La guerre en Ukraine nous plonge dans un monde inédit. Si la France compte dorénavant 65 millions de stratèges qui savent exactement ce qu’il aurait fallu et ce qui adviendra, s’il se trouve toujours des grandes gueules pour mourir jusqu’au dernier Ukrainien, si l’on peut sourire des contorsions des philo-russes d’hier et des poutiniens honteux, reconnaissons que la carte du monde qui se dessine a de quoi déconcerter. Erdogan devient un de nos alliés face à l’impénétrable Poutine, la Chine semble pacifiste, la Pologne intégriste est un pays frère et l’on scrute les signes de distance du Moyen Orient salafiste. Nouvelle « guerre froide » dit-on comme si la vision binaire faisait d’alliés de conjoncture des « nouveaux amis ».
Nous héritons, face à une agression militaire d’envergure, des modes de pensée façonnés lors de la dernière guerre que nous avons vécue massivement en Europe et sanctuarisé surtout après le 8 mai 45. Face à l’horreur absolue du régime hitlérien, le monde s’est ligué et tout ce qui était contre Hitler devenait bon, y compris Staline, par exemple. A posteriori, nous avons mentalement accepté que, face à l’inconcevable, il ne fallait pas être regardant sur les alliés. D’où ces références récurrentes au nazisme, ces incessants points Godwin[1]. La lecture de l’actualité étant un exercice périlleux, nous allons au plus simple, le binaire. Paulo Coelho résume bien cette paresse intellectuelle : « Justement au moment où j’avais réussi à trouver toutes les réponses, toutes les questions ont changé » (Maktub)
S’il faut évidemment combattre de toutes nos forces l’agression russe, nos adversaires d’hier, nos combats d’hier ne sont pas effacés. Oui, il faudra toujours soutenir ceux qui se battent en Pologne pour les droits des femmes et contre l’homophobie. Oui Recep Tayyip Erdoğan reste un facteur de guerre et son rêve de reconstruction de l’empire ottoman, de la Sublime porte déstabilise le sud et l’est de la Méditerranée. Oui, la Chine veut transformer en atout politique la place incroyable d’usine du monde qu’elle a conquise et à travers sa route de la soie tisse un réseau mondial d’influence et pourrait avoir envie de régler le « problème » Taïwan.
Le terrorisme international qui a fait tant de dégâts humains en France demeure une menace permanente tant en Afrique que sur notre territoire avec la bascule insaisissable de jeunes sans boussole républicaine.
Je n’ai jamais fait de l’antiwokisme un combat tant je crois à la liberté des idées, (encore plus à l’Université), fussent-elles celle de Foucault, Derrida ou Deleuze. Mais nous avons trop cru que nos valeurs étaient spontanément et mondialement partagées, nous avons oublié la lutte des idées, celles des droits de l’homme énoncée universellement en 1945 et qui ont perdu de leur évidence dans nos cours d’école, dans nos quartiers et dans le monde. René Cassin, Stéphane Hessel, comme nous, croyions à une marche irréversible du progrès de l’humanité vers plus de droits et de paix.
Loin de cette spirale à la Teilhard de Chardin, nous régressons. La marche vers le bien commun devient un sentier escarpé semé d’embûches et d’embuscades. Et nous devons prendre acte de notre solitude planétaire.
On ne peut plus penser binaire, il faut accepter les complexités d’Edgar Morin. Nous ne pouvons exprimer un avis en deux lignes, il faut nuancer, se battre toujours se battre, mais en sachant que nous n’avons plus un adversaire maudit, mais des combats multiples pour faire progresser l’humain. « Père, gardez-vous à droite, père, gardez-vous à gauche, » disait Philippe II le hardi à son père Jean le bon. Ou le psaume attribué au roi David déclarait il y a 2 600 ans : Éternel, accuse ceux qui m’accusent, combats ceux qui me combattent ! Empare-toi du petit et du grand bouclier et lève-toi pour me secourir ! Brandis la lance et le javelot contre mes persécuteurs.
Oui, nous vivons si tant est que nous tenions collectivement à nos fondements dans un monde d’hostilité ou il ne faut ni se fabriquer des ennemis, ni baisser la garde. Un monde de vigilance, ou seul le débat mesuré, argumenté, respectueux peut nous aider à avancer. Concluons pour ce jour encore une fois avec Paolo Coelho : « Quand on ne peut revenir en arrière, on doit se préoccuper de la meilleure manière d’aller de l’avant. »
1) En 1990, Mike Godwin, l’avocat et chercheur américain avait constaté que quand une discussion dégénérait, le IIIe Reich était très souvent évoqué : « Plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de 1. » Dans les années 1950, le philosophe Léo Strauss parlait d’un phénomène appelé “reductio ad hitlerium” , la réduction à Hitler (du débat).