que son mariage soit béni par un pasteur et lorsque ses deux enfants grandissent, elle veille à leur donner une éducation protestante en les inscrivant notamment à Paris à l’École alsacienne et en veillant à leur éducation religieuse. Sa fille Mireille fera partie ainsi des Éclaireurs unionistes et elle assiste parfois au culte avec ses enfants. Berty les conduit aussi au désert pour visiter le musée du Mas Soubeiran.
1936 : elle rompt avec la vie mondaine
Sa rencontre avec Henri Frenay, ses convictions sociales et politiques, à gauche, compagnon de route du Parti communiste, l’incitent à rompre avec la vie mondaine et riche qu’elle menait jusqu’alors grâce aux subsides de son mari, « trader » dirait-on aujourd’hui, à Londres. Elle choisit de devenir surintendante d’usine et va travailler « aux usines Barbier-Bernard et Turenne, fabrique d’instruments d’optique pour la Marine puis après juin 1940, Berty aux Usines Fulmen à Vierzon. En mai 1941, elle emménage à Lyon comme chargé de mission par le ministère de la production industrielle et du travail pour l’ensemble des problèmes du chômage féminin dans le Lyonnais. » Elle ne vit pas cette dégradation sociale avec nostalgie ou colère. Entrée dans la résistance, clandestine, elle traversera encore des moments plus difficiles. Mais jamais, elle ne considère pas cette situation sociale comme une injustice, elle la regrette pour sa fille. Mais elle ironise sur le temps où elle se plaignait de ne plus avoir d’habits devant un placard plein, alors qu’elle n’a pas aujourd’hui cinq francs pour fêter Noël avec Mireille. Il n’y a pas de choc mystique dans ce choix, mais un dénuement accepté, pour être fidèle à ses engagements et à ses opinions. « Il y a, nous explicite Robert Mencherini, chez Berty Albrecht, une rigueur, une droiture, un sens du devoir que je trouve très protestant. »
La rencontre avec Roland de Pury

Le retour au protestantisme se fait à Lyon au Temple des Terreaux. Un pasteur d’exception[1], d’origine Suisse, élève du théologien Karl Barth a très tôt levé le drapeau de la résistance. Les Allemands ont occupé Lyon du 19 juin au 6 juillet 1941. Et dès le 14 juillet, Roland de Pury monte en chaire et prononce une prédication qui fera date et qui est le premier acte de résistance du protestantisme français. (À l’époque le président de l’Église réformée, Marc Boegner, fait une tournée de conférences pour soutenir le Maréchal). Roland de Pury lui déclare : « La France morte, on pourrait pleurer sur elle, mais la France qui trahirait l’espoir que les opprimés mettent en elle la France, qui aurait vendu son âme et renoncé à sa mission, nous aurait dérobé jusqu’à nos larmes et ne serait plus la France. Je vous exhorte donc par la miséricorde de Dieu qui vous a offert sa vie, à offrir vos corps, c’est-à-dire vos vies, votre liberté, votre temps, votre famille, vos biens, votre travail, en sacrifice vivant ». Ce n’est, ni la première, ni la dernière de ces prédications. Et elle est accompagnée en actes, puisque le temple des Terreaux devient un lieu de passage pour les juifs qui fuient les rafles nazies.
Berty Albrecht trouve là, un protestantisme qui fait écho à ses convictions profondes, à sa culture biblique et à son attachement aux valeurs humaines, à sa défense des opprimés et à son refus viscéral de l’invasion allemande. Elle fréquente le temple avec sa fille Mireille, elle y entraîne même Henri Frenay. Il témoignera plus tard de son bonheur d’entendre du haut d’une chaire ce qu’il écrit dans ses bulletins de résistance. Berty s’inscrit aussi à une étude biblique dirigée par le pasteur Roger Chapal sur le Second livre d’Isaïe. Roger Chapal déclarera en 1976 : « Je n’oublierai jamais la qualité de cette rencontre et notre émotion à méditer ensemble le mystère de la souffrance messianique inséparable de celui d’Israël ».

C’est aussi la fin d’une attitude très méprisante avec le catholicisme, qu’elle a eu dans sa jeunesse. Selon R. Mencherini, elle a interdit à sa fille de se moquer des papistes, elle dit « que toutes les religions se valent parce qu’elles tentent toutes vers le même but l’amélioration des hommes. Malheureusement chaque religion prétend détenir seule la vérité d’où toutes les Saint-Barthélemy de ce monde, vous vous devez d’être tolérant d’accepter toutes les croyances d’autant plus si vous croyez en Dieu. »
Lyon est la ville de naissance de Témoignage chrétien. Les pasteurs qui résistent sont attachés à l’œcuménisme et des catholiques rejoignent la résistance. Dans le journal qu’elle édite pour le mouvement Combat, elle ouvre une chronique religieuse tenue par un jésuite et elle sollicite la plume de Karl Barth pour s’exprimer dans les six pages de ce journal agrafé.
Lisez sa ou ses biographies[2] pour connaître la suite de cette vie lyonnaise, son emprisonnement, son incroyable évasion, sa volonté tenace de rester en France plutôt que d’aller en Angleterre et puis le 28 mai 43 l’arrestation (suite à une trahison) par la Gestapo. Deux jours après son arrestation, c’est le pasteur Roland de Pury qui est arrêté au Temple à Lyon. Il sera plus tard échangé contre des prisonniers allemands et restera en Suisse jusqu’à la Libération.

Berty choisira de se donner la mort par pendaison après une journée de torture. Il ne s’agit naturellement pas d’une fuite, mais bien de sa volonté de protéger le réseau, elle a recruté un grand nombre de ses membres, et de protéger Frenay, elle a coécrit tous ces courriers, elle connaît ses planques et ses responsabilités. Pour ne pas trahir, pour protéger les siens, celle qui avait choisi le nom de Victoire comme pseudonyme prive les Allemands de ses aveux. « La vie ne vaut pas cher, mourir n’est pas grave, avait elle écrit à son mari, le tout c’est de vivre conformément à l’honneur et à l’idéal que l’on se fait. » Elle aurait pu dire : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis ». Jean 15:13
Christian Apothéloz
Berty Albrecht – De Marseille au Mont Valérien. Une féministe dans la Résistance, Robert Mencherini avec la participation d’Anne Blanchet Éditions Gaussen, 2022, Prix : 22 €
[1] Voir Roland de Pury (1907–1979), théologien protestant non conformiste en son siècle Editions Olivetan.Jean-François Zorn
[2] [2] Voir ses autres biographies par Mireille Albrecht, fille de Berty, chez Robert Laffont en 1986 (rééditée en 2001 et 2015) et par l’historienne Dominique Missika chez Perrin en 2005, rééditée en 2014 sous le titre Berty Albrecht, femme et résistante