Ego sum : le protestant

Protestants en zone occupée

par | 25 janvier 1999

Enquête pour l’Église réfor­mée de France parue dans le livre “La ten­ta­tion de l’ex­trême droite”. Paru en mai 2000, Editions Les ber­gers et les mages.

Lorsque la région Provence Alpes Côte d’Azur se réveille avec quatre villes pas­sées au Front natio­nal en 1995, tout le monde réa­lise qu’un monde s’effondre. Que le par­ti lepé­niste passe à Vitrolles, était pré­vi­sible. Mais lorsque Orange, Marignane, et Toulon tombent, c’est la sur­prise. Et la sur­prise dans les paroisses réformées.

À Orange, les pro­tes­tants sont regrou­pés dans une paroisse qui couvre le nord du Vaucluse, avec pour pas­teur Martine Kentzinger. « Le dimanche des élec­tions, nous pré­pa­rions l’accueil d’un groupe de jeunes irlan­dais et nous comp­tions le len­de­main faire la demande d’une récep­tion à l’hôtel de ville. Vu les résul­tats des élec­tions, il n’en a plus été ques­tion ! ».
Ce fut le début et le pre­mier choc d’une paroisse de 325 familles que rien ne pré­pa­rait à affron­ter une situa­tion pareille. En com­mu­nion avec son pas­teur en poste depuis 14 ans, le conseil pres­by­té­ral va peu à peu construire une poli­tique. Si tout le monde s’accorde à dire qu’il n’est pas dans la fonc­tion de l’église de faire des décla­ra­tions toni­truantes, il convient aus­si qu’il faut un regard atten­tif, et une vraie résis­tance. Car la muni­ci­pa­li­té attaque. Plusieurs parois­siens sont enga­gés dans Orange pré­ven­tion accueil réin­ser­tion, l’Opar. Elle sera la pre­mière asso­cia­tion à laquelle le maire, Bompart cou­pe­ra les vivres. Martine Kentzinger ne s’en étonne pas : « C’est pour­quoi, dit-elle, je n’ai jamais envi­sa­gé qu’un pro­tes­tant puisse être en accord avec les thèses du FN ». Pourtant, l’ERF n’est pas Ras le front. En Église, les prises de posi­tion, témoi­gnages, enga­ge­ments doivent être d’un autre ordre. Des parois­siens ont un enga­ge­ment indi­vi­duel dans les asso­cia­tions de vigi­lance, mais la paroisse doit réagir de façon dif­fé­rente. Ainsi le conseil pres­by­té­ral va se trou­ver confron­té à des ques­tions nou­velles aux­quelles il aura à four­nir des réponses concrètes : ouvrir les salles de paroisse à des confé­rences ou assem­blées géné­rales d’associations qui aupa­ra­vant uti­li­saient les locaux muni­ci­paux, accueillir dans le temple une expo­si­tion d’Amnesty inter­na­tio­nal, être actif dans la mise en place, la réflexion et les acti­vi­tés d’un col­lec­tif inter­re­li­gieux. Un cycle de six confé­rences sur « Fondamentalismes et inté­grismes » est orga­ni­sé et dans la salle se côtoient des gens de toutes reli­gions et de tous les bords poli­tiques. Les bar­rières tombent et le refus com­mun de l’exclusion, le res­pect des droits de l’homme tissent des liens, créent une écoute du dis­cours pro­tes­tant dans la cité que l’on n’avait peut-être pas connue avant.
À Vitrolles, le FN était atten­du, et la paroisse ani­mée alors par Jean-Daniel Dollfuss avait pris l’initiative de créer un espace de débat, le Centre de pro­tes­tant de ren­contre, qui orga­ni­se­ra en pleine cam­pagne, le seul rendez-vous ouvert à tous les can­di­dats. La paroisse com­men­çait à nouer des contacts avec les autres reli­gions du Livre : les Catholiques d’abord pru­dents, les juifs et les musul­mans. La paroisse est ici très jeune, née du rat­ta­che­ment de croyants dis­sé­mi­nés, dis­per­sés par une urba­ni­sa­tion irra­tion­nelle. Jean-Daniel Dollfuss avait eu le sou­ci de ména­ger les sus­cep­ti­bi­li­tés poli­tiques internes tout en main­te­nant une oppo­si­tion au Front très claire. Élisabeth de Bourqueney qui prend sa suc­ces­sion s’interroge sur la bonne atti­tude. Dans une ville qui a voté à plus de 50 % pour le FN, l’église n’est pas un monde clos et même si offi­ciel­le­ment per­sonne n’a pris sa carte au FN, les idées per­durent. « J’essaie de faire en sorte qu’ils aient leur place dans l’église, même si leur parole me fait mal… com­ment gar­der une rela­tion avec ces gens-là ? » s’interroge-t-elle. À Vitrolles, l’inter reli­gieux sera aus­si un ter­rain pri­vi­lé­gié d’action. Quand en plein cœur des cités, plus de 200 per­sonnes, avec une bonne par­ti­ci­pa­tion de musul­mans, débattent de la fra­ter­ni­té dans nos reli­gions, il y a un signe qui défie toutes les stra­té­gies politiques.

Le pas­teur Roger Bertrand est lui en terre plus struc­tu­rée. L’église réfor­mée a pignon sur rue à Toulon. Les œuvres sociales y sont nom­breuses, le Foyer de la jeu­nesse est un vrai lieu de convi­via­li­té dans une cité qui vit mal la crise des indus­tries de défense. Là aus­si, ce fut le choc et la sur­prise. Mais dans un pre­mier temps, avouons-le, les res­pon­sables pres­by­té­raux ont cru que les asso­cia­tions pro­tes­tantes seraient épar­gnées. Après tout Le Chevalier n’avance pas à visage décou­vert. « Ils ne sont pas allés jusqu’au bout de leurs idées » sou­ligne le pas­teur. Et pour­tant, le Foyer de la jeu­nesse ver­ra ses 250 000 francs de sub­ven­tion sup­pri­més et la muni­ci­pa­li­té traîne à répa­rer le Temple. Roger Bertrand reven­dique une atti­tude de clar­té et d’accueil. Facile à dire, mais moins à faire. S’il n’est pas sou­vent invi­té en mai­rie, il ren­contre le pre­mier magis­trat de la cité dans les récep­tions offi­cielles et il croise le fer. Si Le Chevalier se vante de main­te­nir la sécu­ri­té grâce à ses poli­ciers, il lui parle du rôle irrem­pla­çable des asso­cia­tions dans les quar­tiers. « Il ne faut pas avoir peur, plaide-t-il, il ne faut pas lais­ser pas­ser leurs idées ». Courtois, mais ferme : « Je suis contre l’exclusion et je ne pra­tique pas l’exclusion à l’encontre du Front natio­nal ». Et il vient d’être confron­té à un cas pra­tique. Il pré­pare au mariage, une jeune pro­tes­tante qui a choi­si d’épouser le res­pon­sable de la libraire fas­ciste de Toulon où s’alignent man­teaux SS, livres sur la guerre d’Algérie et pla­quettes aux relents peu évan­gé­liques. Roger Bertrand est allé sur place se rendre compte. Puis il a dit ses opi­nions aux fian­cés, leur a deman­dé s’ils vou­laient pour­suivre et il conti­nue cette pré­pa­ra­tion déli­cate pour un mariage qui devra se faire sans dis­cours et sans intru­sion poli­ti­cienne… Ses opi­nions sont pour­tant connues, y com­pris lors du der­nier scru­tin, où il s’est ran­gé aux côtés d’Odette Casanova, la can­di­date socia­liste. « Comment ne pas sou­te­nir ceux qui nous sou­tiennent » s’interroge-t-il. « Odette Casanova n’a jamais man­qué une assem­blée de l’Entraide protestante ».

Les trois pas­teurs confron­tés à cet évé­ne­ment, les trois paroisses, ont eu cha­cune et cha­cun leur recherche, leur quête d’une voie propre et d’une voix neuve. Leur pré­oc­cu­pa­tion com­mune est de res­ter dans le champ de l’é­glise, en offrant des espaces de ren­contre, de réflexion, de débat ouverts. Mais la confron­ta­tion n’est qu’à mi-chemin.

Christian Apothéloz