À voir la courbe du CAC 40, qui perd un quart de sa valeur à ce jour en un mois, à voir de belles entreprises perdre 80 % de leur valeur faciale, à écouter chaque jour les conversions et les reconversions des plus grands argentiers, je revis ce 11 septembre 2001 où j’assistais, chez mon coiffeur, rue la République, incrédule, en direct à la chute d’un monde.
Chaque dévissage paraît aussi improbable que le précédent et que le suivant. Jusqu’à ce que le château de cartes s’effondre comme le 11 septembre dans un immense nuage de poussière.
Nul ne sait où ce tremblement de terre nous conduit, mais contrairement aux Twins towers qui marquaient une rupture historique, un fait inédit, une attaque surprise, cette crise-là était annoncée. Oui, depuis des années de grands économistes comme Joseph Stiglitz, ou plus près de nous les membres du Cercle des économistes (1) ont dit la vanité de cette construction, sa fragilité et son aberration. Des philosophes, comme Olivier Abel ou Patrick Viveret ont pointé les dérives de ce monde déréglé. Sans échos.
Plus même lorsqu‘un petit employé de banque a pu jouer avec 50 milliards d’euros et en perdre 5 on a classé l’affaire dans les faits-divers. Le lampiste Jérôme était « un terroriste » et l’affaire fut remisée sans que l’on s’interroge sur la mécanique infernale qui avait conduit à ce jeu de poker menteur.
À la différence du 11 septembre, les Ben Laden sont dans les tours. Depuis 20 ans, ceux que l’on appelle « les marchés », une entité opaque et erratique, cumulent et accumulent des profits qu’aucune entreprise raisonnable ne peut afficher deux années de suite. Soyons clairs une excellente PME qui fait 8 % de bénéfice est une excellente affaire, 10 % c’est très bien. La rentabilité la bourse elle-même sur le très long terme est de 7 %. Au-delà, nous sommes dans la fiction. Faire croire et exiger des rendements infernaux est un pousse au crime. D’autres que moi en ont détaillé la mécanique. Mais l’histoire économique est sans appel. Conjoncturellement certains peuvent profiter des bulles, des fictions, des aberrations du système, mais tôt ou tard la « valeur » non produite, non assise sur du réel s’effondre. Sauf pour ceux qui ont encaissé à temps (2). Nous ne sommes pas vaccinés de cette dérive du capitalisme. La presse s’esbaudit encore devant ceux qui, au milieu du désastre, tirent les marrons à feu.
S’il faut une rupture et un vraie, c’est avec cette économie de pacotille qui n’a à voir ni avec la vie concrète de l’entreprise, ni avec l’exigence du marché lui-même.
Le capitalisme repose sur la morale, Adam Smith n’était pas économiste, mais moraliste.
Trois piliers sont fondamentaux : la confiance, le respect des règles et la transparence. En énonçant ces trois valeurs, chacun voit bien que cette crise est une crise morale, d’abord.
Certains banquiers, qui ont en charge de préserver l’épargne, et des fonds de pension, qui doivent garantir la vieillesse, ont trahi la confiance des épargnants par des aventures plus que douteuses.
Les traders et autres boursicoteurs se sont affranchis des règles prudentielles qu’ils connaissent et que les établissements financiers imposent à leurs propres clients entreprises.
Enfin l’opacité est telle que nul ne peut garantir ce qu’il détient. Une banque ou un fond peuvent receler, dans des produits dits « structurés » ou « dérivés » des Junk bonds pourris (mais bien cotés par Moody’s, Standard & Poor’s ou Fitch Ratings).
Au risque d’étonner, je revendique donc face à cette crise morale, une rupture morale. Notre économie doit revenir à ses fondamentaux, à la confiance, au respect des règles et à la transparence. Nous devons sortir de cette fiction infernale qui nous tire vers le bas pour rentrer dans la vraie vie, pour remettre le monde à l’endroit, c’est-à-dire sur des fondations éthiques et morales. Morale ne veut pas dire mollesse ! Calvin, dont nous fêterons le 500 à anniversaire en 2009, imposa la rigueur protestante à la République genevoise : le respect des règles n’était pas optionnel, mais les affaires y furent prospères.
Christian Apothéloz
(1) Les 4, 5 et 6 juillet 2008, les Rencontres Économiques d’Aix-en-Provence ont eu pour thème : Les nouvelles frontières de l’Entreprise. Le Cercle des économistes, organisateur, publiait une déclaration finale dont les termes sont limpides :
“Qu’a‑t-on appris en 2008 ?
• La dette a été le moteur de la croissance selon les caractéristiques inhérentes au capitalisme anglo-saxon : exigence excessive de rentabilité du capital, effet de levier, désintermédiation, court-termisme. Il en est résulté de profonds déséquilibres financiers internationaux dont nous payons aujourd’hui le coût.
• Les règles et institutions régissant les marchés mondiaux ont revêtu un caractère de plus en plus déstabilisant et procyclique. On peut évoquer particulièrement la combinaison de la réglementation prudentielle et des normes comptables et spécialement de la règle de valorisation à la valeur du marché, les modes de rémunération des dirigeants fortement incitatifs au risque.
• Les inégalités entre individus se creusent, même si ce dernier phénomène est en partie masqué par l’accroissement du pouvoir d’achat d’une nouvelle classe moyenne dans les pays émergents, surtout en Chine et en Inde.
• L’aveuglement devant le caractère inéluctable de la hausse des prix des matières première a retardé le changement nécessaire d’organisation énergétique.
• Le débat sur les fonds souverains a montré que la question du contrôle du capital des grandes entreprises et des échanges avec des économies encore étatisées n’a pas trouvé à ce jour de réponse satisfaisante.“
www.lecercledeseconomistes.asso.fr
(2) John Paulson, par exemple, le « sultan des subprimes », a encaissé pas moins de trois milliards de revenus en 2007. Cet ancien de chez Bear Stearns, la banque qui a frôlé la faillite avait anticipé la crise immobilière aux États-Unis. Il a créé progressivement 4 fonds spéculatifs destinés à couvrir le risque de défaillance des titres hypothécaires. Les avoirs de ses fonds sont évalués à 29 milliards de dollars.