Le journaliste : déblog'notes

Essentiel, vous avez dit essentiel, j’ai dit non-essentiel !

par | 05 novembre 2020

Le gou­ver­ne­ment se prend les pieds dans le tapis avec la fer­me­ture des maga­sins « non essen­tiels » et sur­tout à leur défi­ni­tion. En choi­sis­sant ce mot-valise, les ministres sont entrés dans un maquis insondable.

Mon libraire et mon fleu­riste me sont essen­tiels, pas pour M. Castex appa­rem­ment. Le fleu­riste est le signe de la vie. J’ai vécu la renais­sance de deux grandes villes médi­ter­ra­néenne meur­tries par la guerre, par des mas­sacres et des des­truc­tions : Alger et Beyrouth. Quand, au début des années 2000, j’ai vu s’ouvrir là-bas, les pre­miers fleu­ristes, j’ai com­pris que la vie, les cou­leurs avaient repris le des­sus. Et c’était « essen­tiel » !
Paradoxe, je n’ai pas le droit de me par­fu­mer, mais j’ai le droit de m’enfumer et d’enfumer les autres. En quoi est-il « essen­tiel » de lais­ser le bura­liste ouvert avec un pro­duit qui génère 75 000 décès par an selon la Ligue contre le can­cer . Bienvenue, donc au bureau de tabac qui vend des ciga­rettes nocives et qui ne peut plus ser­vir de cafés inoffensifs.

La perte de légitimité des mesures gouvernementales

Nous sommes en pleine confu­sion, car nos gou­ver­nants ont choi­si un mot de la phi­lo­so­phie, plu­tôt qu’un banal « com­merce ali­men­taire » par exemple. Ils ne sont pas les seuls : en Belgique on parle de « fer­me­ture adou­cie pour le com­merce non-essentiel ». C’est de plus en plus clair !
Le risque est, qu’avec des bâches ten­dues sur les livres dans les hyper­mar­chés ou des petits com­merces aux abois, le citoyen ne per­çoive aucune légi­ti­mi­té aux mesures gou­ver­ne­men­tales.
En choi­sis­sant le mot « essen­tiel » qui ren­voie à essence, cha­cun est ren­voyé à lui-même : « l’es­sence, c’est ce qu’un être est », nous dit le phi­lo­sophe. « L’essence désigne les pro­prié­tés ou carac­té­ris­tiques appar­te­nant néces­sai­re­ment à un être ». Donc « je suis » avec mes fleurs, avec mes livres. Et mon voi­sin « est » autre­ment : avec sa télé­vi­sion, son coif­feur, son par­fum. Il y a donc 65 mil­lions « d’essentiels » dif­fé­rents en France.
Mais « l’essence » s’oppose aus­si à l’éphémère : « l’Essentiel, est ce qui appar­tient à l’essence d’une chose, l’essence étant ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est, abs­trac­tion faite de ce qui, en elle, peut chan­ger. » Allez donc dis­tin­guer une bou­tique qui vend de l’immuable à côté d’une bou­tique qui dis­tri­bue du vola­tile.
Idem lorsque l’on parle des « besoins essen­tiels », n’allons plus en phi­lo­so­phie, mais chez Maslow que tout mana­ger a étu­dié. Rappelons que le psy­cho­logue amé­ri­cain dis­tingue quatre niveaux de besoins dans sa célèbre pyramide :

  • Les besoins physiologiques
  • Les besoins de sécurité
  • Les besoins d’appartenance
  • Les besoins d’auto-accomplissement

Nous pour­rions en pan­dé­mie nous limi­ter aux besoins pri­maires : les besoins phy­sio­lo­giques. Mais dam­na­tions, ils sont larges : « res­pi­ra­tion, faim, soif, sexua­li­té, som­meil… » Et en temps de pan­dé­mie j’ai autant besoin d‘appartenir à une com­mu­nau­té soli­daire et bien­veillante que de vivre en sécurité.

Une économie marchande sans achats ?

La sélec­tion par les besoins « essen­tiels » devient elle aus­si un casse-tête. Bref, le spa­ra­drap du capi­taine Haddock des pro­duits essen­tiels colle tou­jours au doigt des ministres.
Cette res­tric­tion à l’essentiel prend de plus un relief par­ti­cu­lier lorsque le ministre de l’économie, la ministre du tra­vail, le Président lui-même incitent les entre­prises à pour­suivre leurs acti­vi­tés tout en inter­di­sant les actes mar­chands. Serions-nous en train d’inventer une éco­no­mie mar­chande sans achat ? Lorsque j’ai for­mé des star­tu­peurs, la pre­mière étape était de savoir si leurs pro­duits, leur ser­vice, leur inno­va­tion pou­vait trou­ver client. Or le client sauf pour d’erratiques pro­duits essen­tiels, ne peut plus s’acheter. L’entrepreneur doit tout de même pro­duire… Pourquoi ? Pour Qui ? C’est une par­faite injonc­tion para­doxale, sans issue.
Et loin de moi l’idée de mau­dire nos diri­geants ou de les consi­dé­rer comme des inca­pables. Peut-être sont-ils fati­gués, mais il n’y a rien plus dif­fi­cile que de diri­ger la France et leur mérite est grand de s’y col­ti­ner.
En fait ils sont pri­son­niers de deux car­cans idéo­lo­giques, le syn­drome du Caporal, et le syn­drome Fabius.
Dans notre bon pays de France, som­nole en tout diri­geant un capo­ral qui se prend pour Napoléon. Mme s’il n’y a ni autri­chien en face, ni pont d’Arcole, la seule façon de prou­ver son effi­ca­ci­té est de com­man­der, de diri­ger, d’imposer. Et les Français adorent cela. Ils peuvent alors se livrer à leur hob­by favo­ri : contes­ter, râler, dépri­mer (Juste après les annonces du pre­mier ministre de recon­fi­ne­ment je zappe sur les chaînes de TV et pas­sant de l’une à l’autre, je vire d’un débat : « Castex en fait-il trop ? » à un débat « Pour quoi Castex ne va pas plus loin ? CQFD). La dia­lec­tique « auto­ri­ta­risme » ver­sus « déres­pon­sa­bi­li­sa­tion » fonc­tionne et s’amplifie au fur et à mesure que le ton puni­tif monte. L’échec est attri­bué à un irres­pect des règles, à une trop grande modé­ra­tion, au laxisme, et donc le pou­voir ren­force la règle qui est de moins en moins légi­time. Notre ministre de la san­té en est une illus­tra­tion symp­to­ma­tique. Il avait bien com­men­cé son par­cours, après l’évanescente Agnès Buzin, mais il est pas­sé de la péda­go­gie intel­li­gente aux mul­tiples et désor­don­nés ordres de bataille (On raconte faci­le­ment dans mon pays natal, la Suisse, que « quand il y a un ordre dans l’armée natio­nale, le bon sol­dat attend le contre ordre ! » ). Demander une expli­ca­tion est une lèse-majesté et la concer­ta­tion consen­tie sous pres­sion est une simple expli­ca­tion de texte.
Étrange. Nous venons d’élire 40 000 maires, légi­times, plu­tôt res­pon­sables. Ils en sont à fron­der pour être enten­dus, alors qu’ils devraient être les acteurs majeurs de la pré­ven­tion et de l’action contre le Covid 19. Nous sommes le pays qui, en un temps record, a pro­duit le plus de normes, de direc­tives, de pro­to­coles et autres guides line incon­tour­nables, dépas­sés dès leur publi­ca­tion. Ce capo­ra­lisme a fonc­tion­né dans les deux mois de la pre­mière car nous étions sidé­rés et « en guerre ». En cette nou­velle période du « vivre avec le virus » il génère du refus, du stress et de l’inefficacité.

Mieux vaut en faire trop que pas assez ?

Le deuxième syn­drome, non-dit, est le syn­drome Fabius. Tous ceux qui sont en res­pon­sa­bi­li­té poli­tique ont en tête la car­rière bri­sée de Laurent Fabius et Georgina Dufoix, mis en cause dans l’af­faire du sang conta­mi­né et du SIDA. La judi­cia­ri­sa­tion de la vie poli­tique fait que nous avons déjà des plaintes imbé­ciles, alors que la pan­dé­mie est tou­jours là et des actions judi­ciaires vigou­reuses ciblent les ministres et les hauts fonc­tion­naires de san­té. La jus­tice, si lente d’habitude a déjà per­qui­si­tion­né et sai­si. Les par­le­men­taires ont, par réflexe pav­lo­vien, enga­gé la réplique en lan­çant une com­mis­sion d’enquête alors que rien n’est ter­mi­né. Et cha­cun sait que le ver­dict final (Le 9 mars 1999, Laurent Fabius et Georgina Dufoix ont été relaxés par la Cour de Justice de la République) de ces pro­cé­dures aura peu d’importance, : le tri­bu­nal média­tique les aura condam­nés avant l’heure. La règle tacite devient alors pour cha­cun : « Mieux vaut en faire trop que pas assez ». Les mesures les plus éten­dues sont pré­fé­rées au cou­su main. Nos ministres fonc­tionnent comme ces méde­cins qui au moindre éter­nue­ment pres­crivent (encore) des anti­bio­tiques : « on ne sait jamais ! ».

L’ethnologue Laurent Dousset atti­rait l’attention lors de la séance de ren­trée de l’École de hautes études en sciences sociale, le 7 octobre der­nier « la dan­ge­ro­si­té de l’invisible poten­tiel­le­ment logée dans le corps de l’autre » (Dans une tri­bune du Monde du 6 sep­tembre 2020) sur le fait que « l’incertitude met à mal la confiance » et que cette grande incer­ti­tude inter­roge la socié­té sur ses valeurs, ses fon­de­ments avec « l’émergence de nou­velles ten­sions sym­bo­liques et poli­tiques ». Et s’il faut face à une pan­dé­mie trou­ver des solu­tions sani­taires et éco­no­miques, il est tout aus­si néces­saire de refon­der « un ima­gi­naire com­mun », de retrou­ver la proxi­mi­té, fut-elle vir­tuelle, et la confiance. Nos gou­ver­nants, embar­qués dans un tsu­na­mi média­tique conti­nu, devraient mettre un frein et un filtre aux mots, pour leur don­ner le poids qui rend confiance.