La non-affaire Hulot fait déborder le vase. Je ne sais pas ce qu’a fait Nicolas Hulot en 2008. S’il a franchi la ligne jaune, il mérite évidemment l’opprobre et la condamnation. Mais le problème est justement là. Nous avons un nouveau média, qui avait raté son lancement. (Il en était à son cinquième numéro et la foule ne se précipitait pas aux kiosques.) Il choisit le dirigeant plus « bancable », le plus coté dans les sondages et balance une plainte de 2008, classée sans suite, qui plus est prescrite et dont la protagoniste dit elle-même qu’elle ne voulait pas la médiatiser. Comble d’hypocrisie le fait que cette jeune femme dise qu’elle ne veut pas médiatiser deviendrait la preuve de l’existence d’une « affaire » puisqu’elle en parle sciemment à un journaliste. Nous sommes en plein n’importe quoi avec un mélange des genres haïssables. La seule chose dont nous sommes sûrs est que nous ne sommes sûrs de rien, mais Patrick de Saint-Exupéry de l’Ebdo a réussi à faire une affaire avec ce rien !
Le métier de journaliste ne consiste pas à s’épancher sur les « on-dit », sur les rumeurs sur les non faits. Il consiste à vérifier, à qualifier, à assurer le lecteur que ce qu’il lit reflète le réel. D’ailleurs l’Ebdo semblait l’avoir compris qui énonce ainsi ses valeurs : « Nous voulons un journal à haute valeur ajoutée. Trop de commentaires : pour avoir l’illusion de maîtriser ce flux, des commentaires à chaud, sans recul et peu documentés se multiplient. Les journaux ne sont plus des repères. La confiance qui leur est portée est en baisse continue. L’utilité des journalistes est remise en cause. »
Les médias bien intentionnés par copinage ou corporatisme n’osent ni approuver, ni désapprouver. Il y a « gène », paraît-il. Ce n’est pas de la gêne qu’il faut c’est une condamnation de ce genre de pratique. Jusqu’à maintenant la presse people avait le monopole de ce type de publication : une rumeur, une photo floue, un article insipide avec des conditionnels à toutes les phrases et surtout une « cover » alléchante. Chez mon coiffeur ou mon dentiste, j’ai toujours été surpris par l’audace de ces journaux qui annoncent à gros titres des scandales, des amours ou désamours, des séparations, et qui finalement n’énoncent que des banalités ou des récits romanesques.
C’est pour moi la négation du journalisme. Un journaliste a toujours eu vent de rumeurs. Un journaliste est une personne “bien informée”, mais entre « entendre » et « publier », il y a justement ce qui fait le métier : le choix, la vérification, la responsabilité.
Une autre affaire démontre cette dérive, celle qui oppose le magazine Challenges à Conforama. La grande enseigne est en difficulté et a engagé une procédure de mandataire ad hoc[1]. Il ne s’agit pas d’une procédure banale, mais d’un dispositif qui a été mis au point par le législateur pour faire en sorte que des entreprises en difficulté ne sombrent pas et trouvent des solutions pour sauver l’emploi et les fournisseurs. Tous ceux qui ont connu le tribunal de commerce savent très bien que l’annonce publique des difficultés entraîne ipso facto le retrait des facilités bancaires, la fuite des clients et le paiement « au cul du camion » pour les fournisseurs. Autant dire que personne ne résiste et que la « publicité » d’une affaire vaut avis de décès. La loi a donc judicieusement prévu que : « Toute personne qui est appelée à la procédure de conciliation ou à un mandat ad hoc ou qui, par ses fonctions, en a connaissance est tenue à la confidentialité. » [2]
Au risque de me fâcher avec certains confrères, je considère qu’ils ne sont pas exemptés du respect de la loi. Et cela n’a rien à voir avec la « défense de la grande distribution », avec le « secret des sources » ou le « droit d’informer », il s’agit simplement de préserver la confiance des entrepreneurs ou présidents d’association envers une procédure juridique opportune et sage, procédure qui ne peut fonctionner que si la confidentialité est préservée. C.Q.F.D.
Les arguties et les pétitions qui défendent Challenges, un média remarquable par ailleurs, sont à côté du sujet et s’engagent dans une défense de l’indéfendable. Dans toutes les rédactions, et j’ai eu le bonheur d’animer celles de Sudreporters et de la Lettre Sud infos, nous avons des informations, des échos, des tuyaux pas toujours bien intentionnés. J’ai appris à limiter délibérément les informations sur les personnes, même si elles sont vérifiées et surtout à rester responsable en mesurant l’impact humain, social, économique d’une publication.
Les médias actuels sont dans un tel état d’hyperstress concurrentiel avec les réseaux sociaux, avec les chaînes d‘info continues, qu’ils minent eux-mêmes les fondements de leur existence : la fiabilité et la responsabilité. On croirait que le seul impératif éthique de certains journalistes est devenu « Faites du buzz » !
« Faites chiant » au contraire disait Hubert Beuve Méry[3].
Eh oui, c’est long, c’est lent, c’est besogneux, de vérifier, de s’interroger, de nuancer.
Mais c’est le métier ! Est-il en perdition ?
Christian Apothéloz
Journaliste & consultant.
[1] Le mandat ad hoc est une procédure, préventive et confidentielle, de règlement amiable des difficultés, dont le but est de rétablir la situation de l’entreprise avant qu’elle ne soit en cessation des paiements.
[2] On peut lire la jurisprudence de la Cour de cassation dans cet article : https://www.village-justice.com/articles/Confidentialite-secret-des,21674.html ou encore http://menjucq.fr/confidentialite-de-prevention-liberte-dexpression-entre-deux-cour-de-cassation-ne-balance/
[3] Adage attribué au fondateur du Monde , Hubert Beuve-Méry, en 1944