Je garde trois images en mémoire de ce grand-père, cheminot aux mains calleuses, réservé comme un Franc-Comtois, rugueux comme un paysan de la Bresse, fidèle aux siens et à ses convictions.
La lecture du Monde
Assis devant la véranda, face au jardin, les lunettes vissées sur le nez, il lisait le Monde de la première à la dernière page, s’attardant aux pages politiques. Lui qui n’avait que le certificat d’études était un passionné de lecture. Ma grand-mère allait faire le plein de livres à la bibliothèque municipale, rue du Collège de l’arc. Livres qu’elle rapportait consciencieusement chaque semaine sur son Solex.
La charrette du jardin
Henri louait depuis sa retraite un jardin « Sous-Plumont », un grand terrain bêché, soigné, sarclé, entretenu comme Versailles. Il y produisait des fraises, des salades, des carottes, des haricots, des pommes de terre ou du foin pour les lapins. Et il fallait rapporter les récoltes à la maison. Un long parcours à pied avec une charrette lourdement chargée qui montait durement la côte de la rue Demesmay. La bouteille de rouge sortait du foin pour redonner un peu d’énergie, car il en fallait. Le grand-père transpirait, soufflait, jurait ; gamin, je poussais derrière, et nous arrivions enfin à bon port, là où la soupe se devait d’être servie à l’heure.
L’alambic du bouilleur de cru
Dans la cave, les hommes, en Marcel s’affairent dans une atmosphère lourde, chaude et humide, chargée d’odeurs de fruits macérés et d’alcool, autour d’un engin rutilant qui me semble gigantesque et mystérieux. Orphelin, mon grand-père avait bénéficié du privilège des derniers bouilleurs de cru. L’alambic lui était loué pour trois journées, mais l’engin rougeoyant carburait jour et nuit. Henri avait préparé dans ses tonneaux les fruits, des prunes, et surtout des mirabelles qui donnaient l’alcool le plus parfumé. Il y avait ajouté des baies de genièvre et certainement du sucre. « Il était encore au bénéfice de bouilleur de cru, écrit Claude Apothéloz, et il allait remplir ses fûts de 225 litres avec les fruits, surtout à noyau chez les amis ou la parenté. Bien avant minuit, le feu flambait déjà sous la cornue en cuivre de l’alambic et avant le jour une ou deux bonbonnes de 15 litres de prunes à 70° avaient déjà quitté la cave. Une profonde tranchée au fond du jardin cachait les restes de fruit de la première cuite. »
Il sortait du serpentin une « gnôle » forte, fruitée et enviée de ses visiteurs. Jusqu’à ce qu’un voisin irascible, le père Haulet, dénonce les heures de distillation nocturnes et illégales… Henri avait préservé les cinq dernières bouteilles pour les mariages de ses cinq petits enfants.
Une dent de mammouth
Ce grand-père né avec le XXe siècle, le 2 mai 1900 me restait un inconnu et les derniers témoins qui pouvaient me restituer sa vie s’en allaient un à un. J’ai fait, comme le paléontologue qui à partir d’une dent de mammouth reconstitue le mammouth tout entier (Jacques Julliard). Pardon pour l’analogie au mammouth, mais les indices se font rares, la mémoire balbutie et les écrits sont moins nombreux qu’attendus.
J’ai fait cette enquête comme un journaliste à travers le témoignage de ma mère, la lecture de mon oncle Jean Pierre Paquet, de ma sœur Cathy, des textes de mon père Claude et de recherches documentaires. Je savais par exemple que mon grand-père avait été résistant. Mais où ? Et quand ? Je l’ignorais. J’ai donc reconstitué cette trame de vie afin que le meilleur en vive.
Henri est le lointain descendant d’un Laurent Blanc, manouvrier né à en 1754 à Saint Baraing dans le Jura d’une Marguerite Gauthier et d’un Pierre Blanc. La descendance est tissée de cultivateurs que l’on retrouvera à Rye ou aux Deux Fays.
Il aimait trop les chevaux…
Hyppolyte son père, né en 1842 aux Deux Fays s’installera à Frasne vers 1895. C’est un personnage fantasque. Il avait fait son service militaire dans le corps expéditionnaire au Mexique (1) (1861–1867) et rêvait d’élever des chevaux comme il l’avait vu à vingt ans aux Amériques. Tout le monde se moquait de lui. Il se ruinait dans ces élevages et quand il n’avait plus le sou, il se réengageait. Il a fait trois fois sept ans de guerre, pour la France… et pour les chevaux !
Élisabeth Chapusot sa femme est plus jeune que lui de 15 ans. Ils auront huit enfants, cinq entre 1879 et 1887 et les deux derniers, en 1897 et 1900. Les deux vagues ont été séparées par des campagnes militaires au loin.
Henri Blanc est né en 1900, il est donc le benjamin d’une famille de huit enfants :
• Marie née un an après le mariage, en 1878 n’a vécu que 19 jours.
• Vincent (1879–1955), l’aîné fut paysan, il eut trois enfants Jeanne (1909–1989), Arsène (1919–2005) et René ( 1923) .
• Mélanie (1881–1938) a épousé un paysan « qui avait des terres », elle est restée à la campagne.
• Marie-Louise (1884–1975) a épousé un employé des chemins de fer, Claude Dubouloz, ils ont eu une fille, Lucie Dubouloz, qui a eu quatre enfants.
• Arsène (1887–1914) est mort à la guerre de 14, en Belgique, on n’a jamais retrouvé son corps, il était marié depuis un mois à une fille de Foulenay.
• Marie (1889–1956) était cuisinière, elle habitait Dijon et a épousé Émile Roy, dont le fils René devint directeur à EDF.
• Eugène (1897–1975) a eu sept enfants : Lucienne, Denise, Simone, Jacqueline, Michel (décédé à 3 ans de la diphtérie) Maryse et Michelle
(1) L’intervention française au Mexique ou l’expédition du Mexique eut lieu de 1861 à 1867 et avait pour objectif de mettre en place au Mexique un régime favorable aux intérêts français. Sur les 38 493 militaires français envoyés au Mexique, 6 654 sont morts de blessures ou de maladie, soit 20 % des forces françaises. (Wikipédia)
Le petit Rico de Frasne
Henri est le cadet de la famille, le petit dernier. Frasne (2) qu’il faut aujourd’hui intituler Frasne les Meulières pour le distinguer du Frasne du Doubs, est un petit village à une quinzaine de kilomètres de Dole. Au début du siècle il compte un peu plus de 200 habitants (120 en 2017). La terre y est riche, le paysage verdoyant, les champs prospères. Jusqu’à la crise du phylloxera, à la fin du XIX° les vignes sont la ressource du pays qui se convertira aux céréales, à l’élevage et à la polyculture. Pourquoi Hippolyte quitte-t-il les Deux Fays, pays de sa femme, une Chapusot, et de sa famille ? Il demeure au sud de Dole jusqu’en 1890 et lorsqu’il revient de l’armée, lorsqu’il donne naissance à ses deux derniers fils Eugène et Henri, il s’installe à Frasne.
Le village est de belle construction avec des fermes datant du XVI°, du XVII° ou du XVIII° ayant tourelles, fenêtres à meneaux et caves voûtées en pierre. Six jolies croix pattées, simples et équilibrées du XV° au XVIII°, posées sur un socle de meule en arkose marquent les entrées du village. La très belle église Saint Michel construite à partir de 1575 jusqu’au XVIII° domine le paysage avec son clocher franc-comtois en tuiles vernissées. L’architecture de l’église est faite d’ajouts successifs qui en font un édifice typé, un signal dans la campagne comtoise.
L’intérieur, aux nervures gothiques est doté d’un mobilier remarquable : la chaire en bois sculpté avec les quatre évangélistes, son abat-voix surmonté d’un angelot, le confessionnal, les fonts baptismaux dans la chapelle nord en marbre de Sampans, le maître-autel en marbre bicolore, les stalles de chœur avec leurs lutrins ouvragés en fer forgé.
Le clocher porche monumental construit en 1783 sous la direction de l’architecte dolois Amoudru est surmonté d’un dôme à “l’impériale” couvert de tuiles vernissées colorées et surmonté d’un piédouche en zinc.
Le baptistère de marbre rosé a vu une vingtaine de Blanc recevoir la bénédiction du baptême, l’autel et la Vierge représentée dans un tableau du XVIIIe siècle d’Adrien Richard, “Vierge à l’Enfant entourée de Saint Pierre et Saint Claude” a reçu les engagements de mariage d’au moins cinq couples Blanc.
Le village affiche bien les deux pôles qui se constituent au début du XX° siècle : l’église et le trapu bâtiment laïc qui ouvre d’un côté sur la mairie, de l’autre sur l’école laïque depuis 1905.
Le jeune Henri ira de l’un à l’autre. Mais ce qui prime ce sont les différences sociales. Les paysans aisés affichent de belles façades en pierre de taille, le notaire dispose d’une vaste propriété entourée de murs élevés fermée par une belle grille en fer forgé.
(2) www.frasne.net/
La petite maison achetée par Hippolyte est plus que modeste (3). Posée au bord sud de la rue du Guidon, le long d’un chemin vicinal, à l’orée du village, elle ne comporte que deux pièces habitables : une chambre où tout le monde, parents et enfants, dort et une cuisine avec sa grande cheminée et une petite fenêtre avec sous le toit un grenier à foin. La cuisine communique directement sur une modeste écurie qui n’abritait qu’une vache et un cheval. Un poulailler et des clapiers à lapin à l’extérieur devaient assurer le quotidien. Le terrain avec quelques arbres fruitiers ne s’étend que sur quatre ares. Hippolyte ne vivra ici qu’une dizaine d’années, il y meurt en 1904 à 62 ans laissant sa veuve Élisabeth Chapusot assurer l’éducation et la nourriture des deux derniers. Les autres enfants sont plus grands Marie à 15 ans, Arsène 17 ans et Maryse 20 ans se mariera dès 1922 avec Claude Dubouloz.
(3) La maison restera dans la famille Blanc jusqu’en 1971 date à laquelle Arsène (1919–2005) le fils de Claude la vend à M. Lafoy. Elle toujours habitée en 2020.
À quatre ans, Henri devient orphelin et doit grandir seul, avec son frère Eugène de trois ans son aîné. Les deux frères resteront très proches, autant Henri est déterminé et volontaire, autant son frère est rond et accommodant. Henri est adopté et élevé par le village, on l’appelait le Petit Rico. Le curé s’occupait de lui, il était bien sûr enfant de chœur, mais il buvait en cachette le vin de messe.
Il n’allait à l’école que trois mois par an, en hiver. Le reste du temps, il travaillait la terre. L’institutrice de Frasne lui donnait des leçons particulières, quand il était libre, le soir, pour préparer le Certificat d’études. Et pour qu’il aille passer l’examen, elle lui offrit sa première paire de chaussures. Il décroche ce précieux diplôme à 13 ans. Eugène sera lui très fier d’avoir au Certificat d’études toujours une meilleure note que le fils du notaire.
La Grande Guerre va plonger la petite famille frasnoise dans la précarité. Eugène fut appelé à 19 ans, le 1er janvier 1916 au 12e régiment d’artillerie de campagne de Vincennes, dans le 4° ou 9° bataillon. Vincennes est une base de soutien pour les armées engagées sur le Front. Il est peut-être affecté à la construction et l’entretien des trains à voies étroites de 60 cm : la 10e batterie territoriale du 12e régiment d’artillerie de campagne de Vincennes est chargée des voies de 60 du camp retranché de Paris et elle compte 500 hommes.
Le 13 mars 1917, le ministère de la guerre transforme l’artillerie de la 11e division d’infanterie coloniale en régiment colonial, le 21°. Eugène, on ne sait pourquoi est affecté au 3e groupe du 21e régiment d’artillerie coloniale. Direction Salonique. Les alliés franco-anglais ont alors perdu pied aux Dardanelles et veulent consolider leurs positions en Grèce, défendre les Serbes envahis et reprendre l’offensive vers le Danube. Eugène est donc dirigé vers Lyon puis Toulon. Il embarque le 10 avril 1917, pour un trajet de plus de trois jours. Et ce n’est pas une croisière tranquille pour ce paysan qui met le pied en mer pour la première fois. Le convoi naval subi des attaques par torpilles, mais arrive finalement à bon port. La petite ville grecque vit mal ces multiples débarquements. 400 000 soldats vont s’installer dans des camps retranchés. Ils s’y comportent plus en occupants qu’en alliés et le contact avec la population autochtone est rugueux.
Eugène ne se doute certainement pas qu’à la même période, le frère de sa future épouse, Juliette, est aussi mobilisé à Salonique. Auguste Bouvet, 28 ans en 1914 a été rappelé sous les drapeaux, il fait partie, comme deuxième classe, du 260° Régiment d’Infanterie. Il meurt au champ d’honneur le 24 septembre 1916, six mois avant l’arrivée d’Eugène.
Les combats sont donc rudes (4).
« Le 21e régiment d’artillerie coloniale est installé dans la région des hauteurs Gola et Karneinta, à 1 300 mètres d’altitude. La mise en batterie dans les rochers, à l’aide de cordes, et le ravitaillement en munitions qui se fait à dos de chevaux, sont extrêmement pénibles. Il neige. »
Du 1er juin 1917 à fin juillet 1918, « le 21e régiment d’artillerie coloniale est relevé du secteur de la Cerna à la fin de mai ; le 1er groupe prend position à Monastir. Nous allons nous stabiliser là pendant plus d’un an dans un des secteurs les plus agités du front d’Orient. »
17 août 1917 : Par représailles du bombardement exécuté par une de nos escadrilles sur Prilep, l’ennemi lance plus de 2 000 obus sur Monastir.
Le 21e essuie des tirs de bombardement à obus toxiques, mais tient bon : le 3e groupe reste en position dans la boucle de la Cerna.
Août 1918 au 31 octobre 1918 : « cette période marque la victoire de nos armes et la reprise, par les armées alliées, de tout le territoire serbe envahi. »
Eugène a donc vécu au camp retranché Zeitenlik (nord est de Salonique). Puis il est allé vers l’ouest à Monastir. Il participe peut-être (c’est ce qu’il a appris à Vincennes) à la construction des routes et des voies ferrées de 60 pour amener l’artillerie et les munitions le long du front.
Le rapport de force s’inverse au profit des alliés franco-anglais. Pour parachever la victoire les troupes basées an Grèce et Macédoine doivent gagner le Danube. Une marche forcée ! « Cette marche forcée au Danube a été faite entièrement à pied, par tout le personnel, qui est arrivé au terminus en haillons et souvent sans souliers. Elle nous a coûté tous nos animaux, morts d’épuisement, par suite de la difficulté des étapes et du manque à peu près absolu de nourriture. C’est à l’aide de chevaux de l’armée bulgare et d’attelages de bœufs réquisitionnés dans chaque village que le groupe a réussi à atteindre le Danube avec tout son matériel. Pendant cette période, l’état sanitaire du personnel s’était maintenu bon malgré un amaigrissement général très caractérisé. »
(4) Historique du 21e Régiment d’Artillerie Coloniale. Librairie Chapelot – Paris. Numérisation : P. Chagnoux – 2010
Nous perdons là la trace d’Eugène. Selon l’article des Dépêches relatant ses noces d’Or, il serait allé sur le front russe renforcer l’action des Russes blancs regroupés par le Général Wrangler, il aurait rejoint Constantinople puis Marseille. Il a été démobilisé en 1919 après un périple périlleux incroyable (5).
Revenons à Frasnes où pendant cette longue absence, le petit Rico doit faire face, seul avec sa mère.
Il aurait dû être appelé vers la fin de la guerre de 14–18, mais il est « soutien de famille » et échappera à la Grande Guerre. Plus tard, il fera néanmoins trois années de service militaire à Saumur et y décrochera un diplôme précieux d’ajusteur.
À 14 ans, il devient bûcheron. Il fait des petits boulots pendant la guerre. C’est comme l’écrit Marx, un « prolétaire sans feu ni lieux », un homme de l’exode rural qui cherche sa voie. Il travaille à Sainte Ylie, l’hôpital psychiatrique de la région « chez les fous » où il véhicule les corps de malades morts de la grippe espagnole (donc en 1918 et après) (6). Il est embauché chez un maréchal-ferrant, il part travailler à Besançon. Il s’y fait tirer un beau portrait chez un photographe professionnel. Une fierté !
Il sera recruté à la Compagnie nationale des radiateurs crée en 1898 par la société American Radiator à Dole.
C’est une toute nouvelle fonderie, la fonderie Courtot à la Bedugue qui fabrique des appareils de chauffage et des cuisinières (et qui deviendra au sein d’American Radiator, une fabrique de produits sanitaires en 1949 dénommés Ideal Standard). Il vivait alors en pension chez sa sœur Louise Dubouloz.
Il quitte ainsi le monde rural, le monde des paysans et des artisans pour le monde des usines, pour le monde ouvrier.
Le petit Rico est sorti d’affaires. Il a déjà derrière lui des expériences professionnelles nombreuses pour un jeune de 20 ans. Il connaît la terre, le bois, la forge, la mécanique.
Rencontre avec Gabrielle
Pourtant c’est en Bresse, à Foulenay qu’il rencontre Gabrielle Pélissard, en 1920. Certainement au bal du village, à Chaumergy, alors qu’elle n’a que 15 ans. Gabrielle n’a pas résisté au regard et à l’énergie de ce jeune homme curieux et volontaire. Rencontre entre un paysan sans terre et une héritière. À Foulenay, les Pélissard sont nombreux, ils ont des terres, des maisons et des bêtes. Il entrevoit son rêve secret de devenir agriculteur sur cette terre de Bresse. Pour l’heure, Gabrielle est fille unique, Germaine ne naîtra que deux années après leur rencontre. Le jeune Henri séduit la famille par sa détermination, surtout Clémence, la mère qui tient le manche et qui apprécie son ardeur au travail. Mais, pas question pour autant de lui donner sa fille en mariage, Henri doit réunir son trousseau et pouvoir s’installer. Le jeune orphelin est sûr de son cœur, sûr d’avoir trouvé la bonne famille, mais il reste patient, sage et déterminé. Il attendra les 19 ans de Gabrielle pour la demander en mariage. Il voulait un emploi stable, sérieux et des meubles. Pas question certainement pour Henri de revivre la précarité que son père a imposée à la famille ou la misère suite à son décès.
Il réussit à entrer dans les chemins de fer, à la Compagnie PLM comme chauffeur en 1925. Le chauffeur est le second de la locomotive, celui qui sous les ordres du mécanicien approvisionne le foyer. Il fait ses armes dans un métier très structuré, dans une corporation où il faut faire la preuve de son savoir-faire.
La Compagnie ne confie pas les 100 tonnes d’une locomotive à un novice. « Henri, note Claude Apothéloz, s’était formé tout seul à la gare de triage de Dole qui avait encore son atelier de mécanique et sa plaque tournante qui permettait d’engager les plus grosses locomotives et de les faire tourner à 180° pour les orienter dans le bon sens. Dole avait aussi son réservoir d’eau à l’angle de la rue Claude-Lombard et de la rue du Château d‘eau prolongée. Cette réserve avait été aménagée en piscine d’été pour les familles de cheminots du quartier. » Il voulait conduire, aimait travailler en solitaire. Rapidement il devient mécanicien. « Il était, raconte Claude Apothéloz, l’un des maîtres du P.L.M (Paris-Lyon-Marseille), sur la grande artère du rail définie par les horaires : La Roche-Dijon-Dole-Mouchard-Vallorbe. »
Il pouvait enfin épouser Gabrielle, il avait acheté tout le mobilier : table, armoire, chambre à coucher de style Henri II. Le mariage fut célébré à Foulenay le 2 mai 1925.
La grande photo nous montre un Henri heureux, fier de lui : la chevelure de jais portée en arrière, le nez fin, la petite moustache alors à la mode, le menton déterminé, le regard perçant, la posture droite malgré sa petite taille. Il est entouré des deux familles, ses frères et sœur, sa vieille maman, Marie Chapusot, d’un côté, les Pélissard de l’autre, Anne Gros la grand-mère, veuve depuis 24 ans, porte bien ses 77 ans, Alexandre et Clémence avec la nouvelle venue de trois ans sur les genoux : Germaine. Elle sera élevée par sa sœur, née en 1922, elle est proche de la première fille des Blanc, Ginette qui naît en 1926. L’entente ne sera pas toujours idyllique avec cette cadette surprise qui épousa un libre penseur, Robert Vincent. Le temps de l’héritage, du partage des terres, au début des années soixante, marquera, comme souvent, une fêlure définitive entre les deux sœurs.
Le jeune couple habite d’abord un studio au faubourg de Paris. Puis avec la naissance de Ginette, il emménage dans un appartement de deux pièces, dans le même quartier, mais où les toilettes sont de l’autre côté de la rue.
(5) L’article note que Eugène Blanc aurait pu assister à l’exécution de Mata Hari. A cette date, le 15 octobre 1917, Eugène est dans le bourbier de Salonique. Mais cette exécution a lieu dans sa base d’origine dans les fossés de la forteresse de Vincennes.
(6) Information de Jean-Pierre Paquet
Il lui faut une maison, une vraie, à lui. Il a repéré un terrain, à côté de la ligne de chemin de fer, emprunte un peu, achète une parcelle en 1929 dans ce qui deviendra un quartier cheminot. Il y construit sa maison, et met la main à la pâte avec un maçon italien. Puis dans le cadre de la loi Loucheur (7) il en améliore le confort. C’est une grande maison de quatre pièces, construite en pierre à l’angle des rues François-Laire et Demesmay. À l’époque, c’est à la lisière de la ville. Il soigne l’aspect extérieur avec du crépi et un perron de granit protégé par une barrière de rocaille en ciment imitant la vigne. Il y a une chambre pour les filles, une salle à manger, une cuisine et une chambre pour les parents, le tout sera équipé avec un chauffage central au charbon. C’est la seule maison du quartier avec des w.-c. à l’intérieur.
Les enfants, trois filles sont arrivées tout de suite après le mariage : Geneviève en 1926, Monique en 1929 et Odile en 1932.
Henri est devenu mécanicien, cette élite des cheminots. Mais l’atavisme agricole ne le lâche pas. Il élève des poules, des lapins, cultive son jardin et subvient ainsi en produit frais à la famille et aux voisins. Ses fraises en outre étaient réservées par l’une des plus réputées pâtisseries locales et Gabrielle partait livrer les précieuses cagettes sur son vélo.
Au dépôt de Dole il est connu pour sa grande gueule, on l’a surnommé Tardieu. Méticuleux sur le métier, sur l’entretien de sa machine, il se fait respecter. « Il aimait, écrit Claude Apothéloz, partir au travail une bonne demi-heure avant l’heure pour contrôler lui-même si toutes les révisions demandées étaient bien faites et commencer à mettre en chauffe avec ou sans son mécanicien chauffeur.
L’équipier avisé avait intérêt à être à l’heure et à suivre ses consignes afin de rattraper un retard d’horaire éventuel ou simplement être ponctuel aux gares intermédiaires. Une prime était attribuée à la tenue de l’horaire ou à l’économie de charbon. Ces pénalités pécuniaires tombaient sur la paie et c’est dans ces moments durs que l’on pouvait l’entendre rouspéter haut et fort, d’où le surnom de Tardieu, ex-grand homme politique collaborateur de Georges Clémenceau et ex-ministre des régions, réputé pour ses coups de gueule. »
Il est syndiqué à FO parce qu’il ne veut pas qu’on lui dicte ce qu’il a à dire ou faire et il ne se reconnaît pas dans l’action de la CGT, trop autoritaire pour lui. Ses gènes paysans sont peu compatibles avec tout ce qui est trop collectif ! Un choix qui se confirmera dans la résistance où il rejoindra les FFI et non les FTP pourtant très implantés chez les cheminots de Dole.
(7) Il bénéfice des dispositifs de la Loi Loucheur votée en juillet 1928. La Caisse des dépôts prête à taux réduit pour la construction de maisons. Tout en laissant chaque propriétaire libre de choisir l’entrepreneur (Certainement Dubeauclar) le matériau et le plan, l’État mandate un de ses architectes pour suivre et vérifier la qualité de la construction.
Il est et restera passionné par la vie politique. « Il essayait de ne pas manquer les informations de 7 heures, de 8 heures, de midi, de 19 heures, raconte Claude Apothéloz, Il stoppait son travail en cours et se calait debout, la tête appuyée sur ses bras croisés, au-dessus du coffre à bois, contre son poste de T.S.F, un ancien Ducretet-Thomson. Il ne manquait pas Geneviève Taboui (8) et son célèbre « Attendez-vous à savoir » Elle débutait toutes ses émissions ainsi, comme la Pythie, prêtresse de l’oracle d’Apollon à Delphes et ses prévisions s’avéraient très pertinentes. Henri écoutait aussi assidûment le chroniqueur Jacques Roland de Radio Sottens (9) qui profitait des informations neutres de la Suisse et un peu du Service de renseignements suisse. Les Français parlant aux Français de Londres, faisaient partie de ses rendez-vous radio. »
Les cadeaux du père Noël de 36
En 36, il participe au défilé jusqu’à la Bourse. Il y laisse sa gourde métallique écrasée dans la manifestation. Une fois les congés payés obtenus et les revendications satisfaites, il appelle à la reprise du travail.
Pour ces premiers congés payés, la famille part à Genève et Vichy, où il y avait des sources chaudes. La mer ne lui disait rien « Il n’y a rien que des cailloux », disait-il. « On est allé à la mer de glace à Chamonix, se souvient Ginette, et on y a emmené la grande mère, Clémence. »
En décembre 1936 toujours, pour la première fois, la famille dresse un sapin avec des jouets « du père Noël ». Ginette a reçu une poupée brune, Odile, une poupée blonde et Monique un baigneur, « Puis on leur a tricoté des vêtements, se souvient Ginette. Il avait dû être augmenté ».
Avant ce Noël de 36, le cadeau de Noël se résumait à une orange déposée dans le sabot. En 38, se souvient Ginette, « on avait fêté le premier Noël avec un sapin ».
La « drôle » de guerre ne s’était pas annoncée. Henri travaillait aux chemins de fer, et 1939 fut « sa meilleure année ». Il est mécanicien à la Compagnie des chemins de fer PLM nationalisée en 1938 pour devenir la SNCF.
Il a construit la terrasse. Avec un maçon italien, il a creusé une cave pour faire une buanderie. Il ajoute une pièce supplémentaire avec baignoire pour les filles et un garage. Gabrielle, sa femme, était la seule du quartier à faire la lessive à l’intérieur, avec de l’eau chaude. La maison, qui était de pierre de taille blanche, est décorée d’un enduit qui alterne dans un décor géométrique le beige rosé, le grain rugueux du crépi brut et le bord des fenêtres de briques rouges. Il installe le chauffage central, au charbon.
Quand la guerre d’Espagne a rejeté en France des milliers de réfugiés, la famille Blanc se mobilise et porte des vêtements pour bébés et des langes.
Lorsque la guerre est déclarée, Dole est aux premières loges. Des avions allemands survolaient la ville et tiraient. La grande distraction pour les enfants était de monter sur la terrasse pour regarder les batailles d’avions. Les sœurs, Odile et Ginette, tricotaient des gants et des passe-montagnes pour leurs filleuls de guerre.
Un jour, le pépé est rentré. Il dit : « Maintenant, ça y est » ! La guerre était déclarée. Les avions allemands avaient bombardé le port fluvial de Dole, sur le canal Rhin Rhône. Un cheminot, Alain Giraude, était mort des suites d’un bombardement.
Les enfants vont alors à l’école, au collège de jeunes filles de Dole, dirigée par Mademoiselle Barbillon. Ginette était en 6°.
16 juin 40 : les Allemands font leur entrée dans la ville de Dole. La kommandantur s’installe à l’hôtel Chandioux, place Grévy, le Foyer du soldat allemand investit l’Hôtel de la Cloche. Le quartier des Blanc, un quartier « cheminot », le lotissement Beauchard, construit en bordure de la ligne Dole Dijon, devait être évacué à Uriage. Beaucoup refusèrent. Henri Blanc ne tergiverse pas ; le refuge, c’est la Bresse, la famille, là où les Blanc sont cultivateurs depuis le XVIIIe siècle. Il emmène femme et filles à Foulenay dans sa belle-famille, les Pélissard, Alexandre et Clémence. Chaque enfant portait sa petite valise. Le voyage en train se fera sans ticket. Henri freine sa locomotive dans la grande tranchée bordée d’acacias en bas de la maison ; les enfants et leur mère ont descendu le talus. Henri installe sa famille dans un wagon d’officiers français « décorés » qui fuient vers le sud de la France et qui ne peuvent rien dire contre leur mécanicien. Le train passe par Chaussin. Les Allemands bombardaient un autre train chargé de munitions. Les enfants fuient, changent de train et filent vers Chaumergy.
(8) Geneviève Lequesne, plus connue sous son nom de plume Geneviève Tabouis, est une historienne, journaliste et une résistante française. Épouse de Robert Tabouise, administrateur de Radio Luxembourg, elle se fait connaître de la France entière sur cette antenne par ses chroniques politiques des années 50 et 60, les « Dernières nouvelles de demain », qu’elle entame invariablement par sa célèbre phrase fétiche « Attendez-vous à savoir… », « J’ai encore appris… » Et relaie par des « Et vous saurez…». Elle y intervenait encore à l’âge de 88 ans !
(9) L’émetteur de Sottens est depuis le 23 avril 1931 un émetteur radio se trouvant sur la commune de Sottens dans le canton de Vaud en Suisse. Il est l’émetteur national en ondes moyennes de la Société romande de radiophonie (S.R.R.) et de Radio-Genève. Beaucoup se souviennent encore de radio Sottens, seule véritable radio libre pendant la seconde guerre mondiale dans une Europe à feu et à sang, et où la propagande allemande régnait en maître.
La ligne de démarcation
Le grand-père Pélissard avec son char et sa jument, la Bichette attendait à la gare. À Foulenay, se retrouvent toutes les familles venues de Paris et de la région. « On a recueilli un couple juif avec un enfant. Je me suis toujours demandé comment on a pu coucher tous ces gens-là », s’étonne encore Ginette.
Puis la situation se stabilise. Pour la rentrée, les deux petites, Odile et Monique reviennent à Dole avec leur mère. Ginette reste un peu plus longtemps à la campagne. Mais entre-temps, Dole et Foulenay sont séparés par la ligne de démarcation (10) qui sépare la France en deux. (Cf. Les livres du Commandant Rémy). Et la ligne de démarcation passait à Parcey, le long de la Loue, sur la route entre la capitale comtoise et la Bresse qui est dans la zone dite « libre ».
Ginette était de l’autre côté. Elle a tenté de passer mais fut refoulée. La communication était réduite à des cartes postales qui pour passer la censure, étaient pré-imprimées. On pouvait juste signer.
Henri a repris le travail aux chemins de fer. La famille Blanc a pu se rendre en visite à Foulenay.
Henri n’allait pas laisser son aînée à la campagne, privée de collège, donc d’éducation. Il imagine donc un stratagème qui va marcher. À la visite suivante, il passe le point de contrôle avec un groupe d’enfants qu’il emmène en visite à la campagne. Dans le lot des papiers fournis au contrôle, il glisse subrepticement une carte d’identité de plus ; celle de Ginette. Le soldat allemand n’y voit rien. Ginette n’aura plus qu’à revenir avec le groupe, exhiber sa bonne carte et reprendre sa scolarité au collège.
Henri Blanc travaille jusqu’en décembre 1941. Il est alors dénoncé (11). Au milieu de la nuit, trois policiers de Dole, des Français avec un grand manteau imperméable et un chapeau beige, frappent à la porte. Ils perquisitionnent la maison, les chambres, le grenier, fouillent les papiers. Il y avait des lettres de Monique Lévy, une amie juive de Ginette, qui avait fui vers la Côte d’Azur. Ils n’ont pas trouvé ce qu’ils voulaient. Ils emmènent la mère, Gabrielle. « T’es assez grande » lâchent-ils à Ginette. « Tu vas garder tes sœurs ! ».
Elle rejoint en fait, Henri, qui avait été arrêté. Elle fut enfermée dans une cabane. Elle entendait les cris du pépé qui était battu et interrogé par la police française. Le lendemain matin, ils les ont relâchés. « Le pépé » se souvient Ginette, « trempait ses pieds tuméfiés dans une bassine et elle se rinçait le visage ; il en riait ».
Henri Blanc n’était pas dans un réseau mais il passait des fausses cartes d’identité, du courrier à travers la ligne de démarcation. Il passait en particulier les cartes pour l’amie de Ginette, Monique Lévy réfugiée à Nice ou à Marseille.
En 1941, Henri est jugé pour un vol de planches. Il avait une grande gueule. Ils l’ont pris pour un communiste. En fait, les planches servaient à construire des caches dans le charbon et à passer des hommes ou du matériel à travers la ligne de démarcation ; un vol inavouable et inavoué. Le tribunal correctionnel de Dole n’en saura rien et il condamne « le nommé Louis Blanc » à la peine de deux ans d’emprisonnement avec sursis et douze cents francs d’amende.
Stupéfait, Henri est mis à la porte des chemins de fer alors que c’était un des meilleurs mécaniciens du dépôt.
Il doit travailler pour les Allemands aux « Annexes ». Il ramassait du foin. Il y avait là des réseaux, des jeunes. Il est en contact avec les FTP. Il a dû adhérer aux FFI. Il gagnait peu. La famille allait à Foulenay. Henri faisait son jardin et cultivait les légumes.
À l’été 43, les enfants Blanc n’ont plus de nouvelles de leur père. Il a faussé compagnie aux Allemands et gagne le maquis. Il aurait pu aller dans le Jura, mais il choisit la Bresse. En fait, il rejoint le maquis de Raymond Picard, qui avait épousé en 1936, à Foulenay, Marcelle, fille du frère d’Alexandre. Raymond est donc le cousin germain de Gabrielle, il est aussi entré au PLM et il a trente ans au début de la guerre.
Henri entre officiellement, le 18 août 1944 dans le groupe Condé, selon sa carte d’adhérent aux “Anciens du maquis et de la résistance de Louhans”.
Raymond Picard a fait partie du premier groupe sédentaire, de la première « sizaine » qui va former le Maquis de Louhans.
(10) Dans le Jura, la Ligne de démarcation suit la voie ferrée des Rousses à Champagnole, traverse la forêt entre Arbois et Poligny puis suit la Loue depuis Chamblay puis ensuite suit le Doubs. 130 000 habitants sont en zone occupée dans les trois cinquièmes du département et les 90 000 autres personnes dans la zone libre du Jura, 35 communes sont coupées en deux par cette ligne de démarcation qui est une véritable frontière surveillée par de nombreuses patrouilles allemandes. Les routes sont fermées par des barrières gardées par des sentinelles. Pour franchir cette ligne, il faut un Ausweis (laisser-passer) délivré par la kommandantur. Ceux qui ne peuvent s’en procurer un doivent passer clandestinement, seuls, ou avec le recours d’un passeur et parfois en payant. C’est le cas des prisonniers de guerre évadés, des jeunes venant des départements d’Alsace Lorraine annexés et qui ne veulent pas être incorporés dans les armées d’Hitler et de beaucoup de familles juives.
Racines comtoises
(11) Dans une lettre à sa fille Catherine, Ginette raconte : « Mon père fut dénoncé (par un cheminot) comme passant des « documents » et des prisonniers, réfractaires et même des juifs. Il ne faisait partie d’aucun réseau Il ignorait donc tout, ce qui lui a permis de ne rien dire même à coups de barre de fer sous les pieds. Une nuit, la milice a perquisitionné la maison (c’était toujours la nuit). On a emmené ma mère et un grand type m’a dit : « Tu n’es plus un bébé. Tu peux rester seule avec tes sœurs ». Elles dormaient toutes les deux. Ma mère a eu le temps de me glisser à l’oreille : « Préviens Madame Pinaire ». J’ai laissé dormir les sœurs et je l’ai fait. C’est sans doute ce qui a sauvé mon père. Le lendemain avant de me rendre au lycée, il faisait tremper ses pieds dans une bassine et son visage était enflé. Ensuite, expulsé du « PLM » (c’était le nom de « l’époque »), il a travaillé pour les allemands aux « Annexes militaires », à sa façon. Il y avait constamment le feu et un réseau de résistance, très ténu à l’intérieur des casernes militaires. Ensuite, ils sont devenus très durs et il a pris le maquis et nous sommes restées seules dans la maison jusqu’à la libération. »
Des spécialistes du « détirefonnage » des rails
En novembre 1942, le Capitaine de gendarmerie, Jean-Baptiste Faure dit « François » et Henri Vincent, le Capitaine Vic, organisent le premier maquis de Bresse ; celui de Louhans (12) qui deviendra un cauchemar pour l’occupant allemand. L’effectif total atteindra 1 700 hommes réellement au maquis, sans compter les sédentaires repartis dans une douzaine de pelotons.
Quand Henri Blanc arrive au maquis, Raymond Picard vient d’organiser son groupe : le « groupe Renaud ». Il cantonne à la Chapelle Naudé, un petit village à 5 kilomètres de Louhans d’où il rayonne sur les voies ferrées et les lignes téléphoniques. Le groupe est divisé en trois équipes. Le groupe de « protection » est dirigé par Picard lui-même. Il couvre les opérations des autres groupes et les parachutages. Un groupe « PTT », assure la destruction des liaisons adverses, mais surtout la construction d’un vrai réseau parallèle de communication indépendant. Pour améliorer la liaison entre les pelotons, l’équipe PTT de Raymond Picard détourne les lignes civiles, utilise les vieilles lignes, installe un central à Ratte qui commande 12 postes différents. Au total, 212 kilomètres de réseau autonome sont établis. Les ordres du PC s’acheminaient ainsi rapidement et les convois allemands signalés à l’avance seront interceptés.
Troisième équipe : un groupe « destruction » dédié aux voies ferrées principalement. Ce groupe est commandé par l’Adjudant Désiré Robardet et par le Sergent Charles Lecollier. Henri Blanc (qui apparaît sous son second prénom de Louis, dans la liste établie par Raymond Picard, Sous-Lieutenant, le 16 septembre 1944) est un des six soldats d’une équipe restreinte complétée de deux chauffeurs.
La ligne de chemin de fer est une cible favorite du maquis. Il s’agit de couper la voie d’approvisionnement des convois allemands vers l’Italie, le Midi et l’Afrique du Nord.
La ligne Paris-Modane est une cible désignée par Londres comme prioritaire. De février 1943 à juin 1944, 72 attentats ont été commis sur les lignes Dijon Bourg et Chalon Dole. 45 ont pleinement réussi, 40 locomotives ont déraillé. Les saboteurs se servent de plastic anglais aux résultats aléatoires et peu maîtrisés. Mais surtout, ils procèdent par « détirefonnage » des rails.
À partir de juin 1944, la ligne Paris-Modane est coupée presque journellement. Le travail est bien fait puisqu’Henri n’est pas le seul cheminot à avoir rejoint le maquis. Le « travail » « se professionnalise ». Dès la fin juin, les Allemands parcourent la ligne deux fois par jour avec un train blindé armé de redoutables canons de 77. Le 11 juin 1944, les FFI du peloton René ont détruit, à la gare de Mervans, la grue mobile capable de déblayer les voies et les réparer après les sabotages et déraillements.
De cette vie dans un des maquis les plus importants du pays, Henri Blanc ne racontera presque rien. Tout juste dira-t-il : « J’étais content d’avoir un fusil ». Tous n’en avaient pas. En juin 1944, le Capitaine Vic, compte 500 hommes, cinq ont un FM (Fusil Mitrailleur), 45 une mitraillette et 25 un fusil ; revanche modeste de celui qui fut torturé par la police française et expulsé des chemins de fer.
(12) Toutes les informations sur le maquis de Louhans sont tirées du Livre de René Pacaut : Maquis dans la plaine, de la Saône au Danube avec les résistants bressans et les chasseurs du 2° BCP. (Quatrième édition 1981).
Au matin du dimanche 27 août 1944, alors que plus aucun mouvement de troupes allemandes ne se manifeste à Louhans, Henri Vincent, le capitaine Vic, chef des Mouvements unis pour la Résistance et le lieutenant de gendarmerie Giguet, dit Condé́, commandant des FFI de Bresse, décident d’entrer dans la ville à la tête d’un défilé́ de 600 maquisards bressans, désormais des combattants chevronnés, sous les applaudissements de la population qui croit que la fin de ses souffrances est arrivée. Henri devait en être (13).
On s’est montré nos photos de famille
Il critiquera les jeunes qui ont tondu les femmes ou qui voulaient exécuter les prisonniers allemands. Il en a d’ailleurs défendu un : « Cet Allemand avait des enfants comme moi. On s’est montré nos photos de famille ».
À Dole, la famille vit tant bien que mal ces 15 mois d’absence.
Dole s’est libérée le 8 septembre. Les Américains, les résistants, les troupes françaises d’Outre-mer, ont défilé dans la Grande Rue. Les filles, Ginette et Monique sont descendues dans les rues, sont montées sur les chars et sont allées danser.
Henri revient à la maison peu après, avec les troupes qui contribuent à la Libération du Jura.
Le 12 janvier 1945, la Cour d’appel de Besançon le blanchit de son délit de vol de planches dans des termes clairs :
Après en avoir délibéré conformément à la loi
Attendu qu’aux termes de l’Ordonnance du six juillet mil neuf cent quarante-trois, doivent être considérés comme légitimés tous les actes délictueux commis pour servir la cause de la résistance, celle de la libération ou des puissances alliées.
Attendu que l’intention de BLANC était bien celle de lutter et de résister contre l’Allemagne en combattant dans la mesure de ses moyens, un gouvernement qu’il estimait favorable aux entreprises de l’ennemi…
Attendu que tel est bien le cas du nommé BLANC Louis, qui, mécanicien de route à la S.N.C.F a dérobé une planche dans l’enceinte de la gare, de Dole, aux fins d’aménager le tender de sa locomotive, et lui permettre ainsi de procéder au passage de la ligne de démarcation à des prisonniers de guerre évadés ou à des réfractaires du travail obligatoire.
Que l’intention de BLANC était bien celle de lutter et de résister contre l’Allemagne en combattant dans la mesure de ses moyens, un gouvernement qu’il estimait favorable aux entreprises de l’ennemi.
Par ces motifs, la Cour, Chambre des Révisions prononce l’annulation avec toutes les conséquences de droit du Jugement rendu le seize décembre mil neuf cent quarante et un, par le tribunal correctionnel de Dole, qui a condamné le susnommé BLANC Louis à la peine de deux mois d’emprisonnement avec sursis et douze cents francs d’amende.
Ainsi jugé par la Chambre des Révisions de la Cour d’Appel de Besançon, le douze janvier mil neuf cent quarante-cinq.
Il a été réintégré dans les chemins de fer et il est remonté sur sa 141P (Une paire d’essieux à petites roues plus quatre paires de grosses roues motrices, plus une paire de petites roues). Il était content de retrouver son métier. Il n’a jamais eu la médaille de la Résistance. La SNCF ne lui a jamais rétabli ses trois années d’exclusion dans ses droits à retraite.
La vie a repris. « On a récupéré les parachutes du maquis » raconte Ginette. « Et nous avons eu des blouses en toile résistante ! ».
En 1949, il reçoit la Médaille d’honneur des chemins de fer décernée par le ministère de transports et du tourisme.
Il prend sa retraite en 1950 quand les locomotives 141P sont mises au rebut et que se dessine l’arrivée des lignes électrifiées avec les locomotives BB.
Épilogue
Janvier 1973, le train qui me ramène à Dole n’en finit pas de faire défiler des paysages mornes et gris. J’ai pris avec Brigitte, mon épouse, le premier train lorsqu’un coup de téléphone passé le 11 janvier à notre propriétaire m’a appris la nouvelle attendue. « Le pépé, est mort à la maison après avoir quitté l’hôpital » où une ultime fois les médecins ont essayé d’enrayer un asthme fatal. En fait une silicose du mineur contractée à force d’inspirer les poussières d’anthracite pendant un quart de siècle.
Dans la maison familiale, j’étais attendu. Aîné des cinq petits enfants, il fallait que je sois là. La chambre à coucher était sombre, volets clos comme il se doit. Le cercueil avait été déposé à côté du lit devant la table de nuit. Le couvre-lit damassé était tiré, les deux bouteilles d’oxygène qui furent les compagnes de ses dernières années se dressaient, inutiles, à gauche du lit.
On ouvrit avec précaution le cercueil de chêne qui n’était pas vissé. Pépé, comme je l’ai toujours appelé, Henri ou Louis pour l’état civil reposait dans son unique costume bleu rayé de gris, enfin soulagé de n’avoir plus à respirer. Je suis resté au pied du lit, ma grand-mère s’est approchée une ultime fois et elle a fait cette sobre déclaration d’amour que j’ai toujours en mémoire : « Il est beau », sous-entendu, comme au premier jour, lorsqu’à 15 ans, elle rencontra Henri à Foulenay. Le lendemain, les obsèques eurent lieu à la Sainte Chapelle, dans la basilique de Dole. Lui, l’athée, qui moquait volontiers les curés, mais envoyait ses filles dans l’enseignement catholique, avait accepté une dernière visite du prêtre. Par amour pour Gabrielle, croyante et catholique. Je ne me souviens, ni de l’office, ni de l’enterrement. Seules me restent les larmes de son frère Eugène et l’image d’un porte-drapeau. Certainement des Anciens combattants du Jura.
Il avait 72 ans, j’en avais 22.
Ce grand-père que je connus peu, fut pourtant une image tutélaire. Celle de valeurs simples et incontournables. La vérité, la droiture, le travail vécu comme un devoir. Des valeurs simples mais radicales, qui font comme le dit Fernando Savater, « une bonne vie ».
(13) D’après un article du 04/09/2016 du Journal de Saône & Loire