En août 2015, l’ami Roger Louis Cazalet nous quittait. Et je fus chargé de présider le culte de reconnaissance et d’adieu. J’avais choisi comme fil, face à une assemblée peu croyante, de traiter de la mémoire avec deux textes bibliques.
Deutéronome 6:4
4 Écoute, Israël ! L’Éternel, notre Dieu, l’Éternel est un. 5 Tu aimeras l’Éternel, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. 6 Et ces paroles que je te donne aujourd’hui seront dans ton cœur. 7 Tu les inculqueras à tes fils et tu en parleras quand tu seras dans ta maison, quand tu iras en voyage, quand tu te coucheras et quand tu te lèveras. 8 Tu les lieras comme un signe sur ta main, et elles seront comme des fronteaux entre tes yeux. 9 Tu les écriras sur les poteaux de ta maison et sur tes portes. 10 Quand l’Éternel, ton Dieu, te fera entrer dans le pays qu’il a juré à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob, de te donner, (avec) de grandes et bonnes villes que tu n’as pas bâties, 11 des maisons pleines de toutes sortes de biens et que tu n’as pas remplies, des citernes creusées que tu n’as pas creusées, des vignes et des oliviers que tu n’as pas plantés ; 12 et lorsque tu mangeras et te rassasieras, garde-toi d’oublier l’Éternel, qui t’a fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude.
ÉPÎTRE DE PAUL AUX PHILIPPIEN Philippiens 1:3
3 Je rends grâce à mon Dieu toutes les fois que je me souviens de vous ; 4 je ne cesse, dans toutes mes prières pour vous tous, de prier avec joie, 5 à cause de la part que vous prenez à l’Évangile depuis le premier jour jusqu’à maintenant. 6 Je suis persuadé que celui qui a commencé en vous une œuvre bonne, en poursuivra l’achèvement jusqu’au jour du Christ Jésus. 7 Il est juste que j’aie pour vous de telles pensées, parce que je vous porte dans mon cœur, et que, dans mes chaînes comme dans la défense et l’affermissement de l’Évangile, vous participez tous à la même grâce que moi. 8 Car Dieu m’est témoin que je vous chéris tous avec la tendresse du Christ Jésus. 9 Et ce que je demande dans mes prières, c’est que votre amour abonde de plus en plus en connaissance et en vraie sensibilité ; 10 qu’ainsi vous sachiez apprécier ce qui est important, afin d’être sincères et irréprochables pour le jour de Christ, 11 remplis du fruit de justice (qui vient) par Jésus-Christ, à la gloire et à la louange de Dieu.
Les deux citations que nous venons de lire évoquent la mémoire. Et ceux qui connaissent Roger Louis Cazalet savent que je n’ai pas choisi ces mots par hasard. Roger était un praticien de la mémoire, un artiste de la mémoire. Il voulait de souvenir d’un chiffre, d’une date, d’un texte. Dans son métier, il consacrait du temps aux études aux textes, aux jurisprudences, aux références. Dans sa quête spirituelle, il cherchait dans ses racines protestantes, dans les textes bibliques, mais aussi dans le bouddhisme, dans les religions du monde et dans la maçonnerie, des repères, des espérances, des élévations.
La mémoire n’est pas une mécanique, l’association de deux neurones, l’enregistrement informatique qui se fait sur notre clef USB. Les deux textes bibliques nous mettent en perspective ce que « se souvenir » veut dire.
Dans l’ancien Testament, Dieu rappelle sans cesse à son peuple d’où il vient. Peuple nomade, chassé d’Égypte, s’il atteint une terre promise, si un rêve se réalise, il ne doit pas oublier son passé. C’est le contraire d’une nostalgie, c’est le contraire d’une commémoration justificative comme on en voit trop. Tout au long de l’ancien Testament le peuple hébreu avance, chemine, ère et se retrouve, mais, il ne doit pas avancer sans se repérer par rapport au passé, par rapport à la libération que fut le départ d’Égypte, la fin de l’esclavage. Ces textes que nous lisons étaient en fait souvent des textes liturgiques dits et répétés au Temple comme si Dieu voulait dire et redire : le chemin que vous avez fait, vous ne l’avez pas fait seuls, mais avec l’Esprit, vous n’avez pas vaincu le désert, la traversée de la mer rouge, la sécheresse, grâce à vos mérites, grâce à vos prouesses, grâce à votre intelligence ! Il en fallait certes. Mais vous avez vaincu, vous avez pu vous dépasser, par la foi, par la prière, par la confiance en Dieu.
Cet appel continu, répété, rabâché est un appel à l’humilité. « Lorsque tu mangeras et te rassasieras, garde-toi d’oublier l’Éternel, qui t’a fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude ». Oui, un simple repas est un don, pas un du. Chacun d’entre nous est interpellé par cette mise en garde. Lorsque l’on réussit, lorsque la vie est belle, lorsque tout nous sourit n’avons-nous pas tendance à nous en attribuer le mérite. Après tout nous avons travaillé pour cela, nous avons produit des efforts, nous avons transpiré. Le texte du Deutéronome nous dit simplement : « souvenez-vous d’où vous venez ! N’oubliez pas la « servitude » initiale, n’oubliez pas que vous n’avez pas réussi seuls ».
Souvenez-vous qu’un Dieu bienveillant, si vous croyez en Dieu, qu’une puissance plus grande que vous, celle d’en haut et celle des autres vous a accompagné.
À nous de transmettre ce récit, de le faire partager aux générations qui viennent, non comme une référence d’anciens, mais comme le gage d’un avenir commun : « Ces paroles que je te donne aujourd’hui seront dans ton cœur. « Avons-nous lu dans le Deutéronome. « Tu les inculqueras à tes fils et tu en parleras quand tu seras dans ta maison, quand tu iras en voyage, quand tu te coucheras et quand tu te lèveras. » Transmettre cette mémoire, c’est transmettre comme on dirait dans notre langage transmettre les valeurs, mais c’est le faire dans un récit, dans une narration, dans un ancrage historique. L’identité dont on parle souvent comme si elle était innée est au contraire une identité qui se construit dans ce récit dans cette mémoire, c’est comme le dit Paul Ricœur « une identité narrative ».
« La vie heureuse, nous dit Hannah Arendt, est trouvée dans la mémoire. Par elle l’homme est en rapport avec son être le plus propre, avec son origine ».
Se souvenir de l’autre avec amour est de l’ordre du sacré, de l’ordre du divin.
Le second texte que nous avons lu fait référence à un autre volet de la mémoire : « Je rends grâce à mon Dieu toutes les fois que je me souviens de vous » écrit Paul à une communauté de Macédoine : les Philippiens. « Je ne cesse, dans toutes mes prières pour vous tous, de prier avec joie, je vous porte dans mon cœur » écrit Paul. Et pourtant il est loin, Paul. Quand il écrit vers la lointaine Macédoine, il ne sait quand et comment arrivera le message. Et pourtant, il place le lien avec les frères et les sœurs de la communauté sous le regard de Dieu. Il sacralise cette relation. Ce pourrait être une missive normale d’un leader à ses troupes.
La relation établie est joyeuse, fraternelle, mais surtout elle prend une dimension divine. En quelques mots au début de sa missive Paul instaure une vision du souvenir des personnes qui dépasse nos petites habitudes. Oui, nous avons tous en mémoire une foule de gens que nous avons croisés, oui, nous avons le souvenir de rencontres, oui, nous avons reconnu dans cette assemblée, ici même des relations, des personnes connues dont « je me souviens ». Mais Paul insiste, il rend grâce à Dieu du souvenir qu’il a des croyants. Par là même, il exige une autre relation, il passe au-delà de nos indifférences, au-delà de nos souvenirs passifs, au-delà de notre trombinoscope poussiéreux individuel. Il demande d’aller au cœur, de s’intéresser, de porter intérêt. De regarder le visage de l’autre, car il est visage du Christ.
Oui, nous dit l’apôtre, se souvenir de l’autre avec amour est de l’ordre du sacré, de l’ordre du divin. Ce n’est pas du temps perdu, que de penser avec amour à un être cher, à une connaissance, à une relation. Car cet amour mémoriel devra devenir amour en acte « ce que je demande dans mes prières, dit l’apôtre, c’est que votre amour abonde de plus en plus en connaissance et en vraie sensibilité. » Le souvenir aimant de Paul est une incitation puissante à faire communauté, à dépasser l’indifférence, à faire le petit geste qui marque un lien, une attention, une affection.
Nous sommes partis de la mémoire comme un exercice quotidien. Augustin était d’ailleurs fasciné par les « vastes palais de la mémoire » et nous avons entendu à travers les textes bibliques de l’ancien et du nouveau testament que cette mémoire prend sens quand elle s’enracine dans l’histoire de l’homme, dans sa relation à Dieu, dans la transcendance. « C’est dans la mémoire que je fais lien avec mon origine et avec mon devenir » écrivait Hannah Arendt.
Je veux t’atteindre où il est possible de t’atteindre et m’attacher à toi où il est possible de s’attacher à to
Saint Augustin
Poursuivons notre médiation avec le grand penseur berbère, Augustin qui écrit dans ses confessions, dans ses aveux comme le traduit Frédéric Boyer :
« Que faire ? Tu es ma vraie vie, mon Dieu. J’irai même au-delà de cette force en moi qu’on appelle la mémoire. J’irai au-delà jusqu’à toi, lumière douce. Que me dis-tu ? Par mon esprit, je m’élèverai jusqu’à toi qui demeures au-dessus de moi.
J’irai au-delà de cette puissance en moi qu’on appelle la mémoire.
Je veux t’atteindre où il est possible de t’atteindre et m’attacher à toi où il est possible de s’attacher à toi. »
À la fin de sa vie, on avait demandé au philosophe protestant Paul Ricœur quelle était son espérance et il avait répondu « j’espère faire partie de la grande mémoire de Dieu. »
Et nous-mêmes sommes acteurs de cette mémoire, nous venons de l’entendre, nous sommes redevables de faire vivre la mémoire de Dieu et d’y faire vivre ceux que nous aimons. Avec la grâce de Dieu, avec la fraternité qui nous unit, soyons sûrs que Roger Louis Cazalet a trouvé sa place dans la grande mémoire de Dieu.
Amen