Article paru dans le Nouvel Économiste.
Le 10 juin prochain, le TGV nouveau mettra Marseille à 3 heures de Paris et à 1 h 37 de Lyon. Un changement dans l’espace-temps qui fait du Rhône l’axe d’une nouvelle région à la dimension de la Lombardie ou de la Bavière. Un rêve ou une menace ?
Marseille-Paris en trois heures, ça change la donne du transport de personnes entre la capitale et sa province la plus éloignée. Avec l’expérience de Satolas, les compagnies aériennes savent qu’elles vont perdre du terrain et que l’on verra des attachés-cases dans les gares ferroviaires. Les TGV de 5 h 29 et le 6 h 29 se substitueront aux navettes d’Air France du matin. Pas en totalité, mais tout de même, la SNCF compte gagner six millions de voyageurs, particulièrement sur la clientèle d’affaires. Le jeu est à gain nul ou à progression lente. La SNCF n’a pas l’intention de casser les prix, l’aller simple oscille entre 406 F. et 677 F. Il y aura donc glissement de clientèle. Mais la liaison avec Lyon offre d’autres perspectives. Le billet sera entre 233 F et 364 F, le temps inférieur à deux heures, de cœur de ville à cœur de ville, de Saint Charles à la Part Dieu. C’est une proximité nouvelle, un temps de déplacement métropolitain. Si nos départements se sont construits autour de la journée de déplacement à cheval, les relations d’affaires se bâtissent avec la possibilité de tenir une réunion dans la demi-journée. Marseille, Montpellier et Lyon s’inscrivent ainsi dans un triangle propice aux échanges et à la circulation des personnes. Le Grand Sud-Est devient un territoire accessible et irrigué. C’est, si l’on prend en compte les trois régions, Rhône-Alpes, Provence Alpes Côte d’Azur et Languedoc-Roussillon, le cinquième du territoire national, mais plus du quart de la population. Il compte, selon l’Insee*, cinq des plus grandes agglomérations françaises, huit des vingt aires urbaines les plus peuplées. Un territoire très urbanisé : sur les 12 millions d’habitants, 10 sont des urbains ou des rurbains. À peine plus de deux millions occupent 70 % de l’espace, dans les campagnes et les montagnes. Et cette population connaît une croissance forte, plus forte que les moyennes nationale et européenne, au Sud grâce aux migrations, au Nord par un solde naturel élevé.
Cette grande région joue dans la cour des grands en Europe. Elle n’a rien à envier au land de Baden Wurtemberg, à la Catalogne ou à la Lombardie, elle est démographiquement plus dynamique et économiquement puissante avec 19 % du PIB français.
Belle construction statistique, fiction tentante d’une Eurorégion qui peine à voir le jour. Dans les années soixante déjà, un grand industriel Marseillais, Pierre Terrin en a eu l’intuition. Il est alors à la tête de la Spat, la Société provençale des ateliers Terrin, des milliers de salariés sur les quais, un modèle social et une réussite économique incontestée. Il fonde l’association Grand Delta, présidée par Antoine Pinay lui-même. Colloques prestigieux, visites, démarches, le grand Delta est à l’ordre du jour. Il est l’argumentaire des Marseillais pour défendre l’implantation de la sidérurgie à Fos-sur-Mer, plutôt qu’au Havre. Henri Mercier, aujourd’hui président du Conseil économique et social régional de PACA se souvient que ce sont les Lyonnais qui ont convaincu Pierre Couve de Murville de jouer la sidérurgie en Méditerranée. Antoine Pinay avait menacé : « Si la sidérurgie s’implante au Havre, les industriels Lyonnais traiteront avec l’Italie ». Et Pierre Terrin, aujourd’hui 77 ans, garde un goût amer de l’attitude de ses concitoyens. « J’ai été traité de traître par les Marseillais, car j’avais déclaré que Fos ne serait pas le port de Marseille, mais celui de Lyon ! Je connaissais bien Rotterdam, se souvient-il. À Fos, à l’époque, il n’y avait que des flamands roses et Marseille n’était qu’un port de pêche à côté des ports du nord, il nous fallait un grand hinterland pour justifier un investissement de l’État ».
« C’était et ça reste la seule grande idée d’aménagement du territoire des 50 dernières années » affirme Bernard Morel, économiste, professeur à science po. et dircab de Michel Vauzelle. « Cette idée est arrivée 30 années trop tôt, constate Pierre Terrin. » Le Grand Delta ne survivra pas aux coups de boutoir de la crise du port de Marseille. Les Lyonnais déroutés par l’interminable feuilleton social regardent ailleurs. Les régions sont en train de se structurer, les préfets prennent leurs marques, bien avant les présidents élus… Comment demander à ce tout nouvel échelon administratif de penser à sa perte en regardant au-delà de ses frontières ? Enfin, coup de grâce, la liaison fluviale Rhin Rhône qui devait devenir l’artère vitale du Delta se traîne jusqu’au coup de grâce de Dominique Voynet en 1997.
Fin d’un rêve. Et début d’une réalité. Car lorsque la Datar au milieu des années quatre-vingt-dix reprend ses cartes, essaie de dessiner le territoire français à l’horizon 2020, le Grand delta, rebaptisé Grand Sud Est, revient à l’ordre du jour. Dans le « futur désiré » que Jean-Louis Guigou appelle de ses vœux, l’interrégion s’est taillé une place. Les habitants eux-mêmes posent les jalons d’une région sans discontinuité de Genève à Toulon et de Sète à Bourg-en-Bresse. La cartographie établie par Jean Laganier, directeur adjoint de l’Insee à Marseille laisse apparaître cette continuité et cette homogénéité démographiques qui peu à peu délimite un Grand Delta. La première zone part de Genève. La cité de Calvin étouffe dans son univers helvétique. Les entreprises sont en quête d’implantation en Euroland. Les Suisses dépensent en France, les Français travaillent en Suisse. Cette zone donc, traverse les villes frontalières comme Annemasse, va vers Annecy, dépasse Chambéry, arrive sur Grenoble et se poursuit vers Valence. La RUL, la région urbaine lyonnaise, elle n’est plus à démontrer, elle est organisée dans l’Aderly et son influence s’étale le long du Rhône pour faire la jonction à Valence. Avignon ouvre la porte de l’aire Sud Rhodanienne comme l’appellent les statisticiens de l’Insee. Pôle logistique, lieu d’aiguillage du TGV et de l’autoroute, Avignon déborde sur trois départements et deux régions avec des relations triangulaires autour de Nîmes et Arles. L’aire métropolitaine marseillaise couvre presque tout le département des Bouches-du-Rhône et va aux lisières du Var, la continuité avec l’aire toulonnaise est pour demain. Seul l’Esterel fait encore frontière vers l’Est.
Vers l’ouest, vers le Languedoc-Roussillon, la Crau et la Camargue sont une tache blanche naturelle. Mais Montpellier s’étale vers Nîmes. Lorsque Jean Laganier fait varier quelques coefficients sur ses cartes numériques, lorsqu’il projette l’évolution démographique, tout le Sud Est s’opacifie et devient une vaste zone urbanisée sans discontinuité. « « L’espace en cours de périurbanisation, précise Jean Laganier, couvre 6500 km², il est aussi important que le Bassin parisien. Les flux migratoires sont importants, on constate, que Rhône-Alpes se déverse sur PACA et que PACA se déverse sur Languedoc-Roussillon ».
Les échanges économiques sont embryonnaires. Une étude réalisée* au début des années quatre-vingt-dix montre que les sociétés lyonnaises ne font que 2 % de leur chiffre d’affaires dans l’aire de Marseille et que dans le sens inverse, les Marseillais atteignent 6 % de leur CA en Rhône-Alpes. Les échanges Marseille-Montpellier sont plus denses : les Languedociens font 19 % de leur CA en Provence, les Marseillais, 5 % en Languedoc. Par contre les relations économiques Lyon-Montpellier sont faméliques. Le marché lyonnais est un véritable enjeu pour les Marseillais, tandis que les Lyonnais s’adressent peu aux Marseillais. Une opposition bien ancrée dans les représentations. « Pour les Lyonnais, estime Michel Carreno, économiste au Cete, le Centre d’études techniques du ministère de l’équipement à Aix, le Sud est un espace de consommation, alors que Rhône-Alpes est un espace de production. » À la vieille antinomie entre les marchands phocéens et les soyeux lyonnais, se substitue cette vision d’un Sud dédié aux loisirs et au tourisme face à un Nord laborieux et producteur de richesse. On dépense au Sud, on gagne au Nord. Jean Laganier a l’intuition que deux modes de développement sont à l’œuvre. « Provence Alpes Côte d’Azur, jouit d’un environnement qui attire une population nouvelle, et cette population génère ensuite de la richesse. C’est une vision plutôt exogène. Alors que les rhonalpins ont une industrie plus ancienne, un développement plus endogène qui a sa propre attractivité ».
Ce sont deux visions du monde différentes. Lyon regarde l’Europe. La région s’associe avec le Bade-Wurtemberg, la Lombardie et la Catalogne au sein de l’association des « Quatre moteurs pour l’Europe » destinée à être le fer de lance de « la coopération de grandes régions européennes dans les domaines de la recherche, de la culture, de l’agriculture, de la formation, de l’économie ». Même la Méditerranée ne peut plus être le pré carré des Phocéens. Une étude prospective commanditée Raymond Barre insiste sur la vocation méditerranéenne de la capitale des Gaules. Et des relations privilégiées sont nouées avec la Catalogne, le Piémont mais aussi la Tunisie ou le Maroc. Marseille regarde toujours en Méditerranée avec nostalgie et se méfie des ambitions rhônalpines. Pour Bernard Morel, qui a enseigné longtemps à Lyon et qui a jeté les premiers ponts institutionnels entre les deux cités, « Tout est à construire ».
« Nous ne sommes plus dans la même situation qu’il y a trente ans, proteste Pierre Terrin. Le pole microélectronique de Rousset, par exemple, n’a rien à envier à l’industrie grenobloise » La région PACA retrouve des couleurs et peut discuter avec ses voisins. Mais, il n’est plus question de s’enfermer dans le débat stérile sur qui sera la capitale de l’autre. « La question centrale, souligne le sociologue Jean Viard, est de mettre les villes en réseau. Il y a une communauté de destin évidente dans le Grand Sud Est. Comment pouvons-nous y produire plus de richesse et plus de solidarité ? »
Ce sont les questions que la Mission interministérielle et interrégionale d’aménagement du territoire a mises à son ordre du jour. Créée lors d’un Ciadt en 1999, à l’initiative de Jean-Louis Guigou, elle regroupe les services de l’État des trois régions. « Les conditions semblent réunies, estime la Datar***, pour que se constitue progressivement dans le Sud Est, une véritable alternative à la région capitale, contribuant ainsi au rééquilibrage de l’Europe vers le Sud ». Jean Bonnier, directeur d’études au Secrétariat général aux affaires régionales PACA, en est le correspondant à Marseille. « Nous sommes obligés de jouer ensemble, mais en assumant le fait que cette région est multipolaire. Toutes les approches localistes nous enferment et depuis 10 ans nous nous demandons comment faire pour que Lyon, Montpellier et Marseille se parlent. Rien ou presque ne débouche parce que les questions partagées, les questions interrégionales sont mal traitées. Seuls fonctionnent les territoires administrés : régions, département, communes ». Il n’est pas question de créer une superrégion, avec une administration de plus. « L’État doit s’adapter à la dynamique sociale, affirme Jean Viard, il doit se réorganiser pour suivre la société et ça n’est pas dans ses habitudes ». Les directions régionales de l’équipement ont étudié les systèmes portuaires, aéroportuaires et la logistique, les Drac, travaillent ensemble, les chercheurs essaient de comprendre ce système urbain du Grand Sud Est. Seule renâclent l’Éducation nationale et ses cinq recteurs qui se partagent le quart du potentiel universitaire français. Pourtant les « anomalies » et les incohérences sont patentes : l’Université d’Avignon par exemple a du mal à décoller et l’on en crée une à Nîmes sous prétexte qu’il y a deux rectorats ! « Pourquoi s’en remettre à l’administration, proteste Bernard Pouyet, professeur de droit public à l’Université Pierre Mendès France et directeur de l’Institut d’urbanisme de Grenoble. La question qui nous est posée est de transcender les frontières institutionnelles. Les universités sont autonomes, elles peuvent se réunir sur des projets ». Et le tourisme pourrait être un des éléments fédérateurs des deux régions. « Le Grand Sud Est, explique Bernard Pouyet, est la première destination touristique européenne, une place mondiale décisive. Et pourtant, nous avons peu de formations de haut niveau dans ce domaine, peu de laboratoires de recherche… Nous formons des techniciens, pas des managers, ni des chercheurs ou des ingénieurs. ». Un Institut de hautes études du tourisme est en débats.
Le port de Marseille, s’il parvient à se défaire de ses retards culturels endémiques ne peut se développer que dans le grand triangle qui englobe la Suisse, Rhône-Alpes et tout le Midi méditerranéen. Les Marseillais plaident auprès du ministre des transports pour le contournement ferroviaire de Lyon, le verrou des marchés franciliens vers Fos-sur-Mer. Un juste retour des choses.
En fait ce sont les entreprises qui construisent le Grand Sud Est. Tous les grands groupes de service, toutes les entreprises de distribution se sont réorganisées en 7 ou 8 régions sur le territoire national. Finies les directions régionales de Nice, Montpellier, Marseille, Lyon, Grenoble ou Valence. Lorsque le territoire est la zone Méditerranée, Marseille ou Aix-en-Provence héritent du siège « régional ». C’est le cas de l’intérim, de l’informatique, des banques comme le Crédit Lyonnais, le Crédit mutuel ou Dexia. « Dans la logistique, souligne Jean-Claude Juan, directeur du développement régional à la Chambre régionale de commerce et d’industrie Pacac, les grands opérateurs de transport collectent du Jura à la Méditerranée. Évian a choisi le Distriport de Fos pour conditionner ses palettes vers tout le Sud Est. On traite le territoire comme un espace indifférencié pertinent en matière économique. Et l’on choisit son implantation en fonction de l’environnement décisionnel le plus favorable »
En fait, voulu ou redouté, l’espace s’ouvre. Et cette ouverture est plus subie qu’anticipée. Le bassin de chalandise s’élargit, les industries du service ont tout à y gagner. Avec le risque de favoriser le plus fort. Et Lyon part avec une avance confortable. Le Syntec par exemple y regroupe 150 cabinets dont des leaders nationaux comme Algoé, une des cinq premières sociétés françaises de conseil en management.
« On ne peut pas se battre en se protégeant, affirme Henri Mercier. L’excellence ne s’obtient pas en restant dans son fauteuil. Il y aura des Marseillais plus malins qui gagneront à Lyon. Et il y aura des Lyonnais qui viendront réveiller l’économie marseillaise, là où elle roupille ».
« Nous n’avons à Marseille que peu de choix, insiste Jean Bonnier. Le Grand Sud Est est la seule chance que nous ayons de ne pas être péninsularisés ». « Lyon, décrypte Jean-Claude Juan, rayonne à 360°, Marseille, tant que la Méditerranée n’a pas retrouvé un souffle de paix et de prospérité est bloquée à 180°. »
Christian Apothéloz
* Dossier Insee N° 1, Le Grand Sud Est (1er janvier 1998).
** Insee, Sud information économique N° 99.
*** Aménager la France de 2020, mettre les territoires en mouvement. La Documentation française novembre 2000.