Article paru dans le Nouvel Économiste.
Jusqu’au 28 juillet, les 500 compagnies du « off », les 50 du « in » vont tenter de séduire le festivalier. Pas seulement pour la gloire d’un succès mythifié, mais parce qu’Avignon est devenu le lieu où se décide pour plusieurs années la programmation du théâtre en francophonie. Avignon serait-il devenu au théâtre ce que le Bourget est à l’aéronautique ou Cannes au cinéma ?
Avignon : en plein soleil de Midi, à J‑3 de l’ouverture, il transpire à ficeler sur un panneau de stationnement interdit le 8e carton de promotion d’un spectacle « off ». Cédric a 20 ans, il a fait le voyage d’Avignon depuis la Bretagne avec une troupe, (il y est aussi éclairagiste et monteur de décor), qui a tout misé pour jouer dans cette capitale éphémère du théâtre. Ils sont ainsi 2000 à avoir accompagné 2000 acteurs. Ils investissent plus de 100 lieux de spectacles, de la salle climatisée à la cour en plein air en passant par les garages équipés à la va-vite.
500 compagnies dont 400 n’étaient pas là l’an dernier. « C’est, souligne le président d’Avignon Public Off, Alain Léonard, une épreuve initiatique pour de nombreuses jeunes compagnies confrontées aux problèmes de gestion d’une équipe artistique, technique et administrative ».
Un baptême du feu redoutable dont le spectateur ne voit qu’une petite partie du décor. Dans ses rues surchauffées, la capitale du Vaucluse vit trois semaines de folies. Une ambiance de feria, avec l’émotion des rencontres d’acteur et les hasards du débat public. Une ville sage de 180 000 habitants investie par les saltimbanques et leurs drôles de spectateurs. Pas une invasion parisienne, comme certains le déplorent. Certes France Culture, Télérama et les pages culture de Libé et du Monde y installent leurs quartiers d’été. Mais le public parisien ne représente que 20 % des festivaliers. Ils viennent et reviennent surtout des régions alentour, la Provence, le Languedoc et la région lyonnaise. Un public qui va décider par ses choix du sort des compagnies.
Philippe Girard a piloté l’installation de la Compagnie des Loups masqués qui jouait en 98 une pièce de Caubère. « Le plus difficile, dit-il, est de trouver un lieu. Chaque salle programme dans la journée 6 ou 7 spectacles. On achète un créneau de deux heures et les bailleurs font monter les enchères, mais on peut négocier. Pour le « off », il faut un décor qui se monte en 10 minutes, un éclairage pas trop sophistiqué et pas de répétition sur place ! ». « Il faut qu’une troupe ait un budget de 150 000 francs pour venir à Avignon » confirme Alain Léonard. Ceux qui comptent sur les entrées pour se nourrir risquent des déconvenues. Chaque année une cinquantaine de spectacles quittent le Vaucluse avant la fin juillet faute de moyens de survie.
Tout se décide en octobre. En février, les programmes sont bouclés. Et le 6 juillet, tout commence.
Comment séduire le festivalier ? La presse nationale est phagocytée par le « in », l’audiovisuel a peu d’impact. Avignon n’a qu’un média, la rue. Tout ce qui peut servir à accrocher une pancarte, du chéneau au moindre volet, des lampadaires aux barrières, des devantures abandonnées aux panneaux de signalisation est assailli, totémisé, placardé. Investir la rue, c’est aussi y jouer, en faisant une parade. Le must des compagnies. « C’est un spectacle en soi, explique Claude Pagès, responsable de diffusion de Cartoun sardine théâtre. La parade est un coup. Pour promouvoir Tristan et Yseult, nous avions accroché des cœurs énormes aux lampadaires et nous défilions avec une DS Rose ». Depuis le spectacle est passé sur les scènes nationales comme La Criée à Marseille. « La parade, souligne un acteur est une très belle et très grande école, elle met l’acteur en situation précaire ». « Mais, avertit Alain Léonard, mieux vaut une simple distribution de tract qu’une mauvaise parade. » Le public avignonnais est curieux, mais connaisseur.
Même avec un public assidu, « une troupe ne rentre jamais dans ses fonds, affirme Claude Pagès de Cartoun sardine théâtre. Les compagnies viennent à Avignon pour vendre leurs spectacles ». Le public invisible d’Avignon, celui qui est le plus recherché et le plus redouté est celui des professionnels. Un noyau de 1 500 « acheteurs » qui dirigent des lieux culturels, des lieux de diffusion en France et dans les pays francophones. Ils viennent faire leur shopping pour les deux années suivantes. « Ils sont très organisés », souligne Claude Pagès. Le professionnel a le journal du « off » surligné et les oreilles grandes ouvertes. Il écoute les commentaires, regarde le public autant que la scène, flaire et sélectionne ce qui fera ou non le succès de sa saison. Il a ses circuits, ses salles, ses préférences. Il travaille avec ses pairs au sein des Grac, les groupements régionaux d’action culturelle. « Si on séduit un seul professionnel d’un Grac, note Michel Jouve, administrateur du tout jeune Syndikat des mouettes, on est sûr de faire tache d’huile ». Une troupe reconnue comme Cartoun sardine théâtre verra entre 300 et 400 professionnels. Une troupe débutante comme les Loups masqués se réjouira d’avoir séduit 25 pros. « Avec ces contacts, nous avons pu organiser notre tournée », note Philippe Girard. « À Avignon, reconnaît Alain Léonard, on ne vit pas par le théâtre, mais pour le théâtre ». « Si on paie tout le monde, on n’amortit jamais un spectacle, confirme Jean-Marc Galéra, metteur en scène de la Compagnie du Loup à Grenoble. Il fait et refait ses comptes : l’an dernier un spectacle à trois personnages nécessitant trois personnes en coulisse a demandé un budget de 270 000 francs dont 80 000 francs pour la salle. Impossible à couvrir en 20 jours avec des entrées à 60 ou 80 francs. « Par contre, dit-il, c’est le seul endroit en France où il y a une telle concentration de diffuseurs ». Cet ancien prof de math converti au théâtre, via le cirque, a maintenant confié sa promo à un « tourneur » et il coproduit son spectacle avec le théâtre La Luna. « Ici, les spectateurs rencontrent directement les artistes, ils ont droit à leurs coups de cœur. C’est assez sauvage, mais c’est direct, il n’y a pas de présélection. ». Car le spectateur et le professionnel sont indispensables pour faire le succès d’un passage à Avignon. Aucun pro ne retiendra un spectacle qui floppe. Et dans les ruelles de la cité papale, aux tables des bistrots, sur la place de la mairie, dans les débats, les réputations se font et se défont. « Le jugement se forme en un jour, reconnaît Bernard Faivre d’Arcier, directeur du « in ». La rumeur et l’humeur sont reines. « C’est un couperet, et dans les deux sens » note Claude Pagès. « Il y a même des rumeurs préexistantes, relevait Gérard Gélas, fondateur du Chêne noir, deux jours avant l’ouverture du festival. On me parle de notre prochaine pièce « Effroyable jardin » comme d’un succès alors que personne ne l’a vue ! ». « Avignon, analyse cet enfant du pays, c’est un grand rassemblement de publics, au pluriel. Ceux du « in », ceux du « off ». Et dans le « off », il y a des frénétiques de la découverte, qui se gavent de théâtre, qui en font une vraie cure ». Bernard Faivre d’Arcier repère 20 % d’adeptes exclusifs du « in », autant du « off » et 60 % qui mélangent leur programmation « in » et « off ». Mélange des publics donc, mais avec des modes d’organisations différents. Pour le « off », Avignon est le sésame du marché. Pour le « in », tout est construit par le jeu des coproductions. « Nous avons 75 % de créations et leurs tournées sont préparées, explique BFA. Nous travaillons avec des coproducteurs qui participent au risque ». Un diffuseur séduit par une pièce du « in » devra attendre un an avant d’en « disposer ».
« Je ne souhaite pas que le côté marketing prenne trop de place à Avignon, affirme Bernard Faivre d’Arcier. » L’ancien directeur du théâtre au ministère de la culture garde ses colères pour ceux qui exploitent les jeunes troupes, « les marchands de soupes, les marchands de sommeils qui font du fric sur le dos du théâtre ». Il y a reconnaît Gérard Gélas « un marché de l’immobilier théâtral » qui peut être très lucratif : un lieu de 100 places peut laisser une marge nette de 500 à 800 KF en trois semaines. « Il y a des voyous, avoue Alain Léonard, comme dans toutes les professions. ».
Mais globalement pour Bernard Faivre d’Arcier, le « off » est « un voisin plutôt bon enfant. Mais, regrette-t-il, il ne repose pas sur un critère de choix, il peut embarquer le meilleur et le pire. J’aimerais que le « off » s’auto=organise ; il pourrait mettre des étoiles par exemple… ».
« Lorsque j’ai créé l’Association Avignon public « off » en 1982, réplique Alain Léonard, nous avions 80 spectacles, et c’était déjà trop disait-on ! La réalité c’est qu’en 2000, il s’est vendu entre 600 000 et 700 000 places de théâtre pendant le « off ». » Jean-Marc Galéra qui présente cette année ses Caprices de Marianne n’en démord pas : « C’est merveilleux, même quand on joue dans un garage, on est des princes, simplement parce que le public peut nous aimer ! ».
Et pour cet amour du public, pour échapper aux margoulins, les acteurs s’organisent. Cartoun sardine théâtre a créé l’an dernier sur l’Île de la Barthelasse un chapiteau, une toile tendue aux formes élégantes pour présenter ses productions. « Nous en avions assez de monter et démonter 24 fois nos décors pendant le festival », lâche Claude Pagès. Résultat : 10 000 spectateurs ont traversé le Rhône pour les applaudir.
Une dizaine de troupes réunies par les associations Syndikat des mouettes et Totem veulent elles aussi inverser la tendance. « « Nous accompagnons et nous produisons des spectacles, explique Michel Jouve, un informaticien saisi par la folie du théâtre. Et Avignon est une opération promotionnelle collective ». Ils ont trouvé un lieu, la Fabrik, salle de spectacle d’une troupe résidente et se l’approprient, moyennant finance, pour trois semaines. Ils auraient préféré mieux, mais la chapelle à rénover faisait exploser les budgets. Ici, tout est partagé. La communication, l’accueil, la billetterie, la restauration, la régie, le bar… Un budget de 400 000 francs supporté par une société en participation qui s’amortit sur Avignon, mais surtout sur les « commandes » à venir. « Nous sommes dans une économie très tendue, reconnaît Michel Jouve, les yeux gonflés par deux nuits de collage pour ses 12 spectacles. Un gros contrat pour une troupe de 10 personnes ne dépassera pas les 50 000 francs. Un spectacle pour jeunes publics se vendra 8000 francs ». Une pression économique qui explique la profusion du café-théâtre et du one-man-show, du comique et du divertissement.
Passage initiatique, relais économique, Avignon est devenu depuis 15 ans, le grand salon professionnel du théâtre pour le monde francophone. Les régions font leur promotion collective dans ce salon à ciel ouvert. Les Pays de Loire ont réservé le Grenier à sel, la région Nord a dressé un chapiteau à l’Île Piot. « Il n’y a pas d’équivalent en Europe, souligne Alain Léonard. Le monde anglo-saxon a ses rendez-vous à Édimbourg, avec 1 400 spectacles dans une ville de 500 000 habitants, mais une ambiance plus business, moins chaleureuse ».
Une création sui generis qu’aucun organisateur n’aurait pu imaginer. « Je n’ai pas voulu créer le « off » », se souvient André Bénédetto, le patron du théâtre des Carmes. « Souvenez-vous en 1966, ça bougeait dans toute l’Europe. La contestation culturelle battait son plein. Vilar jouait depuis 1947, il y avait trois spectacles du Théâtre national populaire par an. C’était sacré, c’était une forteresse. Nous avons simplement décidé de jouer une pièce qui se voulait contestataire pendant le festival. Impensable ! Insolite. Et pourtant ça a marché. Nous avons fait sauter un verrou » « Benedetto nous a tous précédé, » reconnaît Gérard Gélas. Il présente Poèmes et « l’Homme qui chavire », puis il est en 1968 l’homme par qui le scandale arrive. Sa première pièce d’auteur, « La paillasse aux seins nus » est interdite par le préfet du Gard « pour risque de trouble à l’ordre public ». Depuis les trajectoires d’auteur, d’acteurs de metteurs en scène se sont décloisonnées. Dans une même saison, certains sont « in » et « off ». Mais dans la chapelle Sainte Catherine, superbe navire du XII siècle qui abrite le Chêne noir, Gélas revient sur ce qui l’a fait monter sur les planches, sur le rêve de Vilar. « Nous tenons parce que nous croyons aux compagnies, aux acteurs, à l’acte théâtral. Aujourd’hui, ce lieu enregistre hors festival 18 000 entrées, parce que nous formons le public. Moi qui ne suis plus monté sur scène depuis 20 ans, je remets mon habit d’histrion pour aller jouer dans les quartiers de la ville, là où les habitants ne savent même pas dire à quelle date a lieu le festival ! Nous devons déculpabiliser le fait d’entrer dans un théâtre ». Épaulé par un groupe de chefs d’entreprises du Vaucluse, le Club des trente, il a pu créer une structure nomade, une salle de théâtre ambulante parfaitement équipée, la Yourte qui lui permet d’aller dans les cours de HLM ou dans les villages les plus reculés.
« Le temps du théâtre, écrit-il est un temps partagé, une messe à corps présent, une catharsis, un acte magique, un espace sacré. Ce théâtre-là, je veux l’inscrire dans une réalité sociale. Je veux un théâtre public pensé pour un public nouveau, un théâtre de fête et non de pur divertissement ».
Christian Apothéloz