« D’après toi, qui sera le prochain maire de Marseille ? » La question se fait de plus en pressante auprès du journaliste que l’on croit « bien informé ». Depuis le début de l’année et avec une accélération sensible, la municipale s’installe comme l’échéance première. La loi NOTRe, après les lois décentralisation diverses et variées, a pu déshabiller Monsieur le Maire de beaucoup de ses prérogatives et de ses moyens, le fauteuil du premier magistrat reste prestigieux, il est celui de la plus forte personnalité de la Cité, tant au plan politique que symbolique. Alors que dans le même temps nous n’avons aucune assurance sur l’élection au suffrage direct de ceux qui décident, à la métropole.
Et les Marseillais ont raison de se focaliser sur ce scrutin. Au soir des municipales, en mars 2020, quand les dépouillements révéleront un nouveau visage de la France profonde, trois villes, celles du PLM, seront dans le focus des commentaires. Paris qui est toujours pour le pouvoir en place, ou un allié ou une place de reconquête pour l’adversaire, Lyon sauf cataclysme restera lyonnaise, mais Marseille sera dans le collimateur, La fin des années Gaudin, 24 longues, trop longues années, l’intérêt, l’affect affiché du Président de la République pour la Cité phocéenne, l’engagement de la France insoumise, le risque du Rassemblement national vont attirer tous les médias. Et le basculement, ou non, vers la majorité présidentielle de Marseille sera un des événements majeurs du quinquennat.
Or donc, peut-on à 14 mois, prévoir quoique ce soit ? Certainement pas.
Et je vais analyser pourquoi. Par contre au lieu de suivre l’écume des jours, je vais présenter mes cinq clefs pour ce scrutin hors normes.
- Tout peut changer et vite
- La tectonique des plaques
- Citoyen, a voté… citoyen a fuité…
- Une tragédie grecque
- Une histoire d’amour
Tout peut changer et vite
Certains croient encore aux trajectoires linéaires, aux courses tranquilles et balisées, aux desseins venus de loin. Le temps politique s’est redoutablement accéléré.
Nous sommes à 14 mois des municipales. Souvenez vous à 14 mois des présidentielles Emmanuel Macron était encore ministre et déclarait sur Europe 1 : “Bien sûr que je souhaite que François Hollande soit candidat”. En quelques mois les présidentiables se sont enlisés uns après les autres, les sondages ont fait du yoyo et chaque épisode a laissé sur le bord de la route ses victimes du jour. Le temps médiatique fait son œuvre et peut à tout moment chambouler toutes les stratégies et tous les plans de communication. Nous venons de le vivre à Marseille. Lorsqu’ils se sont lancés, à pas feutré, dans la compétition, Martine Vassal comme Bruno Gilles se sont abrités sous le parapluie Gaudin revendiquant un parrainage, un héritage, une succession tranquille.
Arrive l’effondrement de la rue d’Aubagne et ce lien devient vite embarrassant, sortent comme par miracle des plans de résorption de l’habitat insalubre et l’on n’est pas loin du devoir d’inventaire. L’ombre de Jean Claude Gaudin est devenue en quelques semaines une malédiction.
C’est un exemple, il y en aura d’autres, car la médiatisation ultrarapide, les possibilités de réaction hors des canaux officiels ou filtrés, font que chaque événement génère immédiatement un effet dévastateur. Ajoutons qu’à Marseille plus qu’ailleurs le siège municipal se conquiert et ne s’hérite pas. La cité phocéenne n’a jamais connu de maire adoubé par son prédécesseur, de passage tranquille de relais, de continuité programmée.
La tectonique des plaques
La chronique politique s’est installée dans ce prologue comme si la partie se jouait au sein des Républicains, dans la lignée du maire sortant. C’est oublier un peu vite la géopolitique marseillaise. Le maire a cartonné en 2014 avec 38 % des voix, mais aux présidentielles François Fillon fait moins de 20 % à Marseille. Ceux qui sont tacitement ou explicitement en lice Renaud Muselier, Martine Vassal, Valérie Boyer ou Bruno Gilles se disputent un territoire étroit qui représente au mieux le quart des votants.
En fait Marseille compte 500 000 électeurs. Environ 370 000 viennent voter. Et l’électorat se distribue en quatre blocs de + ou – 80 000 voix.
- La droite extrême avec le Front national aujourd’hui rassemblement national,
- L’extrême gauche, orpheline du parti communiste et qui se reconstruit avec la France insoumise plus une poussière de voix sur les formations trotskistes.
- Une gauche avec un centre gauche que Gaston Defferre a longtemps incarnée
- Une droite et un centre droit qui fut le pré carré que Jean Claude Gaudin a su conquérir et labourer.
Donnée marseillaise : jamais les formations centristes, un peu à gauche, ou un peu à droite n’ont perduré et finalement toutes les tentatives pour structurer un centre se sont traduites par une attraction aimantée vers un pôle de droite ou de gauche. Par contre l’électeur marseillais ne cautionne pas cette polarisation fruit du mode de scrutin et a marqué sa préférence pour ceux qui rassemblent au centre.
Géographiquement ces quatre blocs de 20 % se sont cristallisés sur les territoires avec aux cours des 20 dernières années deux mutations.
- Au Nord, le FN/RN qui a commencé par prospérer dans la foulée de la droite au sud, est devenu l’expression des quartiers nord avec la conquête d’une mairie de secteur et des scores puissants dans les 13–14-15–16e arrondissements. Les socialistes brillamment représentés par Gibrayel et Andrieux y ont apporté une contribution historique. Il s’est installé un face-à-face durable et glaçant d’une moitié de la population qui ne veut plus vivre avec l’autre.
- L’est de Marseille fut longtemps une réserve du Parti socialiste. Un socialisme conservateur que la dynastie Masse faisait fructifier. Or ces quartiers ont basculé à droite, entre extrême droite et droite dure, grâce à une habile politique de logement, un découpage savant et un glissement de la population d’un clientélisme à un autre.
Face à ces données, de la dure géopolitique, on voit toute la difficulté de l’exercice des candidats Exercice difficile à droite où aucun leader, pour l’instant, ne s’installe naturellement. Difficulté pour le parti présidentiel qui a profité largement du délitement du parti socialiste, mais qui devra d’abord conquérir et consolider son bloc de 20 % pour avoir droit à la parole.
Citoyen, a voté… citoyen a fuité…
La clef de l’élection est donc d’abord dans la capacité de chaque camp à mobiliser ses électeurs potentiels. Chaque victoire électorale est en général une victoire par défaut. N’imaginons pas des milliers de citoyens passant d’une opinion à une autre ou inversement. La victoire tient dans la capacité du leader à faire d’abord se lever son camp et ses sympathisants potentiels, à les emmener dans l’isoloir et à choisir le bon bulletin. Le résultat final est la résultante de ces mobilisations ou démobilisations partisanes.
- Par exemple le FN/RN l’a emporté en 2014 dans les 13 14es parce que les Républicains et les socialistes se sont maintenus au second tour et ont sciemment produit une triangulaire dans laquelle le vote pour le socialiste n’a pas dépassé les 32,52 % sans faire le plein des voix de gauche alors que Stéphane Ravier avait peu progressé (moins de 3 points entre les deux tous). Même phénomène de démobilisation dans le 1–7 secteur ancré à gauche et qui voit Dominique Tian atteindre les 40 % alors que Patrick Menucci plafonne à 40 % avec 40 % d’abstention et 3 % de bulletins nuls.
- Un avocat, observateur avisé de la politique marseillaise m’invitait à compter les bateaux qui quittent le vieux port pour savoir si l’électorat de beaux quartiers, plutôt à droite avait choisi l’urne ou la voile. Je ne ferai pas de ce « comptage » une donnée scientifique, mais le nombre total de votants dans les circonscriptions marquées d’un côté ou de l’autre donne souvent la tendance du résultat final.
- Encore un exemple, Bernard Deflesselles est sorti gagnant des dernières législatives dans la 9e circonscription d’Aubagne, malgré une vague En Marche qui a emporté nombre de ses collèges. Il a lui même rapporté que c’est en utilisant les bases des électeurs des primaires de la droite (et pas en prêchant tous azimuts) qu’il a pu convaincre, un à un, ses électeurs naturels de se déplacer malgré le blues général de la droite après la chute de la maison Fillon. Il a ainsi sauvé un siège improbable.
Ce phénomène du choix par abstention glissante, massif, n’exclut pas les changements durables et profonds d’opinions dont j’ai parlé dans la « tectonique des plaques ». Mais il donne une clef de lecture : qui fera se lever son camp, et qui désespère ses partisans (qui vont rester à la maison). C’est la question pour les Républicains en panne de leadership. Mais c’est une question encore plus ouverte pour la République en Marche qui n’a pas encore un socle solide construit avec un parti et des personnalités locales reconnues sur le terrain.
Une tragédie grecque
Le scrutin municipal nous l’avons écrit en préambule est la mère des batailles à Marseille. Quand les combats se crispent, quand les affrontements s’aiguisent, quand le ton monte et que l’avenir est suspendu à un dimanche de printemps, l’atmosphère de la Canebière et du Vieux port devient électrique, magnétique, survoltée. Le jeu politique est ici une dramaturgie antique qui obéit presque aux trois unités de temps, d’espace et d’action. Une tragédie qui verra un seul acteur triompher et l’autre sombrer.
Le jeu politique phocéen n’est pas commun. À Aix en Provence, on peut penser à une commedia Dell’arte avec ses masques et bergamasques ses alliances incongrues et éphémères, ses retournements comiques ou dérisoires et ses comédiens détonants.
On ne s’essaie pas à Marseille, on ne fait pas un tour de piste, l’engagement de l’homme politique qui prétend diriger cette ville doit être total car il sera fatal, celui qui perd se relève rarement. Les ingrédients de la tragédie grecque sont là : le chœur, les citoyens de Phocée qui approuvent, réprouvent, commentent, les deux ou trois acteurs pas plus, nous disent les hellénistes, qui tiennent le devant de la scène : le protagoniste, premier rôle, le deutéragoniste, deuxième rôle et le tetragoniste, troisième rôle !
Par jeu, faites l’effort de vous remémorer les municipales marseillaises1 que vous avez en tête, au rythme de la tragédie classique.
- Deux lieux distincts ont deux fonctions distinctes : les personnages dialoguent sur le proskénion et le chœur évolue sur l’orchestra
- Le Prologue expose les faits
- Le Parodos marque l’entrée du chœur
- Puis alternent les Épisodes (les personnages jouent faisant avancer l’action) et les Stasimons : (le chœur chante, commentant l’action)
- Enfin l’Exodos signe le dénouement et la sortie du chœur.
Aujourd’hui nous abordons le prologue. Tout le livret s’écrira sous vos yeux.
L’intérêt de ce détour par le tragique est de sélectionner les candidats, ceux qui passent, qui hésitent, qui veulent sans vouloir, ou testent, ne monteront pas sur le « proskénion ».
La détermination doit être totale pour mériter la ville et l’acteur doit y jouer tout son avenir politique.
Une histoire d’amour
Corneille2 nous donne les clefs de la suite :
« Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue.
(…)
Le secret est d’abord de plaire et de toucher :
Inventez des ressorts qui puissent m’attacher. »
Au risque de désespérer ceux qui rédigent des programmes et croient à l’empreinte du faire, l’élection est ici un choix humain, L’électorat marseillais jauge et juge l’homme ou la femme, il scrute autant et plus le comportement que la promesse. Il veut du répondant, de la résistance, de la force. Cette ville ne se donne pas, elle se prend. Et c’est bien une histoire d’amour qui se tisse. Le candidat devra aimer les gens et apporter la preuve de son amour. Qu’importe la forme, il faut une légitimité puissante pour entrer à l’hôtel de ville3.
Un vieil acteur quitte la scène d’autres vont tenter de ravir le siège. Leurs propositions seront discutées, leurs programmes bien léchés, leurs équipes actives, mais, in fine, les Marseillais vont choisir celui, ou celle qui saura témoigner de son amour et envoyer des preuves d’amour.
Christian Apothéloz
Observateur engagé
Rappel : Résultat premier tour des présidentielles à Marseille 2017
CANDIDATS | VOIX | VOIX (%) |
Jean-Luc MÉLENCHON | 90 847 | 24,82 % |
Marine LE PEN | 86 633 | 23,66 % |
Emmanuel MACRON | 74 823 | 20,44 % |
François FILLON | 72 516 | 19,81 % |
Benoît HAMON | 19 417 | 5,30 % |
Nicolas DUPONT-AIGNAN | 11 026 | 3,01 % |
Nombre d’inscrits | 500 296 | |
Nombre de votants | 372 905 | |
Taux de participation | 74,54 % | |
Votes blancs (en % des votes exprimés) | 1,33 % | |
Votes nuls (en % des votes exprimés) | 0,50 % |
1 A voir ou revoir absolument la série des documentaires de Jean-Louis Comolli et Michel Samson : Marseille contre Marseille (725 mn), 7 films tournés à l’occasion des plus importantes échéances électorales locales.
2 Corneille (1606–1684), extraits du Discours de la tragédie et des moyens de la traiter selon le vraisemblable ou le nécessaire
3 Gaston Defferre n’avait pas le contact facile et immédiat, mais il avait, dans la résistance, démontré sa bravoure et son attachement viscéral à la ville. Quand il fut ministre et cru que Marseille lui était acquise, en 1983, les Marseillais boudèrent son « Nouveau Marseille » fabriqué par RSCG. Il ne sauva son siège que par un retour sur le terrain, et de justesse.
Robert Vigouroux avait la réputation du grand docteur, du neurochirurgien qui avait sauvé nombre de patients. Marseille avait besoin d’un médecin qui panse ses blessures il fit le grand Chelem dans les 8 mairies de secteur, un record inégalé.
Et Jean Claude Gaudin a toujours su, malgré des bilans sévères, malgré une lassitude devant tant d’inaction, toucher les Marseillais par sa faconde, par son jeu d’acteur et en tout cas montrer et démontrer qu’il aimait la ville… plus que l’autre.