Article paru dans le Nouvel Économiste.
Alcatel Space, c’est plus qu’une entreprise, c’est une légende, celle qui va des premiers hydravions aux tout derniers satellites en passant par la panoplie des missiles de la force de frappe française. Pour les Cannois, c’est encore Sud-Aviation ou l’Aérospatiale. Les plus anciens se souviennent de l’enseigne d’Étienne Romano. Un autodidacte, fou de mécanique venu de Paris qui s’installe sur la Croisette dans les années vingt. Il tente la construction de voiture, une torpédo élégante voit le jour, mais il est surtout attiré par l’aviation. Il conçoit son premier hydravion, un triplace de 130 chevaux qui décolle le 22 janvier 1922.
Ses ingénieurs et architectes se trouvent vite à l’étroit sur la Croisette. La construction du Casino du Palm beach fait flamber les prix. Étienne Romano quitte l’Est cannois, gagné par la mode du tourisme azuréen et construit ses Chantiers aéronavals à la Bocca en 1929. Un hectare de terrain entre la mer et une piste d’aviation en herbe. Le point de départ de ce qui deviendra la première entreprise industrielle du département. Étienne Romano emploie alors 200 personnes pour construire des bateaux, mais surtout des prototypes d’hydravions et d’avions pour la défense : la marine et la toute jeune armée de l’air.
1936, la nationalisation sonne le glas de l’ère Romano, mais Cannes continue à se développer : le gouvernement veut éloigner l’industrie aéronautique des frontières allemandes. La Société nationale des constructions aéronautiques du Sud-est voit le jour. Pendant la guerre, toute l’aéronautique française est repliée à Cannes. Les grands hôtels accueillent ingénieurs, pilotes et techniciens. L’usine de la Bocca délaisse les gazogènes et les fours à charbon pour construire le premier avion français à réaction.
Après la Libération, (et un déménagement de protection rocambolesque à Draguignan), Cannes devient le très secret centre français de fabrication d’engins spéciaux. De la première bombe planante autoguidée aux fusées testées à Colom-Béchar en Algérie, le Groupement technique de Cannes invente ce que seront les technologies de l’espace : propulsion, guidage, radioguidage,…
Le « confidentiel défense » interdit de médiatiser les records battus à Cannes : le record de vitesse sur rail à 328 km/h le 28 mars 1952, avec un véhicule à réaction, ou le premier engin supersonique qui vole à Mach 3,6 en avril 1958.
Sud-Aviation prend le relais en 1957 et développe les activités liées à la force de frappe française en matière de balistique. C’est le temps des fusées et des missiles de croisière. Cannes se spécialise dans la fabrication des « cases à équipement » des missiles : le cerveau des engins situé sous l’ogive. L’ancêtre du satellite qui devient avec la constitution d’Aérospatiale en 1970, l’activité principale du site. Cannes a en charge la structure, la régulation thermique, les générateurs solaires, et les réflecteurs d’antenne. L’histoire des satellites français se confond avec celle du site cannois : le premier satellite géostationnaire de télécommunication, Symphonie, puis Météosat, Arabsat, Eutelsat, Spacebus, 100 satellites issus des salles blanches cannoises sont en service. Dans le grand amphithéâtre de La Bocca, les départs de la fusée Ariane sont suivis avec la même passion, la même tension, la même joie que le premier décollage de l’hydravion Romano.
« Ces équipes, raconte Roger Béteille, qui fut l’homme de la balistique de Sud Aviation, ont su équilibrer continuité et innovation : les premiers missiles étaient des avions sans pilote, les balistiques étaient pilotées par des techniques dérivées des missiles volants, les satellites des transpositions spatiales civiles des « cases d’équipement » des balistiques… »
80 ans d’histoire, 35 années d’expérience spatiale, 2000 salariés, dont une majorité de moins de 30 ans et pourtant ce qui est devenu Alcatel Space depuis la fusion de 1998 des activités spatiales françaises reste très discret. « Nous sommes le premier établissement industriel du département, note Jean Zieger, directeur de l’établissement de Cannes depuis 10 ans, nous avons doublé nos effectifs en 8 ans. Le spatial représentait 20 % de notre activité en 80, 40 %, il y a dix ans et 100 % aujourd’hui, mais nous héritons d’une tradition initiale du secret ».
Les salariés d’Alcatel space sont pourtant fortement insérés dans le tissu local. On retrouve les ingénieurs et techniciens actifs ou souvent retraités dans nombre de conseils municipaux de l’ouest des Alpes maritimes ou à la tête d’associations de défense de l’environnement. Pour leur résidence, les plus anciens vivent à Cannes même (environ 300) les autres vont plus vers l’ouest, Grasse et la vallée de la Siagne, jusqu’au Var et Fréjus qui offrent un foncier accessible.
Jean Zieger a développé des relations fortes avec Sophia-Antipolis : « Nous sommes à 10 minutes, dit-il, et la technologie est à Sophia, nous y avons des sous-traitants ».
Cannes vit ses deux faces. Côté est, les palaces et les congrès, côté ouest l’industrie et les hautes technologies. Le tout avec vue sur mer. Les marches du Palais des festivals sont plus connues que les salles d’assemblage d’Alcatel. « Cannes pourrait vivre sans Alcatel space et vice-versa, avoue Jean Zieger. On est important (on paie 45 MF de TP) mais pas déterminants. »
Bernard Brochand, le nouveau maire de Cannes proteste. Le petit Brochand allait en classe avec les fils d’ingénieurs de la Bocca. « Cannes a une place décisive dans l’histoire de l’aéronautique française, revendique-t-il. Mais il est vrai que la force du tourisme d’affaires, avec 300 jours de congrès par an communique fortement. Avec 11 000 lits et 3,5 millions de visiteurs en 2001 (selon le Crt Côte d’Azur), 46 % de notre Pib est lié au tourisme ». Et puis les équipes qui se sont succédé à la mairie, depuis Michel Mouillot se souciaient peu d’industrie. Les affaires ont pollué la vie économique et politique locale. « Cannes est une ville traumatisée, avoue David Lisnard, jeune adjoint au maire de 33 ans, en charge du développement économique et du tourisme. Cannes a souffert de l’irresponsabilité de ses élus et des malversations ». L’ancien secrétaire de l’UJP, militant Rpr veut nettoyer les écuries d’Augias. Le palais des festivals, lieux de toutes les turpitudes est assaini, les concessions portuaires revues, le personnel municipal remis au travail.
« Nous avons pris conscience de l’importance d’Alcatel Space », dit-il. Et dans son programme Bernard Brochand a prévu de créer « autour d’Alcatel un véritable pôle de hautes technologies dans le cadre d’un site associé à Sophia-Antipolis ». L’ancien patron d’agence de pub rêve d’offrir une structure d’accueil aux 2000 photographes professionnels qui vont faire leurs prises de vue en Floride ou en Afrique du Sud.
David Lisnard, en charge du projet veut créer une ZAC publique avant l’été, avec un projet inédit de technopole en milieu urbain, à 50 mètres de la mer. Un espace de 33 hectares inconstructible en logement puisque dans la zone de l’aéroport et dont la municipalité maîtrise déjà la moitié. La thématique de l’image a été retenue par l’équipe municipale, qui ne craint pas la concurrence des vingt pôles image en constitution en France de Valenciennes à Marseille, d’Angoulême à Strasbourg. « Nous avons, plaide David Lisnard avec les congrès professionnels tous les hommes du métier qui viennent du monde entier à Cannes, ils apprécient le site et auraient envie d’y travailler. Et nous avons Alcatel qui un leader mondial des réseaux de communication ». « Nous pouvons nous positionner sur les contenus », conclut Bernard Brochand. Et cette image internationale est le meilleur atout de la ville. « Nos clients, raconte Jean Zieger, qu’ils viennent du Moyen Orient ou des États unis connaissent Cannes, nous sommes une vitrine du groupe » Cannes affirme David Lisnard, « est une ville qui vit la mondialisation et qui la vit bien, nous avons tous les atouts pour en faire un modèle ».
Christian Apothéloz