Le gouvernement se prend les pieds dans le tapis avec la fermeture des magasins « non essentiels » et surtout à leur définition. En choisissant ce mot-valise, les ministres sont entrés dans un maquis insondable.
Mon libraire et mon fleuriste me sont essentiels, pas pour M. Castex apparemment. Le fleuriste est le signe de la vie. J’ai vécu la renaissance de deux grandes villes méditerranéenne meurtries par la guerre, par des massacres et des destructions : Alger et Beyrouth. Quand, au début des années 2000, j’ai vu s’ouvrir là-bas, les premiers fleuristes, j’ai compris que la vie, les couleurs avaient repris le dessus. Et c’était « essentiel » !
Paradoxe, je n’ai pas le droit de me parfumer, mais j’ai le droit de m’enfumer et d’enfumer les autres. En quoi est-il « essentiel » de laisser le buraliste ouvert avec un produit qui génère 75 000 décès par an selon la Ligue contre le cancer . Bienvenue, donc au bureau de tabac qui vend des cigarettes nocives et qui ne peut plus servir de cafés inoffensifs.
La perte de légitimité des mesures gouvernementales
Nous sommes en pleine confusion, car nos gouvernants ont choisi un mot de la philosophie, plutôt qu’un banal « commerce alimentaire » par exemple. Ils ne sont pas les seuls : en Belgique on parle de « fermeture adoucie pour le commerce non-essentiel ». C’est de plus en plus clair !
Le risque est, qu’avec des bâches tendues sur les livres dans les hypermarchés ou des petits commerces aux abois, le citoyen ne perçoive aucune légitimité aux mesures gouvernementales.
En choisissant le mot « essentiel » qui renvoie à essence, chacun est renvoyé à lui-même : « l’essence, c’est ce qu’un être est », nous dit le philosophe. « L’essence désigne les propriétés ou caractéristiques appartenant nécessairement à un être ». Donc « je suis » avec mes fleurs, avec mes livres. Et mon voisin « est » autrement : avec sa télévision, son coiffeur, son parfum. Il y a donc 65 millions « d’essentiels » différents en France.
Mais « l’essence » s’oppose aussi à l’éphémère : « l’Essentiel, est ce qui appartient à l’essence d’une chose, l’essence étant ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est, abstraction faite de ce qui, en elle, peut changer. » Allez donc distinguer une boutique qui vend de l’immuable à côté d’une boutique qui distribue du volatile.
Idem lorsque l’on parle des « besoins essentiels », n’allons plus en philosophie, mais chez Maslow que tout manager a étudié. Rappelons que le psychologue américain distingue quatre niveaux de besoins dans sa célèbre pyramide :
- Les besoins physiologiques
- Les besoins de sécurité
- Les besoins d’appartenance
- Les besoins d’auto-accomplissement
Nous pourrions en pandémie nous limiter aux besoins primaires : les besoins physiologiques. Mais damnations, ils sont larges : « respiration, faim, soif, sexualité, sommeil… » Et en temps de pandémie j’ai autant besoin d‘appartenir à une communauté solidaire et bienveillante que de vivre en sécurité.
Une économie marchande sans achats ?
La sélection par les besoins « essentiels » devient elle aussi un casse-tête. Bref, le sparadrap du capitaine Haddock des produits essentiels colle toujours au doigt des ministres.
Cette restriction à l’essentiel prend de plus un relief particulier lorsque le ministre de l’économie, la ministre du travail, le Président lui-même incitent les entreprises à poursuivre leurs activités tout en interdisant les actes marchands. Serions-nous en train d’inventer une économie marchande sans achat ? Lorsque j’ai formé des startupeurs, la première étape était de savoir si leurs produits, leur service, leur innovation pouvait trouver client. Or le client sauf pour d’erratiques produits essentiels, ne peut plus s’acheter. L’entrepreneur doit tout de même produire… Pourquoi ? Pour Qui ? C’est une parfaite injonction paradoxale, sans issue.
Et loin de moi l’idée de maudire nos dirigeants ou de les considérer comme des incapables. Peut-être sont-ils fatigués, mais il n’y a rien plus difficile que de diriger la France et leur mérite est grand de s’y coltiner.
En fait ils sont prisonniers de deux carcans idéologiques, le syndrome du Caporal, et le syndrome Fabius.
Dans notre bon pays de France, somnole en tout dirigeant un caporal qui se prend pour Napoléon. Mme s’il n’y a ni autrichien en face, ni pont d’Arcole, la seule façon de prouver son efficacité est de commander, de diriger, d’imposer. Et les Français adorent cela. Ils peuvent alors se livrer à leur hobby favori : contester, râler, déprimer (Juste après les annonces du premier ministre de reconfinement je zappe sur les chaînes de TV et passant de l’une à l’autre, je vire d’un débat : « Castex en fait-il trop ? » à un débat « Pour quoi Castex ne va pas plus loin ? CQFD). La dialectique « autoritarisme » versus « déresponsabilisation » fonctionne et s’amplifie au fur et à mesure que le ton punitif monte. L’échec est attribué à un irrespect des règles, à une trop grande modération, au laxisme, et donc le pouvoir renforce la règle qui est de moins en moins légitime. Notre ministre de la santé en est une illustration symptomatique. Il avait bien commencé son parcours, après l’évanescente Agnès Buzin, mais il est passé de la pédagogie intelligente aux multiples et désordonnés ordres de bataille (On raconte facilement dans mon pays natal, la Suisse, que « quand il y a un ordre dans l’armée nationale, le bon soldat attend le contre ordre ! » ). Demander une explication est une lèse-majesté et la concertation consentie sous pression est une simple explication de texte.
Étrange. Nous venons d’élire 40 000 maires, légitimes, plutôt responsables. Ils en sont à fronder pour être entendus, alors qu’ils devraient être les acteurs majeurs de la prévention et de l’action contre le Covid 19. Nous sommes le pays qui, en un temps record, a produit le plus de normes, de directives, de protocoles et autres guides line incontournables, dépassés dès leur publication. Ce caporalisme a fonctionné dans les deux mois de la première car nous étions sidérés et « en guerre ». En cette nouvelle période du « vivre avec le virus » il génère du refus, du stress et de l’inefficacité.
Mieux vaut en faire trop que pas assez ?
Le deuxième syndrome, non-dit, est le syndrome Fabius. Tous ceux qui sont en responsabilité politique ont en tête la carrière brisée de Laurent Fabius et Georgina Dufoix, mis en cause dans l’affaire du sang contaminé et du SIDA. La judiciarisation de la vie politique fait que nous avons déjà des plaintes imbéciles, alors que la pandémie est toujours là et des actions judiciaires vigoureuses ciblent les ministres et les hauts fonctionnaires de santé. La justice, si lente d’habitude a déjà perquisitionné et saisi. Les parlementaires ont, par réflexe pavlovien, engagé la réplique en lançant une commission d’enquête alors que rien n’est terminé. Et chacun sait que le verdict final (Le 9 mars 1999, Laurent Fabius et Georgina Dufoix ont été relaxés par la Cour de Justice de la République) de ces procédures aura peu d’importance, : le tribunal médiatique les aura condamnés avant l’heure. La règle tacite devient alors pour chacun : « Mieux vaut en faire trop que pas assez ». Les mesures les plus étendues sont préférées au cousu main. Nos ministres fonctionnent comme ces médecins qui au moindre éternuement prescrivent (encore) des antibiotiques : « on ne sait jamais ! ».
L’ethnologue Laurent Dousset attirait l’attention lors de la séance de rentrée de l’École de hautes études en sciences sociale, le 7 octobre dernier « la dangerosité de l’invisible potentiellement logée dans le corps de l’autre » (Dans une tribune du Monde du 6 septembre 2020) sur le fait que « l’incertitude met à mal la confiance » et que cette grande incertitude interroge la société sur ses valeurs, ses fondements avec « l’émergence de nouvelles tensions symboliques et politiques ». Et s’il faut face à une pandémie trouver des solutions sanitaires et économiques, il est tout aussi nécessaire de refonder « un imaginaire commun », de retrouver la proximité, fut-elle virtuelle, et la confiance. Nos gouvernants, embarqués dans un tsunami médiatique continu, devraient mettre un frein et un filtre aux mots, pour leur donner le poids qui rend confiance.