J’ai longtemps hésité à donner mon point de vue sur le travail du dimanche tant le débat dans notre région est biaisé, instrumentalisé et vindicatif.
Disons le d’abord franchement, je suis comme tout un chacun intéressé lorsque mon robinet fuit un jour férié de trouver un joint à Plan de Campagne et je bosse personnellement souvent le jour du Seigneur !
Mais les accommodements personnels ne sont pas au cœur du débat, il y a d’abord dans notre département une histoire singulière, celle de Barnéoud. Au début des années soixante, le génial « Émile » pressentit que cet espace rural, travaillé par des maraîchers, représentait le point focal d’une zone de chalandise allant d’Aix à Marseille et de Gardanne à Martigues. S’il débuta par la location de machines à laver, il comprit très vite que la promotion d’une zone commerciale qui couvre aujourd’hui 220 000 m², tirée par la vente de meubles, puis par une enseigne comme Casino depuis 1973, pourrait rapporter gros.
La zone est totalement atypique. Aucun aménageur ne l’avait imaginée. Elle surgit de nulle part, sans Plan et sans projet global par rachat progressif des terres agricoles et construction de surfaces commerciales hétéroclites.
C’est un « objet urbain non-identifié », un « OUNI » qui s’impose avec ses propres règles, ou plutôt son propre désordre. Une zone de droit relatif où le travail du dimanche devient naturel et s’impose sans que personne pendant des années ne dise rien.
Cet « OUNI » résiste à tout. Les collectivités locales qui hébergent ce centre devenu Plan de Campagne (il fut un temps où l’on allait « à Barnéoud ») ramassent une taxe professionnelle payée par les populations les moins favorisées du département pour financer les équipements communaux de villages résidentiels du pays d’Aix et investissent le minimum minimorum sur la zone commerciale. Aucun préfet ou ministre n’a eu le courage de rattacher ces communes riches à l’intercommunalité naturelle qui les fait vivre : Marseille.
Les aménageurs ont découvert tardivement ce fils naturel de Marseille et Aix, qui a déjoué toutes leurs prospectives. Il revint à Jean Bonnier lorsqu’il était directeur d’études au SGAR d’avoir ouvert une réflexion novatrice sur ce lieu en poussant ses pairs à reconnaître là, un objet métropolitain, un lieu de centralité qu’il fallait inclure dans une réflexion globale notamment dans un Plan de déplacement départemental plutôt que de l’ignorer avec superbe. Il fut peu suivi hélas. Le Club de réflexion sur l’aire métropolitaine marseillaise dont il fut un contributeur éminent écrivait : « Ce territoire (de la métropole phocéenne) fonctionne autrement et de façon plus ouverte que ne l’imaginent les institutions. (…) Ce dispositif urbain a un caractère éruptif et inopiné par rapport au politique. Ce “débordement” par rapport au territoire se manifeste dans le “phénomène Plan de Campagne”: on ne l’a pas vu venir et pourtant il existe fortement. Il constitue une des centralités de ce territoire polynucléaire. »
Le travail du dimanche bucco-rhodanien se situe dans cette histoire complexe comme une anomalie acceptée, puis revendiquée. Ce fut la Sociam, au nom des commerçants marseillais qui la première porta le fer contre ces dérogations permanentes au droit commun, puis la CFDT avec un avocat résolu, Maître Daniel Cohen, rejointe par la CGT au nom du droit du travail.
Énoncer une position sur le travail du dimanche revient donc ici trop souvent à se prononcer pour ou contre Plan de Campagne. A mon sens Plan de Campagne s’est imposé parce que le commerce n’obéit pas aux aménageurs mais au client, aux flux, aux usages. Il convient donc de réintégrer Plan de Campagne dans les schémas de développement territoriaux et de dessiner un avenir à cette zone, mais pas dans le non droit, pas dans la dérogation, pas dans l’exception, mais dans une vision durable des flux commerciaux et de loisirs. Pourquoi ne pas penser par exemple des équipements culturels majeurs sur cette zone ? Sait-on que le cinéma multiplexe de Plan de Campagne est le quatrième de France par sa fréquentation ! (Source L‘Hebdo Marseille).
Ceci étant posé, j’en viens à la question spécifique du travail du dimanche qui dépasse les limites étroites de nos zones commerciales, elle est en discussion dans toute l’Europe, en Allemagne ou en Suisse particulièrement.
Je suis pour le respect du repos dominical comme le prévoit la loi actuelle pour trois raisons : religieuse, économique et sociétale.
Religieux. Le repos du septième jour est, on le sait, institué dans le premier livre de la Bible dans un des deux récits de l’origine du monde. Au commencement était le souffle et après avoir travaillé à la création pendant six jours, la Bible (Traduction Segond Genèse II 2 à 4) nous dit : « Dieu acheva au septième jour son œuvre, qu’il avait faite : et il se reposa au septième jour de toute son œuvre, qu’il avait faite. Dieu bénit le septième jour, et il le sanctifia, parce qu’en ce jour il se reposa de toute son œuvre qu’il avait créée en la faisant. »
Moïse redescendant du Sinaï avec les 10 « paroles », le décalogue, énonce cette loi : « Souviens-toi du jour du repos, pour le sanctifier. Tu travailleras six jours, et tu feras tout ton ouvrage. Mais le septième jour est le jour du repos de l’Éternel, ton Dieu : tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bétail, ni l’étranger qui est dans tes portes. Car en six jours l’Éternel a fait les cieux, la terre et la mer, et tout ce qui y est contenu, et il s’est reposé le septième jour : c’est pourquoi l’Éternel a béni le jour du repos et l’a sanctifié. » (Exode XX, 2–17)
Ce vieux texte écrit probablement 800 ans avant Jésus Christ reprenant lui-même une tradition orale séculaire instaure ce rythme étrange de sept jours, un nombre premier que les cabalistes étudieront ardemment sans jamais nous expliquer comment il a pu, partant d’une modeste tribu nomade entre Égypte et Syrie, s’imposer à l’humanité entière. On peut y voir de la sagesse ou une intervention divine ; peu importe, ce jour de repos imposé à tous, maîtres et esclaves fut un progrès de l’humanité. Un Rabbin de Marseille nous déclara d’ailleurs sans ambages dans un débat public sur ce thème que le Shabbat tolérait trois activités pour l’homme : la prière, l’étude et l’amour.
Le Nouveau Testament ne fera que confirmer ce message en contestant la rigidité du rite pour l’ouvrir encore plus à la compassion.
Il y a donc dans ce repos imposé, dans cette fermeture des échoppes, une sagesse séculaire. Le seul homme politique français qui réussît à y mettre un terme fut Robespierre (1). Le temps décimal fut adopté en 1793 avec la semaine de dix jours… : Primidi, Duvidi, Trediti, Quartidi, Quintidi, Sextidi, Septidi, Octidi, Nonidi, Décadi, qui était le seul jour du repos.
On ne se souvient pas dans nos livres d’histoire que ce fut un grand progrès. S’inscrire dans cette lignée est une régression autant qu’une transgression.
Économique. La fausse évidence voudrait qu’en ouvrant le dimanche on gagne plus et que l’on crée ou défende l’emploi. Philippe Askenazy, directeur de recherche au CNRS, de l’École d’économie de Paris a écrit sur ce sujet, un excellent article paru dans le Monde du 19 novembre dernier. Le modèle américain apporte des conclusions intéressantes. Mais regardons chez nous. D’abord le travail du dimanche n’est pas totalement interdit. Il existe dans les services d’urgence ou de santé, et dans les activités liées au tourisme. Un salarié sur quatre est concerné. Le législateur jusqu’à ce jour a considéré qu’un établissement touristique créait de la valeur en ouvrant un jour de plus. Le tourisme ne se stocke pas, soit le bien touristique, repas, nuit, loisirs est consommé le jour même, soit il disparaît. Il n’en est pas de même pour les zones commerciales de nos grandes cités. Elles sont consacrées essentiellement aux biens de consommation ou aux biens d’équipement. Aucune famille marseillaise n’achètera deux matelas, un le samedi, un le dimanche parce que Plan de Campagne est ouvert. Idem pour la consommation, il ne se vend pas un paquet de pâtes en plus dans le département parce que Casino ou Leclerc de Plan de Campagne sont ouverts. Il s’agit d’achats déportés et non de dépenses supplémentaires. Le panier de la ménagère n’est pas une aune extensive. Depuis sa création, Plan de Campagne profite de cet effet d’aubaine. De ce que l’on appelle en langage savant, une « dissymétrie de l’offre ». Il y a deux dangers pour la zone Barnéoud : la fin de l’ouverture du dimanche ou la généralisation complète de l’ouverture du dimanche. Si les zones des Milles, de Vitrolles, de grand Littoral appliquaient les mêmes règles gageons qu’il y aurait moins d’embouteillage le dimanche soir sur l’autoroute d’Aix ! C’est ce régime d’exception, sanctionné par le tribunal administratif avec constance, qui fait la fortune des commerçants de Plan. Le projet de compromis douloureusement élaboré par les députés, reporté en ce début d’année, prévoit une formulation étrange qui sauverait cette anomalie. Le travail du dimanche serait légalisé dans les « zones d’usages constatés » ce qui constitue une prime à l’illégalité surprenante. Imaginons la République légalisant tous les « usages constatés ». Le conseil constitutionnel aura certainement son mot à dire sur cette novation.
Mais revenons au fond, l’ouverture du dimanche ne crée pas en soi de valeur, elle en déporte sur les espaces d’exception réglementaire. Et elle a un coût car comme le souligne Philippe Askenazy, elle génère du transport et apporte une concurrence complètement déloyale aux zones non ouvrables et au petit commerce urbain.
Sociétal. Derrière cette antienne de l’ouverture dominicale se profile le vrai débat : celui sur la société que nous voulons. Je suis depuis un quart de siècle un partisan tenace de l’économie de marché, celle qui donne sa chance à chaque compétiteur, celle qui offre le meilleur service au client et lui donne le dernier mot, celle qui est la plus innovante. Mais dire ceci, n’est pas accepter que le marché devienne le tout. Il est un moteur économique incontestable, quand il est libre et régulé. Mais, la société n’a pas à être soumise intégralement au marché, à la concurrence, à l’appropriation individuelle. Il y a des valeurs, des liens, des espaces qui doivent être protégés du marché. Inutile d’énoncer la liste : le lien familial ou amical, le patrimoine, la nature, etc. sont des « biens » qui ne peuvent être assujettis au marché. Ou si le marché y fait sa loi, il le fait mal et génère des dégâts considérables.
Le temps est de cet ordre. Il y a, je reviens à la Genèse, un temps pour le travail et un temps pour le repos, un temps pour les liens marchands et un temps pour la gratuité totale, un temps pour les échanges monétisés, un temps pour le don. Comment peut-on pleurer sur le relâchement du lien familial et accepter que la dérégulation du repos dominical disloque encore plus les familles ? Comment dénoncer les désordres urbains et n’offrir comme perspective aux jeunes que la consommation 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 ?
Le temps n’est qu’en apparence une donnée infinie dont on pourrait disposer à loisir. Lorsque l’on parle du repos dominical on parle de la vie, des gens, de femmes et d’hommes qui ont besoin de ce temps ancestralement structuré et structurant en sept jours.
Entre Robespierre et Moïse, il faudra choisir.
Christian Apothéloz
Lire la note de Terra nova
Renforcer le travail dominical : une bataille
idéologique sans objet
Par Olivier Ferrand et Julie Hecker (06/07/2009)
(1) En 1793, la révolution française perçut le repos hebdomadaire et plus généralement la gestion du temps de travail en semaines comme une entrave à la liberté individuelle. Cette loi fût donc abrogée. En 1814, l’interdiction de travailler le dimanche fût rétablie non pour des raisons religieuses, mais pour des raisons de santé et de physiologie. En 1880 la loi fût à nouveau abolie car elle n’était pas vraiment respectée. En 1906 cette loi fût réintroduite toujours pour des raisons de santé et de physiologie