Nous voulons formuler 7 propositions concrètes, inspirées des centaines de rencontres de terrain, des réunions de travail et d’échanges, des expériences de chacun. Si elles n’engagent que leur auteur, elles se sont construites à l’écoute du réseau SIEMED. Ces propositions ont été présentées lors du III° Forum Med Think 5+5 à Alger les 25, 26 et 27 juin 2018.
Elle est l’avenir et le désespoir, l’enthousiasme et l’errance, la colère et l’endurance, la détermination et l’abdication, la compétence et la mal-qualification, l’intelligence et le refus. La jeunesse de la rive sud de la Méditerranée est le symptôme de ce qui va bien, et de ce qui va mal dans notre univers méditerranéen.
A priori la situation de la rive sud est enviable. Le Plan bleu diagnostique « une population jeune et encore en croissance dans les pays du Sud et de l’Est et une population vieillissante et en faible croissance dans le Nord, avec même un plafonnement et une décroissance dans certains pays comme l’Italie et l’Espagne ». Près de 100 millions de jeunes sont au Sud et constituent une énergie potentielle qui manque aux pays de la vieille Europe. L’Unesco constate : « Les pays du Sud du bassin méditerranéen sont confrontés à différents défis sociaux et économiques qui ont conduit notamment à des taux de chômage des jeunes élevés, surtout chez les femmes, à une diminution de la qualité et de la pertinence de l’éducation et à une pénurie de possibilités d’emplois qualifiés sur le marché du travail, sans rapport avec les aspirations de la jeunesse. Dans le même temps, l’expérience de la situation de travail, l’esprit d’entreprise et les compétences numériques sont de plus en plus indispensables pour accéder au monde du travail. »
La jeunesse est le potentiel d’avenir du continent africain sud et nord, la « matière première » qui fait les succès du XXIe siècle : les ressources de demain et d’aujourd’hui ne sont ni pétrolières, ni minières. Elles sont dans la « matière grise », en particulier dans la jeunesse. Alors que cette jeunesse est bloquée, mal orientée, désespérée, en colère, fuyante… avec des risques avérés de migrations et de radicalisations.
Rym Ahyadi (1), directrice scientifique du Réseau euroméditerranéen pour les études économiques, analyse plus en détail ce mal-être :
« Le chômage des jeunes est trois fois supérieur à celui des adultes. Au moment où ils passent de l’école au monde du travail, les jeunes éprouvent plus de difficultés à trouver un emploi que la population adulte. » C’est un « des facteurs incitatifs qui explique le mieux les flux migratoires en provenance de certains pays vers d’autres disposants de meilleures perspectives de travail ». D’autre part « les forts taux de chômage découragent aussi les jeunes de participer au marché du travail ».
Les NEET, « not in employement, education and training » représentent un jeune sur quatre. « Le taux des NEET pour le groupe d’âge des 15–24 ans est de 23 % en Algérie, de 28 % en Égypte, de 16 % en Israël et de 25 % en Jordanie et en Tunisie, alors que dans l’Union européenne il est d’environ 12,5 %. »
Le chômage augmente avec le niveau de qualification !
Mais le paradoxe le plus criant est que l’ascenseur social, le mérite de l’emploi n’est pas au rendez-vous des formations. « Une caractéristique frappante de ce phénomène, spécifique à la région, relève Rym Ahyad est que l’éducation n’est pas une garantie contre le chômage. » « Dans des pays comme l’Égypte, la Jordanie ou la Tunisie, les jeunes qui ont terminé un cycle éducatif tertiaire se retrouvent deux à trois fois plus en situation de ne pas être employé par rapport à ceux qui n’ont qu’un niveau d’éducation primaire ou inférieur (OIT, 2015). Cela contraste avec la situation des régions des pays les plus développées ou en développement où le chômage baisse à mesure que le niveau d’éducation augmente. » Or ce constat statistique est humainement un désastre : pour un jeune, travailler plus, abouti à plus de chômage ! Cette situation génère une déconstruction des valeurs et ouvre la voie à toutes les dérives.
Il y a à l’évidence une « inadéquation des compétences par rapport au marché du travail dans toute la région ».
Nous sommes persuadés que l’adaptation au « marché de l’emploi » n’est pas le seul problème. C’est la nature de ce « marché de l’emploi » qui fait problème. Il y a un déficit de création de valeurs, donc d’activité. Les économies ont besoin de retrouver du mouvement, de la dynamique, de l’innovation. Bridées par des réglementations régulièrement révélées par les classements « doing business », dominées par l’emploi public en crise, laminées par l’emploi informel, les sociétés ont besoin d’une mutation qui ouvre le futur à une nouvelle génération d’entrepreneurs. Il faut débloquer la croissance endogène en s’appuyant sur l’intelligence collective de la jeunesse. La clef de cette problématique est dans la compréhension de l’entrepreneuriat, de ses enjeux et de ses moyens.
Lors de la 14e conférence des ministres des affaires étrangères du « Dialogue 5+5 » en Méditerranée occidentale à Alger, le 21 janvier 2017, les ministres ont souligné « que les jeunes constituent une richesse et une solution aux défis de développement économique dans la région ».
D’où parlons-nous ?
Nos analyses et propositions sont issues d’une longue pratique de terrain au nord comme au sud de la Méditerranée. Nous travaillons dans un partenariat de confiance avec 50 structures d’accompagnement à la création d’entreprise du Maroc, d’Algérie, de Tunisie, d’Égypte, du Liban et de France. Des structures, associatives, publiques, privées, parapubliques qui ont formalisé leur coopération en créant le réseau SIEMed, Soutien aux Initiatives entrepreneuriales en Méditerranée, fédération dont j’assume la présidence.
Nous sommes en capacité de formuler ces 7 propositions, en nous inspirant des centaines de rencontres de terrain, des réunions de travail et d’échanges, des expériences de chacun. Si elles n’engagent que leur auteur, elles se sont construites à l’écoute du réseau. Ces propositions ont été présentées lors du III° Forum Med Think 5+5 à Alger les 25, 26 et 27 juin 2018. (2)
1° Devenir entrepreneur de sa vie
Nous avons vu le fossé qui sépare les formations de l’emploi. Il est naturellement indispensable que chacun sache lire, écrire, compter et que l’illettrisme recule. Mais les formations supérieures sont en décalage avec l’emploi réel, faute d’un contenu adapté aux économies du XXIe siècle. Le problème n’est pas le nombre de diplômés, mais le contenu de l’enseignement, son adaptation à l’économie d’aujourd’hui et surtout de demain. On peut se réjouir de voir un millier de doctorants en droit. Mais quel est l’enseignement qu’ils ont reçu : un apprentissage de la conformité administrative hérité du passé ou une capacité à ouvrir des possibilités économiques créatrices grâce à des constructions juridiques sécures et fondées. L’enseignement supérieur doit induire des postures positives, proactives, agiles. Comment mieux former à l’initiative, à la créativité, au jeu collectif, à la prise de risque… L’enjeu du diplôme est de devenir entrepreneur de sa vie.
2 ° Penser rupture numérique et innovation, lutte contre le réchauffement climatique
Le continent africain, nord et sud a une capacité disruptive et innovante ouverte au monde, socialement utile et performante. Le numérique est une évidence, la production de valeur n’est plus rivée aux productions minières, pétrolières ou industrielles. Au niveau planétaire, le numérique et tout ce qui l’entoure, de l’administration à la finance en passant par les services de proximité sont le moteur de l’économie et l’emploi. C’est une opportunité pour les pays de la rive sud de la Méditerranée. Le bouleversement climatique qui impacte fortement le continent africain, trouve des solutions novatrices sur place dans la production d’énergie, l’habitat, l’agroalimentaire, les services, la logistique, les technologies vertes, l’économie circulaire. Emmanuel Macron l’a souligné à Ouagadougou : « La lutte contre le réchauffement climatique doit être le terrain de l’innovation, de l’entreprenariat, d’un défi commun où nous devons réussir ensemble ». Les startupeurs sont nativement mondialisés. Cette économie numérique emprunte des chemins inédits, sans suivre le long parcours industriel de la vieille Europe. L’Afrique invente le low-cost intelligent, disruptif et anticipateur. Les start-up invitent à trouver la croissance là où elle se trouve, au cœur de l’innovation digitale des marchés émergents. Le mobile banking, la blockchain, les fintech, les services en ligne, l’e‑learning, ne connaissent pas les frontières. Trouvons les moyens de les soutenir : liaisons haut débit, espace de coworking, formations, relations avec l’écosystème européen de l’innovation. Ils sont notre avenir.
3° Ouvrir les possibilités juridiques et techniques d’entrepreneuriat
Le créateur d’entreprise comme tout entrepreneur a besoin d’un cadre stable, simple et ouvert.
C’est évident pour les sociétés « classiques » : TPE, SARL, SAS, SA…
Mais les jeunes peuvent avoir envie de s’investir sans s’inscrire dans des modes compétitifs ou de croissance exponentielle.
- Les activités génératrices de revenus, les AGR, ont besoin de cadres légers, souples et offrant une possibilité de retour : autoentrepreneur, portage, coopérative d’emploi, couveuses.
- L’économie sociale et solidaire offre des moyens de s’associer, de mobiliser et de développer les territoires qui correspondent aux attentes des nouvelles générations (Coopératives, associations) mais les statuts sont souvent inadaptés alors que l’ESS est génératrice d’emploi et de services novateurs.
4° Créer un environnement favorable à l’entrepreneuriat, à l’initiative.
Les classements « doing business » sont cruels pour notre région…
- Nous avons besoin de stabilité juridique, de transparence, de bienveillance.
- Nous avons besoin d’un allègement des procédures de création, de gestion et de contrôle.
Les créateurs ont un besoin d’accès au foncier aux locaux. Une politique volontariste pour les locaux, les bureaux, les terrains est vitale. La pénurie de foncier, le coût, les cautions demandées, les démarches administratives freinent, voire bloquent les créateurs.
5° Dépasser l’opposition entre économie formelle et informelle
L’économie informelle revêt un double aspect :
- Elle exerce une concurrence déloyale et parfois mortifère avec les activités légales, elle appauvrit les ressources de l’état. Elle est un lieu d’évasion fiscale.
- Et en même temps, l’informel joue un rôle d’amortisseur social et économique. Il est un espace d’ingéniosité, de créativité, de labeur, souvent de survie.
Les politiques moralisatrices ou répressives sont contre-productives et sans effet durable.
Nous proposons trois approches concrètes :
- Baisser les freins, le coût pour la personne, du passage de l’informel au formel.
- Offrir des « avantages » de microcrédit, de bancarisation light, de taxation allégée pour créer un sas vers l’économie formelle.
- Former les personnes à la gestion allégée d‘activités génératrices de revenus.
6° Inventer des outils de financement
Les outils, fonds et banques sont inadaptés à l’innovation, à la TPE, à la PME, à l’ESS. Même si des chiffres impressionnants semblent avoir été consacrés aux PME et à l’innovation par les organismes de développement, l’argent n’arrive pas en bas. Les mégaprojets trouvent des financements publics mais ils les auraient trouvés sans aide sur le marché international. Alors que tous les créateurs font état d’un blocage financier. Pour les diasporas comme pour les entrepreneurs, nous sommes en panne.
- Former les banques à l’approche des PME et des TPE. Les banques n’ont pas toutes développé une compétence spécifique d’approche raisonnée du risque de la PME. Et l’entrepreneur méditerranéen a, il faut en convenir, beaucoup de mal à rassurer son banquier avec une comptabilité transparente.
- Ouvrir des fonds dédiés aux TPE, aux diasporas et aux Start-up. Si les établissements financiers sont à la peine pour les PME, c’est aussi parce que l’entreprise naissante recèle un risque majeur de défaillance. Seuls des dispositifs, appuyés par la puissance publique, alliés à des réseaux bancaires compétents peuvent utilement donner le seed-money.
- Développer des structures de financement qui sachent accorder des « petits » crédits (50 000 à 200 000 €) et recouvrir l’argent avec efficacité et bienveillance.
- Développer les dispositifs de garantie qui ont un fort effet de levier et permettent aux réseaux bancaires de s’engager de façon pérenne auprès des PME & TPE.
- Ouvrir et réglementer positivement le Crowdfunding qui permet des levées de fonds modestes, des campagnes de pré-achats profitables ou des dons pour des projets économiques citoyens.
7° Accompagner les porteurs de projet de façon professionnelle, en particulier les femmes et les jeunes
- Mutualiser nos services, faire reconnaître la profession d’accompagnateur. Le métier s’affirme et doit s’inscrire dans un process de labellisation à la suite d’un cursus normé co-construit avec les partenaires.
- Capitaliser, échanger et promouvoir des bonnes pratiques entre les acteurs de la création d’entreprises au Maghreb, en Méditerranée, en Afrique. L’enjeu est transfrontière et les expériences sont riches. En apprenant les uns des autres, les structures gagnent du temps, de l’énergie, de la compétence.
- Explorer ensemble les possibilités de fédérer les énergies issues des sphères publiques et privées. Trop d’oppositions stériles nuisent à l’efficience des accompagnements. Banques, associations, réseaux, organisations professionnelles, services publics doivent trouver les voies d’échanges réguliers, de capitalisation et de coopération.
- Adopter des programmes durables, de long terme, coordonnés et financés. Les opérateurs internationaux ont souvent lancé des programmes positifs, mais leur durée, leur chevauchement ou leur discontinuité ont nui à un suivi régulier, assidu et durable des porteurs de projets. L’UpM pourrait être le cadre d’une coordination et d’une planification pluriannuelle des actions de soutien à l’entrepreneuriat.
- Mettre en œuvre des outils spécifiques et volontaires d’accompagnement des femmes créatrices d’activités : l’accès des femmes à l’entrepreneuriat exige un engagement volontariste avec des méthodes de coaching, d’apprentissage et de suivi.
- Assurer un suivi post-création des porteurs de projets. Il ne suffit pas de déplorer le cap fatal des trois premières années. Les porteurs de projets pourraient souvent surmonter les difficultés du démarrage, si le soutien ne s’arrêtait pas à la création formelle ou à la première année. Toutes les analyses démontrent que les accompagnements longs par les pépinières, les clusters, les conseils, portent des fruits et améliorent la viabilité des entreprises.
- Aider à la constitution de filières créatrices de valeur et d’export. Notre expérience a démontré que les activités nouvelles pour s’implanter durablement avaient besoin de coordination, de coopération dans la construction de logique de filières ou de clusters. Dans l’agroalimentaire, par exemple, avec l’émergence de la filière du safran an Algérie, dans la cosmétique avec les produits issus des traditions et de production locale. C’est un défi pour nos structures d’accompagnement que de penser au-delà du créateur à son écosystème.
Ces sept propositions seront techniquement étayées, elles répondent chacune à des besoins avérés. Avec l’Union pour la Méditerranée, avec les acteurs de terrain et les organismes d’appui, nous tentons de mettre en œuvre quelques-unes de ces recommandations.
Leur inscription dans une stratégie globale, régionale de développement humain leur donnerait une efficience certaine et amorcerait un changement dont la Méditerranée et sa jeunesse ont urgemment besoin.
Christian Apothéloz
Président de la Fédération SIEMED
(1) – L’intégration régionale et la création d’un marché de l’emploi pour les jeunes en région Méditerranée in Le développement humain comme moteur de coopération dans le Dialogue 5+5 Défis communs, gestion partagée . Alger, 25, 26 et 27 juin 2018
(2) – Cette troisième édition, co-organisée par l’Institut européen de la Méditerranée de Barcelone (IEMed) et le Secrétariat de l’Union pour la Méditerranée (UpM) avec la collaboration de l’Institut national d’études de stratégie globale (INESG), a rassemblé sous le titre « Le développement humain comme moteur de la coopération entre le Dialogue 5+5 »plus de cinquante experts, décideurs politiques de haut niveau et représentants des institutions diplomatiques des États membres du 5+5 Dialogue (L’Espagne, la France, l’Italie, Malte, Portugal ; et d’autre côté, l’Algérie, le Liban, le Maroc, la Mauritanie et la Tunisie).