Le débat sur la décentralisation est reparti. Nous croyions bêtement avec Marylise Lebranchu (ex-ministre de la Réforme de l’État, de la Décentralisation et de la Fonction publique) que nous étions dans l’acte III de la décentralisation.
Nous entrons dans l’acte Valls. Laissera-t-il son nom à une loi significative ? Nous avons connu Gaston Defferre, un vrai décentralisateur (mars 1982), élu local il avait rongé son frein face au pouvoir gaulliste, puis giscardien comme maire de Marseille. Qui se souvient qu’il avait fallu une pétition des Marseillais pour obtenir les financements chichement mesurés du métro marseillais ? Puis vint Chevènement, un jacobin déconcentrateur, il mit de l’ordre dans les métropoles et fit un pas en avant, vite freiné par les baronnies locales. Enfin, nous vécûmes la réforme Raffarin qui, à la fois inscrit le principe dans les fondements de la République, mais aussi crée un embrouillamini illisible. (Voir la chronologie de la Documentation française)
Le débat a toujours une partie visible. Simpliste : le mille-feuille territorial, le coût de cette superposition, la dilution des responsabilités, et surtout le fait que le citoyen ne sait plus qui décide quoi.
Le gag est de lier économie et décentralisation. À ce jour, chaque geste de décentralisation a entraîné des surcoûts et non des économies.
Il y a de bonnes raisons. Lorsque l’État délègue les lycées aux régions, le territoire est sous-équipé, les lycées existants sont délabrés et la carte régionale est loin d’être correctement couverte. En confiant à des élus de proximité la gestion, la construction et l’entretien des lycées, on a considérablement augmenté la facture, mais aussi l‘équipement de l’Éducation nationale. Dont acte.
Par contre, il y a de très mauvaises raisons qui font augmenter la facture. Elles tiennent dans ce petit mot que j’annonce en titre : la clause générale de compétence. Une notion un peu technique que l’on se garde bien de mettre en débat public. Elle est pourtant simple. Le législateur a prévu de longue date des compétences définies et ciblées. Pour certaines, c’est clair et précis pour d’autres, c’est flou et ouvert à toutes les dérives. Le terme de compétence générale accordé aux collectivités évoque “une capacité d’intervention générale, sans qu’il soit nécessaire de procéder à une énumération de leurs attributions”. C’est le “principe de libre administration des collectivités territoriales”. Autrement dit la capacité d’une collectivité territoriale à intervenir sur tous les sujets, pourvu que l’assemblée, son président en ait décidé ainsi « au nom de l’intérêt local ». Énoncée ainsi, cette règle n’a rien d’extravagant. Et pourtant, c’est là que gît le mal absolu de la décentralisation.
Chaque élu veut sa propre action économique, pour dire qu’il fait quelque chose pour l’emploi, sa propre politique culturelle, sa propre politique associative pour récompenser ses citoyens etc., Chaque élu veut signer son projet, mais en même temps, il est sollicité par tous les autres. Les acteurs du développement, de la solidarité, de la culture et de l’équipement passent, alors leur temps à faire des tours de tables aussi improbables que chronophages. Un seul exemple : on aura entendu en 2012, un ministre des transports solliciter fortement le Conseil général des Bouches du Rhône pour qu’il finance le contournement… d’Avignon. (À hauteur de 5 millions d’euros tout de même !) Cherchez l’erreur !
Les responsables d’association ont tous entendu les services d’une collectivité ou les élus leur susurrer qu’ils pourraient les financer, si le voisin mettait au pot. Le résultat est que pour un rond-point ou pour une fête de quartier, il faut réunir deux, trois ou quatre collectivités territoriales plus l’État, pour boucler un budget. Passons sur l’énergie perdue des porteurs de projets. L’enchevêtrement des financements fait que dans chaque collectivité et dans les services de l’État, il y aura un chargé de mission, voire un service mobilisé pour instruire le dossier, le faire voter, évaluer sa réalisation et solder les paiements. Qui paye ?
Les élus ne mettent pas ce vrai sujet sur la table, car il est le vivier du clientélisme ordinaire. Chacun veut « librement » financer ses petits à côté. La campagne des sénatoriales qui va s’ouvrir offre d’ailleurs le triste spectacle de cette distribution des prix aux bons votants.
Le pire est lorsque cette cacophonie s’entend sur une compétence aussi vitale que le logement. Nous savons que l’impression d’appauvrissement vécue par nos contemporains est due au coût exorbitant du logement en France. Le ménage français dépense 10 % de plus que le ménage allemand pour se loger. La loi Duflot, la Loi Alur sur le logement ne changera rien, hélas. Nous avons construit un système qui rend la construction impossible dans des délais raisonnables. Selon les professionnels, un fois que vous avez identifié un terrain, vérifié qu’il est constructible et bâti un projet, il vous faudra au moins cinq ans avant de mettre une pelleteuse en action. Construire, et encore plus construire du logement social, dans ces conditions relève de l‘héroïsme. Si vous avez un doute regardez ci dessous le tableau des « compétences » réalisé par le Certu, le Centre d’études sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques.
Si vous vous y retrouvez, chapeau ! Car aux compétences, lorsqu’elles sont croisées, s’ajoutent les concertations, les consultations, les plans & schémas, qui ouvrent la voie à tous les recours, à tous les retards, et noient toutes les responsabilités.
Supprimez la clause générale de compétence et une seule collectivité aura la responsabilité d’un domaine précis.
Et ça marche. Pour l’éducation, Gaston Defferre a saucissonné nos chers enfants en trois parts : les écoles primaires aux communes, les collèges aux conseils généraux et les lycées aux régions. À l’époque, j’ai trouvé que cette façon de couper en trois les minots était peu respectueuse. Avec le recul, le bilan est des plus positif. L’État est resté le garant de la cohérence de l’éducation ; régions, département et communes se sont emparés du sujet et ont fait un travail tout à fait considérable. Mais il n’est pas question pour un élu de déborder sur la compétence d’un autre, d’appeler au secours pour boucher un budget, ou de se reposer sur l’incurie supposée de l’élu d’à côté ou d’en face. Il n’y a pas de tour de table pour un lycée, un collège, une école. Sinon, nos enfants et petits enfants seraient à la rue ! On sait qui doit payer et qui est responsable. Il n’y a pas, en l’occurrence, de compétence générale. Un exemple simple à suivre.
À la limite le nombre de collectivités importe moins que la répartition rigoureuse de leurs compétences.
Et cette répartition rigoureuse devrait inclure aussi les services de l’État. Exemple. On parle depuis des mois, voire des années de confier aux régions le développement économique. Mais les services concernés de l’État, la direccte, n’ont pas rejoint les services de la Région. On duplique joyeusement et chèrement. On parle donc d’une responsabilité déléguée, mais qui doit se faire en concertation avec l’État. Puis en concertation avec les métropoles. Il n’y a plus de capitaine à bord, on perpétue le mille-feuille et le citoyen ne sait toujours pas qui est responsable de l’emploi sur son territoire.
L’acte 3 ou 4 de la décentralisation adoptera-t-il la compétence unique ? Elle générerait des économies substantielles.
Ou nos assemblées se contenteront, de compromis en compromis, d’un choc de simplification anémique qui laisse aux petits pouvoirs locaux leur argent de poche. Justement l’argent qui manque dans les poches du contribuable.
Marseille, le 28 avril 2014
Christian Apothéloz