Le journaliste : enquêtes et reportages

Alcatel space à Cannes : plus qu’une entreprise, une légende

par | 11 mars 2002

Article paru dans le Nouvel Économiste.

Alcatel Space, c’est plus qu’une entre­prise, c’est une légende, celle qui va des pre­miers hydra­vions aux tout der­niers satel­lites en pas­sant par la pano­plie des mis­siles de la force de frappe fran­çaise. Pour les Cannois, c’est encore Sud-Aviation ou l’Aérospatiale. Les plus anciens se sou­viennent de l’enseigne d’Étienne Romano. Un auto­di­dacte, fou de méca­nique venu de Paris qui s’installe sur la Croisette dans les années vingt. Il tente la construc­tion de voi­ture, une tor­pé­do élé­gante voit le jour, mais il est sur­tout atti­ré par l’aviation. Il conçoit son pre­mier hydra­vion, un tri­place de 130 che­vaux qui décolle le 22 jan­vier 1922.
Ses ingé­nieurs et archi­tectes se trouvent vite à l’étroit sur la Croisette. La construc­tion du Casino du Palm beach fait flam­ber les prix. Étienne Romano quitte l’Est can­nois, gagné par la mode du tou­risme azu­réen et construit ses Chantiers aéro­na­vals à la Bocca en 1929. Un hec­tare de ter­rain entre la mer et une piste d’aviation en herbe. Le point de départ de ce qui devien­dra la pre­mière entre­prise indus­trielle du dépar­te­ment. Étienne Romano emploie alors 200 per­sonnes pour construire des bateaux, mais sur­tout des pro­to­types d’hydravions et d’avions pour la défense : la marine et la toute jeune armée de l’air.
1936, la natio­na­li­sa­tion sonne le glas de l’ère Romano, mais Cannes conti­nue à se déve­lop­per : le gou­ver­ne­ment veut éloi­gner l’industrie aéro­nau­tique des fron­tières alle­mandes. La Société natio­nale des construc­tions aéro­nau­tiques du Sud-est voit le jour. Pendant la guerre, toute l’aéronautique fran­çaise est repliée à Cannes. Les grands hôtels accueillent ingé­nieurs, pilotes et tech­ni­ciens. L’usine de la Bocca délaisse les gazo­gènes et les fours à char­bon pour construire le pre­mier avion fran­çais à réac­tion.
Après la Libération, (et un démé­na­ge­ment de pro­tec­tion rocam­bo­lesque à Draguignan), Cannes devient le très secret centre fran­çais de fabri­ca­tion d’engins spé­ciaux. De la pre­mière bombe pla­nante auto­gui­dée aux fusées tes­tées à Colom-Béchar en Algérie, le Groupement tech­nique de Cannes invente ce que seront les tech­no­lo­gies de l’espace : pro­pul­sion, gui­dage, radio­gui­dage,…
Le « confi­den­tiel défense » inter­dit de média­ti­ser les records bat­tus à Cannes : le record de vitesse sur rail à 328 km/h le 28 mars 1952, avec un véhi­cule à réac­tion, ou le pre­mier engin super­so­nique qui vole à Mach 3,6 en avril 1958.
Sud-Aviation prend le relais en 1957 et déve­loppe les acti­vi­tés liées à la force de frappe fran­çaise en matière de balis­tique. C’est le temps des fusées et des mis­siles de croi­sière. Cannes se spé­cia­lise dans la fabri­ca­tion des « cases à équi­pe­ment » des mis­siles : le cer­veau des engins situé sous l’ogive. L’ancêtre du satel­lite qui devient avec la consti­tu­tion d’Aérospatiale en 1970, l’activité prin­ci­pale du site. Cannes a en charge la struc­ture, la régu­la­tion ther­mique, les géné­ra­teurs solaires, et les réflec­teurs d’antenne. L’histoire des satel­lites fran­çais se confond avec celle du site can­nois : le pre­mier satel­lite géo­sta­tion­naire de télé­com­mu­ni­ca­tion, Symphonie, puis Météosat, Arabsat, Eutelsat, Spacebus, 100 satel­lites issus des salles blanches can­noises sont en ser­vice. Dans le grand amphi­théâtre de La Bocca, les départs de la fusée Ariane sont sui­vis avec la même pas­sion, la même ten­sion, la même joie que le pre­mier décol­lage de l’hydravion Romano.
« Ces équipes, raconte Roger Béteille, qui fut l’homme de la balis­tique de Sud Aviation, ont su équi­li­brer conti­nui­té et inno­va­tion : les pre­miers mis­siles étaient des avions sans pilote, les balis­tiques étaient pilo­tées par des tech­niques déri­vées des mis­siles volants, les satel­lites des trans­po­si­tions spa­tiales civiles des « cases d’équipement » des balis­tiques… »
80 ans d’histoire, 35 années d’expérience spa­tiale, 2000 sala­riés, dont une majo­ri­té de moins de 30 ans et pour­tant ce qui est deve­nu Alcatel Space depuis la fusion de 1998 des acti­vi­tés spa­tiales fran­çaises reste très dis­cret. « Nous sommes le pre­mier éta­blis­se­ment indus­triel du dépar­te­ment, note Jean Zieger, direc­teur de l’établissement de Cannes depuis 10 ans, nous avons dou­blé nos effec­tifs en 8 ans. Le spa­tial repré­sen­tait 20 % de notre acti­vi­té en 80, 40 %, il y a dix ans et 100 % aujourd’hui, mais nous héri­tons d’une tra­di­tion ini­tiale du secret ».
Les sala­riés d’Alcatel space sont pour­tant for­te­ment insé­rés dans le tis­su local. On retrouve les ingé­nieurs et tech­ni­ciens actifs ou sou­vent retrai­tés dans nombre de conseils muni­ci­paux de l’ouest des Alpes mari­times ou à la tête d’associations de défense de l’environnement. Pour leur rési­dence, les plus anciens vivent à Cannes même (envi­ron 300) les autres vont plus vers l’ouest, Grasse et la val­lée de la Siagne, jusqu’au Var et Fréjus qui offrent un fon­cier acces­sible.
Jean Zieger a déve­lop­pé des rela­tions fortes avec Sophia-Antipolis : « Nous sommes à 10 minutes, dit-il, et la tech­no­lo­gie est à Sophia, nous y avons des sous-traitants ».
Cannes vit ses deux faces. Côté est, les palaces et les congrès, côté ouest l’industrie et les hautes tech­no­lo­gies. Le tout avec vue sur mer. Les marches du Palais des fes­ti­vals sont plus connues que les salles d’assemblage d’Alcatel. « Cannes pour­rait vivre sans Alcatel space et vice-versa, avoue Jean Zieger. On est impor­tant (on paie 45 MF de TP) mais pas déter­mi­nants. »
Bernard Brochand, le nou­veau maire de Cannes pro­teste. Le petit Brochand allait en classe avec les fils d’ingénieurs de la Bocca. « Cannes a une place déci­sive dans l’histoire de l’aéronautique fran­çaise, revendique-t-il. Mais il est vrai que la force du tou­risme d’affaires, avec 300 jours de congrès par an com­mu­nique for­te­ment. Avec 11 000 lits et 3,5 mil­lions de visi­teurs en 2001 (selon le Crt Côte d’Azur), 46 % de notre Pib est lié au tou­risme ». Et puis les équipes qui se sont suc­cé­dé à la mai­rie, depuis Michel Mouillot se sou­ciaient peu d’industrie. Les affaires ont pol­lué la vie éco­no­mique et poli­tique locale. « Cannes est une ville trau­ma­ti­sée, avoue David Lisnard, jeune adjoint au maire de 33 ans, en charge du déve­lop­pe­ment éco­no­mique et du tou­risme. Cannes a souf­fert de l’irresponsabilité de ses élus et des mal­ver­sa­tions ». L’ancien secré­taire de l’UJP, mili­tant Rpr veut net­toyer les écu­ries d’Augias. Le palais des fes­ti­vals, lieux de toutes les tur­pi­tudes est assai­ni, les conces­sions por­tuaires revues, le per­son­nel muni­ci­pal remis au tra­vail.
« Nous avons pris conscience de l’importance d’Alcatel Space », dit-il. Et dans son pro­gramme Bernard Brochand a pré­vu de créer « autour d’Alcatel un véri­table pôle de hautes tech­no­lo­gies dans le cadre d’un site asso­cié à Sophia-Antipolis ». L’ancien patron d’agence de pub rêve d’offrir une struc­ture d’accueil aux 2000 pho­to­graphes pro­fes­sion­nels qui vont faire leurs prises de vue en Floride ou en Afrique du Sud.
David Lisnard, en charge du pro­jet veut créer une ZAC publique avant l’été, avec un pro­jet inédit de tech­no­pole en milieu urbain, à 50 mètres de la mer. Un espace de 33 hec­tares incons­truc­tible en loge­ment puisque dans la zone de l’aéroport et dont la muni­ci­pa­li­té maî­trise déjà la moi­tié. La thé­ma­tique de l’image a été rete­nue par l’équipe muni­ci­pale, qui ne craint pas la concur­rence des vingt pôles image en consti­tu­tion en France de Valenciennes à Marseille, d’Angoulême à Strasbourg. « Nous avons, plaide David Lisnard avec les congrès pro­fes­sion­nels tous les hommes du métier qui viennent du monde entier à Cannes, ils appré­cient le site et auraient envie d’y tra­vailler. Et nous avons Alcatel qui un lea­der mon­dial des réseaux de com­mu­ni­ca­tion ». « Nous pou­vons nous posi­tion­ner sur les conte­nus », conclut Bernard Brochand. Et cette image inter­na­tio­nale est le meilleur atout de la ville. « Nos clients, raconte Jean Zieger, qu’ils viennent du Moyen Orient ou des États unis connaissent Cannes, nous sommes une vitrine du groupe » Cannes affirme David Lisnard, « est une ville qui vit la mon­dia­li­sa­tion et qui la vit bien, nous avons tous les atouts pour en faire un modèle ».

Christian Apothéloz