Le journaliste : enquêtes et reportages

Avignon : l’envers du “off”

par | 05 juillet 2001

Article paru dans le Nouvel Économiste.

Jusqu’au 28 juillet, les 500 com­pa­gnies du « off », les 50 du « in » vont ten­ter de séduire le fes­ti­va­lier. Pas seule­ment pour la gloire d’un suc­cès mythi­fié, mais parce qu’Avignon est deve­nu le lieu où se décide pour plu­sieurs années la pro­gram­ma­tion du théâtre en fran­co­pho­nie. Avignon serait-il deve­nu au théâtre ce que le Bourget est à l’aéronautique ou Cannes au cinéma ?

Avignon : en plein soleil de Midi, à J‑3 de l’ouverture, il trans­pire à fice­ler sur un pan­neau de sta­tion­ne­ment inter­dit le 8e car­ton de pro­mo­tion d’un spec­tacle « off ». Cédric a 20 ans, il a fait le voyage d’Avignon depuis la Bretagne avec une troupe, (il y est aus­si éclai­ra­giste et mon­teur de décor), qui a tout misé pour jouer dans cette capi­tale éphé­mère du théâtre. Ils sont ain­si 2000 à avoir accom­pa­gné 2000 acteurs. Ils inves­tissent plus de 100 lieux de spec­tacles, de la salle cli­ma­ti­sée à la cour en plein air en pas­sant par les garages équi­pés à la va-vite.
500 com­pa­gnies dont 400 n’étaient pas là l’an der­nier. « C’est, sou­ligne le pré­sident d’Avignon Public Off, Alain Léonard, une épreuve ini­tia­tique pour de nom­breuses jeunes com­pa­gnies confron­tées aux pro­blèmes de ges­tion d’une équipe artis­tique, tech­nique et admi­nis­tra­tive ».
Un bap­tême du feu redou­table dont le spec­ta­teur ne voit qu’une petite par­tie du décor. Dans ses rues sur­chauf­fées, la capi­tale du Vaucluse vit trois semaines de folies. Une ambiance de feria, avec l’émotion des ren­contres d’acteur et les hasards du débat public. Une ville sage de 180 000 habi­tants inves­tie par les sal­tim­banques et leurs drôles de spec­ta­teurs. Pas une inva­sion pari­sienne, comme cer­tains le déplorent. Certes France Culture, Télérama et les pages culture de Libé et du Monde y ins­tallent leurs quar­tiers d’été. Mais le public pari­sien ne repré­sente que 20 % des fes­ti­va­liers. Ils viennent et reviennent sur­tout des régions alen­tour, la Provence, le Languedoc et la région lyon­naise. Un public qui va déci­der par ses choix du sort des com­pa­gnies.
Philippe Girard a pilo­té l’installation de la Compagnie des Loups mas­qués qui jouait en 98 une pièce de Caubère. « Le plus dif­fi­cile, dit-il, est de trou­ver un lieu. Chaque salle pro­gramme dans la jour­née 6 ou 7 spec­tacles. On achète un cré­neau de deux heures et les bailleurs font mon­ter les enchères, mais on peut négo­cier. Pour le « off », il faut un décor qui se monte en 10 minutes, un éclai­rage pas trop sophis­ti­qué et pas de répé­ti­tion sur place ! ». « Il faut qu’une troupe ait un bud­get de 150 000 francs pour venir à Avignon » confirme Alain Léonard. Ceux qui comptent sur les entrées pour se nour­rir risquent des décon­ve­nues. Chaque année une cin­quan­taine de spec­tacles quittent le Vaucluse avant la fin juillet faute de moyens de sur­vie.
Tout se décide en octobre. En février, les pro­grammes sont bou­clés. Et le 6 juillet, tout com­mence.
Comment séduire le fes­ti­va­lier ? La presse natio­nale est pha­go­cy­tée par le « in », l’audiovisuel a peu d’impact. Avignon n’a qu’un média, la rue. Tout ce qui peut ser­vir à accro­cher une pan­carte, du ché­neau au moindre volet, des lam­pa­daires aux bar­rières, des devan­tures aban­don­nées aux pan­neaux de signa­li­sa­tion est assailli, toté­mi­sé, pla­car­dé. Investir la rue, c’est aus­si y jouer, en fai­sant une parade. Le must des com­pa­gnies. « C’est un spec­tacle en soi, explique Claude Pagès, res­pon­sable de dif­fu­sion de Cartoun sar­dine théâtre. La parade est un coup. Pour pro­mou­voir Tristan et Yseult, nous avions accro­ché des cœurs énormes aux lam­pa­daires et nous défi­lions avec une DS Rose ». Depuis le spec­tacle est pas­sé sur les scènes natio­nales comme La Criée à Marseille. « La parade, sou­ligne un acteur est une très belle et très grande école, elle met l’acteur en situa­tion pré­caire ». « Mais, aver­tit Alain Léonard, mieux vaut une simple dis­tri­bu­tion de tract qu’une mau­vaise parade. » Le public avi­gnon­nais est curieux, mais connais­seur.
Même avec un public assi­du, « une troupe ne rentre jamais dans ses fonds, affirme Claude Pagès de Cartoun sar­dine théâtre. Les com­pa­gnies viennent à Avignon pour vendre leurs spec­tacles ». Le public invi­sible d’Avignon, celui qui est le plus recher­ché et le plus redou­té est celui des pro­fes­sion­nels. Un noyau de 1 500 « ache­teurs » qui dirigent des lieux cultu­rels, des lieux de dif­fu­sion en France et dans les pays fran­co­phones. Ils viennent faire leur shop­ping pour les deux années sui­vantes. « Ils sont très orga­ni­sés », sou­ligne Claude Pagès. Le pro­fes­sion­nel a le jour­nal du « off » sur­li­gné et les oreilles grandes ouvertes. Il écoute les com­men­taires, regarde le public autant que la scène, flaire et sélec­tionne ce qui fera ou non le suc­cès de sa sai­son. Il a ses cir­cuits, ses salles, ses pré­fé­rences. Il tra­vaille avec ses pairs au sein des Grac, les grou­pe­ments régio­naux d’action cultu­relle. « Si on séduit un seul pro­fes­sion­nel d’un Grac, note Michel Jouve, admi­nis­tra­teur du tout jeune Syndikat des mouettes, on est sûr de faire tache d’huile ». Une troupe recon­nue comme Cartoun sar­dine théâtre ver­ra entre 300 et 400 pro­fes­sion­nels. Une troupe débu­tante comme les Loups mas­qués se réjoui­ra d’avoir séduit 25 pros. « Avec ces contacts, nous avons pu orga­ni­ser notre tour­née », note Philippe Girard. « À Avignon, recon­naît Alain Léonard, on ne vit pas par le théâtre, mais pour le théâtre ». « Si on paie tout le monde, on n’amortit jamais un spec­tacle, confirme Jean-Marc Galéra, met­teur en scène de la Compagnie du Loup à Grenoble. Il fait et refait ses comptes : l’an der­nier un spec­tacle à trois per­son­nages néces­si­tant trois per­sonnes en cou­lisse a deman­dé un bud­get de 270 000 francs dont 80 000 francs pour la salle. Impossible à cou­vrir en 20 jours avec des entrées à 60 ou 80 francs. « Par contre, dit-il, c’est le seul endroit en France où il y a une telle concen­tra­tion de dif­fu­seurs ». Cet ancien prof de math conver­ti au théâtre, via le cirque, a main­te­nant confié sa pro­mo à un « tour­neur » et il copro­duit son spec­tacle avec le théâtre La Luna. « Ici, les spec­ta­teurs ren­contrent direc­te­ment les artistes, ils ont droit à leurs coups de cœur. C’est assez sau­vage, mais c’est direct, il n’y a pas de pré­sé­lec­tion. ». Car le spec­ta­teur et le pro­fes­sion­nel sont indis­pen­sables pour faire le suc­cès d’un pas­sage à Avignon. Aucun pro ne retien­dra un spec­tacle qui floppe. Et dans les ruelles de la cité papale, aux tables des bis­trots, sur la place de la mai­rie, dans les débats, les répu­ta­tions se font et se défont. « Le juge­ment se forme en un jour, recon­naît Bernard Faivre d’Arcier, direc­teur du « in ». La rumeur et l’humeur sont reines. « C’est un cou­pe­ret, et dans les deux sens » note Claude Pagès. « Il y a même des rumeurs pré­exis­tantes, rele­vait Gérard Gélas, fon­da­teur du Chêne noir, deux jours avant l’ouverture du fes­ti­val. On me parle de notre pro­chaine pièce « Effroyable jar­din » comme d’un suc­cès alors que per­sonne ne l’a vue ! ». « Avignon, ana­lyse cet enfant du pays, c’est un grand ras­sem­ble­ment de publics, au plu­riel. Ceux du « in », ceux du « off ». Et dans le « off », il y a des fré­né­tiques de la décou­verte, qui se gavent de théâtre, qui en font une vraie cure ». Bernard Faivre d’Arcier repère 20 % d’adeptes exclu­sifs du « in », autant du « off » et 60 % qui mélangent leur pro­gram­ma­tion « in » et « off ». Mélange des publics donc, mais avec des modes d’organisations dif­fé­rents. Pour le « off », Avignon est le sésame du mar­ché. Pour le « in », tout est construit par le jeu des copro­duc­tions. « Nous avons 75 % de créa­tions et leurs tour­nées sont pré­pa­rées, explique BFA. Nous tra­vaillons avec des copro­duc­teurs qui par­ti­cipent au risque ». Un dif­fu­seur séduit par une pièce du « in » devra attendre un an avant d’en « dis­po­ser ».
« Je ne sou­haite pas que le côté mar­ke­ting prenne trop de place à Avignon, affirme Bernard Faivre d’Arcier. » L’ancien direc­teur du théâtre au minis­tère de la culture garde ses colères pour ceux qui exploitent les jeunes troupes, « les mar­chands de soupes, les mar­chands de som­meils qui font du fric sur le dos du théâtre ». Il y a recon­naît Gérard Gélas « un mar­ché de l’immobilier théâ­tral » qui peut être très lucra­tif : un lieu de 100 places peut lais­ser une marge nette de 500 à 800 KF en trois semaines. « Il y a des voyous, avoue Alain Léonard, comme dans toutes les pro­fes­sions. ».
Mais glo­ba­le­ment pour Bernard Faivre d’Arcier, le « off » est « un voi­sin plu­tôt bon enfant. Mais, regrette-t-il, il ne repose pas sur un cri­tère de choix, il peut embar­quer le meilleur et le pire. J’aimerais que le « off » s’auto=organise ; il pour­rait mettre des étoiles par exemple… ».
« Lorsque j’ai créé l’Association Avignon public « off » en 1982, réplique Alain Léonard, nous avions 80 spec­tacles, et c’était déjà trop disait-on ! La réa­li­té c’est qu’en 2000, il s’est ven­du entre 600 000 et 700 000 places de théâtre pen­dant le « off ». » Jean-Marc Galéra qui pré­sente cette année ses Caprices de Marianne n’en démord pas : « C’est mer­veilleux, même quand on joue dans un garage, on est des princes, sim­ple­ment parce que le public peut nous aimer ! ».
Et pour cet amour du public, pour échap­per aux mar­gou­lins, les acteurs s’organisent. Cartoun sar­dine théâtre a créé l’an der­nier sur l’Île de la Barthelasse un cha­pi­teau, une toile ten­due aux formes élé­gantes pour pré­sen­ter ses pro­duc­tions. « Nous en avions assez de mon­ter et démon­ter 24 fois nos décors pen­dant le fes­ti­val », lâche Claude Pagès. Résultat : 10 000 spec­ta­teurs ont tra­ver­sé le Rhône pour les applau­dir.
Une dizaine de troupes réunies par les asso­cia­tions Syndikat des mouettes et Totem veulent elles aus­si inver­ser la ten­dance. « « Nous accom­pa­gnons et nous pro­dui­sons des spec­tacles, explique Michel Jouve, un infor­ma­ti­cien sai­si par la folie du théâtre. Et Avignon est une opé­ra­tion pro­mo­tion­nelle col­lec­tive ». Ils ont trou­vé un lieu, la Fabrik, salle de spec­tacle d’une troupe rési­dente et se l’approprient, moyen­nant finance, pour trois semaines. Ils auraient pré­fé­ré mieux, mais la cha­pelle à réno­ver fai­sait explo­ser les bud­gets. Ici, tout est par­ta­gé. La com­mu­ni­ca­tion, l’accueil, la billet­te­rie, la res­tau­ra­tion, la régie, le bar… Un bud­get de 400 000 francs sup­por­té par une socié­té en par­ti­ci­pa­tion qui s’amortit sur Avignon, mais sur­tout sur les « com­mandes » à venir. « Nous sommes dans une éco­no­mie très ten­due, recon­naît Michel Jouve, les yeux gon­flés par deux nuits de col­lage pour ses 12 spec­tacles. Un gros contrat pour une troupe de 10 per­sonnes ne dépas­se­ra pas les 50 000 francs. Un spec­tacle pour jeunes publics se ven­dra 8000 francs ». Une pres­sion éco­no­mique qui explique la pro­fu­sion du café-théâtre et du one-man-show, du comique et du diver­tis­se­ment.
Passage ini­tia­tique, relais éco­no­mique, Avignon est deve­nu depuis 15 ans, le grand salon pro­fes­sion­nel du théâtre pour le monde fran­co­phone. Les régions font leur pro­mo­tion col­lec­tive dans ce salon à ciel ouvert. Les Pays de Loire ont réser­vé le Grenier à sel, la région Nord a dres­sé un cha­pi­teau à l’Île Piot. « Il n’y a pas d’équivalent en Europe, sou­ligne Alain Léonard. Le monde anglo-saxon a ses rendez-vous à Édimbourg, avec 1 400 spec­tacles dans une ville de 500 000 habi­tants, mais une ambiance plus busi­ness, moins cha­leu­reuse ».
Une créa­tion sui gene­ris qu’aucun orga­ni­sa­teur n’aurait pu ima­gi­ner. « Je n’ai pas vou­lu créer le « off » », se sou­vient André Bénédetto, le patron du théâtre des Carmes. « Souvenez-vous en 1966, ça bou­geait dans toute l’Europe. La contes­ta­tion cultu­relle bat­tait son plein. Vilar jouait depuis 1947, il y avait trois spec­tacles du Théâtre natio­nal popu­laire par an. C’était sacré, c’était une for­te­resse. Nous avons sim­ple­ment déci­dé de jouer une pièce qui se vou­lait contes­ta­taire pen­dant le fes­ti­val. Impensable ! Insolite. Et pour­tant ça a mar­ché. Nous avons fait sau­ter un ver­rou » « Benedetto nous a tous pré­cé­dé, » recon­naît Gérard Gélas. Il pré­sente Poèmes et « l’Homme qui cha­vire », puis il est en 1968 l’homme par qui le scan­dale arrive. Sa pre­mière pièce d’auteur, « La paillasse aux seins nus » est inter­dite par le pré­fet du Gard « pour risque de trouble à l’ordre public ». Depuis les tra­jec­toires d’auteur, d’acteurs de met­teurs en scène se sont décloi­son­nées. Dans une même sai­son, cer­tains sont « in » et « off ». Mais dans la cha­pelle Sainte Catherine, superbe navire du XII siècle qui abrite le Chêne noir, Gélas revient sur ce qui l’a fait mon­ter sur les planches, sur le rêve de Vilar. « Nous tenons parce que nous croyons aux com­pa­gnies, aux acteurs, à l’acte théâ­tral. Aujourd’hui, ce lieu enre­gistre hors fes­ti­val 18 000 entrées, parce que nous for­mons le public. Moi qui ne suis plus mon­té sur scène depuis 20 ans, je remets mon habit d’histrion pour aller jouer dans les quar­tiers de la ville, là où les habi­tants ne savent même pas dire à quelle date a lieu le fes­ti­val ! Nous devons décul­pa­bi­li­ser le fait d’entrer dans un théâtre ». Épaulé par un groupe de chefs d’entreprises du Vaucluse, le Club des trente, il a pu créer une struc­ture nomade, une salle de théâtre ambu­lante par­fai­te­ment équi­pée, la Yourte qui lui per­met d’aller dans les cours de HLM ou dans les vil­lages les plus recu­lés.
« Le temps du théâtre, écrit-il est un temps par­ta­gé, une messe à corps pré­sent, une cathar­sis, un acte magique, un espace sacré. Ce théâtre-là, je veux l’inscrire dans une réa­li­té sociale. Je veux un théâtre public pen­sé pour un public nou­veau, un théâtre de fête et non de pur divertissement ».

Christian Apothéloz