Enquête pour l’Église réformée de France parue dans le livre “La tentation de l’extrême droite”. Paru en mai 2000, Editions Les bergers et les mages.
Lorsque la région Provence Alpes Côte d’Azur se réveille avec quatre villes passées au Front national en 1995, tout le monde réalise qu’un monde s’effondre. Que le parti lepéniste passe à Vitrolles, était prévisible. Mais lorsque Orange, Marignane, et Toulon tombent, c’est la surprise. Et la surprise dans les paroisses réformées.
À Orange, les protestants sont regroupés dans une paroisse qui couvre le nord du Vaucluse, avec pour pasteur Martine Kentzinger. « Le dimanche des élections, nous préparions l’accueil d’un groupe de jeunes irlandais et nous comptions le lendemain faire la demande d’une réception à l’hôtel de ville. Vu les résultats des élections, il n’en a plus été question ! ».
Ce fut le début et le premier choc d’une paroisse de 325 familles que rien ne préparait à affronter une situation pareille. En communion avec son pasteur en poste depuis 14 ans, le conseil presbytéral va peu à peu construire une politique. Si tout le monde s’accorde à dire qu’il n’est pas dans la fonction de l’église de faire des déclarations tonitruantes, il convient aussi qu’il faut un regard attentif, et une vraie résistance. Car la municipalité attaque. Plusieurs paroissiens sont engagés dans Orange prévention accueil réinsertion, l’Opar. Elle sera la première association à laquelle le maire, Bompart coupera les vivres. Martine Kentzinger ne s’en étonne pas : « C’est pourquoi, dit-elle, je n’ai jamais envisagé qu’un protestant puisse être en accord avec les thèses du FN ». Pourtant, l’ERF n’est pas Ras le front. En Église, les prises de position, témoignages, engagements doivent être d’un autre ordre. Des paroissiens ont un engagement individuel dans les associations de vigilance, mais la paroisse doit réagir de façon différente. Ainsi le conseil presbytéral va se trouver confronté à des questions nouvelles auxquelles il aura à fournir des réponses concrètes : ouvrir les salles de paroisse à des conférences ou assemblées générales d’associations qui auparavant utilisaient les locaux municipaux, accueillir dans le temple une exposition d’Amnesty international, être actif dans la mise en place, la réflexion et les activités d’un collectif interreligieux. Un cycle de six conférences sur « Fondamentalismes et intégrismes » est organisé et dans la salle se côtoient des gens de toutes religions et de tous les bords politiques. Les barrières tombent et le refus commun de l’exclusion, le respect des droits de l’homme tissent des liens, créent une écoute du discours protestant dans la cité que l’on n’avait peut-être pas connue avant.
À Vitrolles, le FN était attendu, et la paroisse animée alors par Jean-Daniel Dollfuss avait pris l’initiative de créer un espace de débat, le Centre de protestant de rencontre, qui organisera en pleine campagne, le seul rendez-vous ouvert à tous les candidats. La paroisse commençait à nouer des contacts avec les autres religions du Livre : les Catholiques d’abord prudents, les juifs et les musulmans. La paroisse est ici très jeune, née du rattachement de croyants disséminés, dispersés par une urbanisation irrationnelle. Jean-Daniel Dollfuss avait eu le souci de ménager les susceptibilités politiques internes tout en maintenant une opposition au Front très claire. Élisabeth de Bourqueney qui prend sa succession s’interroge sur la bonne attitude. Dans une ville qui a voté à plus de 50 % pour le FN, l’église n’est pas un monde clos et même si officiellement personne n’a pris sa carte au FN, les idées perdurent. « J’essaie de faire en sorte qu’ils aient leur place dans l’église, même si leur parole me fait mal… comment garder une relation avec ces gens-là ? » s’interroge-t-elle. À Vitrolles, l’inter religieux sera aussi un terrain privilégié d’action. Quand en plein cœur des cités, plus de 200 personnes, avec une bonne participation de musulmans, débattent de la fraternité dans nos religions, il y a un signe qui défie toutes les stratégies politiques.
Le pasteur Roger Bertrand est lui en terre plus structurée. L’église réformée a pignon sur rue à Toulon. Les œuvres sociales y sont nombreuses, le Foyer de la jeunesse est un vrai lieu de convivialité dans une cité qui vit mal la crise des industries de défense. Là aussi, ce fut le choc et la surprise. Mais dans un premier temps, avouons-le, les responsables presbytéraux ont cru que les associations protestantes seraient épargnées. Après tout Le Chevalier n’avance pas à visage découvert. « Ils ne sont pas allés jusqu’au bout de leurs idées » souligne le pasteur. Et pourtant, le Foyer de la jeunesse verra ses 250 000 francs de subvention supprimés et la municipalité traîne à réparer le Temple. Roger Bertrand revendique une attitude de clarté et d’accueil. Facile à dire, mais moins à faire. S’il n’est pas souvent invité en mairie, il rencontre le premier magistrat de la cité dans les réceptions officielles et il croise le fer. Si Le Chevalier se vante de maintenir la sécurité grâce à ses policiers, il lui parle du rôle irremplaçable des associations dans les quartiers. « Il ne faut pas avoir peur, plaide-t-il, il ne faut pas laisser passer leurs idées ». Courtois, mais ferme : « Je suis contre l’exclusion et je ne pratique pas l’exclusion à l’encontre du Front national ». Et il vient d’être confronté à un cas pratique. Il prépare au mariage, une jeune protestante qui a choisi d’épouser le responsable de la libraire fasciste de Toulon où s’alignent manteaux SS, livres sur la guerre d’Algérie et plaquettes aux relents peu évangéliques. Roger Bertrand est allé sur place se rendre compte. Puis il a dit ses opinions aux fiancés, leur a demandé s’ils voulaient poursuivre et il continue cette préparation délicate pour un mariage qui devra se faire sans discours et sans intrusion politicienne… Ses opinions sont pourtant connues, y compris lors du dernier scrutin, où il s’est rangé aux côtés d’Odette Casanova, la candidate socialiste. « Comment ne pas soutenir ceux qui nous soutiennent » s’interroge-t-il. « Odette Casanova n’a jamais manqué une assemblée de l’Entraide protestante ».
Les trois pasteurs confrontés à cet événement, les trois paroisses, ont eu chacune et chacun leur recherche, leur quête d’une voie propre et d’une voix neuve. Leur préoccupation commune est de rester dans le champ de l’église, en offrant des espaces de rencontre, de réflexion, de débat ouverts. Mais la confrontation n’est qu’à mi-chemin.
Christian Apothéloz