Article paru dans le magazine EMM de l’Espace Mode Méditerranée.
Il y aura un avant et un après le 1er janvier 2005, le jour de la fin des quotas textiles. La mode méditerranéenne se remet en cause et invente des chemins de coopération. Et ces chemins passent par Marseille. Par une Cité euroméditerranéenne de la mode qui d’Istanbul à Bruxelles et de Milan à Casablanca s’impose comme un projet phare du partenariat euroméditerranéen.
« Depuis le premier janvier, 2005, nous avons observé une baisse sensible des exportations sur la maille, la maille fine, le jersey et le t‑shirt » constate Karim Tazzi, président de l’Association marocaine des industries du textile de l’habillement. Et pour cause, les chiffres d’exportation, de la Chine vers l’Union européenne ont littéralement explosé au premier janvier. Les exportations textiles chinoises vers les 25 pays de l’Union européenne ont — selon les douanes chinoises — cru de + 73 % sur les deux premiers mois de l’année 2005. En quantité, la Chine, selon Eurostat, a même exporté trois fois plus de pulls et tricots, dix fois plus de pantalons, soixante fois plus de collants et chaussettes que l’an dernier. Avec une pression inédite sur les prix. Le costume pour homme à 100 euros est devenu courant. Le Sessi, le service statistique du ministère français de l’industrie note que : « La baisse de production la plus significative se situe dans la lingerie féminine : la concurrence des produits chinois dans la grande distribution entraîne un changement de gamme vers des produits à̀ moindre prix. Dans le vêtement pour hommes, les volumes produits demeurent faibles, sauf dans le vêtement de travail ». Il faudra mesurer dans le temps si ces chiffres se maintiennent : les acheteurs de la grande distribution étaient en embuscade à Shanghai ou Pékin depuis longtemps attendant, le chéquier à la main, le jour « J ». Les stocks étaient pleins. L’usine chinoise pourra-t-elle tenir le rythme ?
L’entrée dans l’Organisation mondiale du commerce et la fin des quotas a produit ses effets au-delà des prévisions sur une économie européenne et méditerranéenne fragilisée.
L’Europe est à ce jour, le premier exportateur de produits textile et le deuxième exportateur de produits d’habillement derrière la Chine. Le secteur européen du textile et de l’habillement compte 177 000 entreprises en Europe avec un chiffre d’affaires global de 200 milliards €. Ce secteur emploie plus de deux millions d’Européens, mais ne représente plus que 4 % du total de la production manufacturée de l’Union et 7 % de l’emploi dans le secteur de la manufacture (2.1 millions d’emplois). Dans les pays méditerranéens au contraire le textile habillement a fait l’objet de forts investissements au cours des dix dernières années. Si l’histoire est ancienne et remonte à la Route de la soie, l’industrie contemporaine du textile habillement est née globalement dans les années cinquante, elle s’est ouverte aux marchés d’exportations dans les années quatre-vingt.
Ce secteur représente la plus grande partie des exportations de biens industriels de la Tunisie (46 %), du Maroc (43 %) de la Turquie (38 %), de la Syrie, de la Jordanie, du Liban. Ce secteur est le premier secteur manufacturier et le premier employeur industriel au Maroc, en Égypte, en Tunisie, en Turquie et le premier employeur pour les femmes. Il faudrait ajouter aux statistiques officielles, l’emploi et la production informels, qui multiplient a minima les chiffres par deux.
Cette économie est étroitement imbriquée avec les marchés européens. Les deux tiers des échanges des pays du Maghreb se font avec l’Europe. Le textile représente 60 % des exportations du Maroc et de la Tunisie vers l’Union européenne, 40 % des exportations de la Turquie, de la Syrie, du Liban, de la Jordanie et 30 % des exportations égyptiennes. * Le ministère français de l’industrie** confirme que « la croissance des importations en provenance de la Chine s’effectue au détriment des fournisseurs traditionnels, tels que la Tunisie, le Maroc et la Turquie. »
Un seul exemple de l’âpreté de la concurrence : pour fabriquer une chemise de luxe, soit, 40 minutes de travail, il en coûte 14 € en France, 4,40 € en Tunisie et 1,60 € en Chine. La domination durable de la Chine n’est pourtant pas certaine. L’acheminement d’un conteneur de Chine coûte 1 600 $ alors qu’il n’en coûte que 255 $ de Tunis. Le marché européen contrairement au marché US est morcelé en 25 pays avec des tailles, des modes, des goûts et des importateurs différents. De plus, l’appareil de production chinois n’est pas forcément en mesure d’habiller la planète entière. Il n’empêche, les pays méditerranéens doivent, selon l’Institut français de la mode, se préparer à une perte de quatre points de marché, soit 15 % de leur activité.
Europe : volonté ou velléité ?
L’Union européenne s’inquiète depuis deux ans de cette perspective. En octobre 2003, la Commission a adopté une communication sur l’avenir du secteur textile habillement. En janvier 2004, le Parlement a demandé un programme d’aide destiné à la recherche, l’innovation, la formation et les PME et la création urgente de la zone de libre-échange paneuroméditerranéenne. Un groupe de haut niveau pour le textile a travaillé toute l’année dernière, il préconise de se concentrer sur les « avantages concurrentiels de l’industrie européenne ». « D’un point de vue stratégique, souligne la Commission, la réalisation rapide de la zone paneuroméditerranéenne est décisive pour le secteur textile et habillement, car elle permettra de maintenir l’ensemble de la chaîne de production proche du marché européen et de combiner des avantages en matière de coûts, de qualité et de proximité ».
Le 28 septembre 2004 une conférence ministérielle euroméditerranéenne se réunit à Tunis avec à l’ordre du jour l’avenir de la filière textile habillement, elle valide ces conclusions.
Les 3 et 4 octobre, la 5° Conférence euroméditerranéenne des ministres de l’industrie, réunie à Caserte en Italie, a « recommandé de lancer sans tarder un dialogue paneuroméditerranéen sur l’avenir de l’industrie du textile et de l’habillement ».
À Bruxelles, le textile habillement dépend à la fois de la direction du commerce et de celle de l’industrie. Côté commerce, les fonctionnaires travaillent sur les règles d’origine et sur les modalités à mettre en œuvre pour déclencher les clauses de sauvegarde de l’OMC, l’Organisation mondiale du commerce. Côté industrie, on travaille sur les conclusions de la réunion de Caserte, la mise en place d’une plateforme technologique et sur le renforcement des liens Nord Sud. Des groupes de travail se sont constitués au sein d’un Groupe de dialogue euromed qui réunit administrations et professionnels des deux rives. Le Maroc et la France travaillent sur la coopération industrielle, le Liban et l’Italie sur la compétitivité, l’Égypte sur recherche et le développement technologique, la Tunisie et l’Espagne sur l’innovation et le transfert technologique, la Tunisie et la Turquie sur l’éducation et la formation.
Pas question pour autant de donner naissance à un programme spécifique de sauvegarde de la filière, comme le demandait le Parlement européen. Les initiatives doivent s’inscrire dans les politiques de Bruxelles : politiques commerciale et industrielle de l’Union, politique de voisinage ou partenariat euroméditerranéen de Barcelone.
Au printemps 2005, force est de reconnaître que les projets concrets peinent à voir le jour. On se parle, on s’écoute, mais la Chine vend ! Et beaucoup.
À Marseille, c’est au contraire le vécu quotidien des acteurs de la filière qui pousse à l’action. La démarche phocéenne est née à la même époque que la politique de Bruxelles. Le 7 février 2003, Marilyne Bellieud-Vigouroux a réuni (Voir EMM N° 4 de mai 2003) les partenaires institutionnels et professionnels intéressés au projet d’une Cité euroméditerranéenne de la mode. Une étude confiée au cabinet Bernard Brunhes a permis d’en définir les contours et un colloque tenu les 2 et 3 décembre 2004 a démontré la pertinence du projet et l’adhésion des professionnels des deux rives. Tous souhaitent faire de l’espace méditerranéen un lieu et un lien durable entre industriels et créateurs pour résister à l’offensive asiatique.
Les industriels du Sud sont majoritairement dans une logique de sous-traitance. Le façonnier travaille des tissus qu’il reçoit de son donneur d’ordre, il ne finance pas ses stocks et dépend totalement de la commande. Il limite ses risques, mais est plus exposé à une concurrence désormais planétaire. S’il devient co-traitant, il prend en charge l’approvisionnement, il a des besoins en fonds propres plus importants, mais il apporte un service plus qualifié à son client. Quelle que soit la relation contractuelle, l’industriel du Sud est dans l’obligation de monter en qualité et en fiabilité donc d’investir dans la qualification de l’encadrement comme des opérateurs.
Ce sont des relations plus solides entre donneurs d’ordres et façonniers qui vont permettre d’investir et de construire un cluster transméditerranéen, une chaîne de production de valeur profitable. Tel est le fond du projet de la Cité euroméditerranéenne de la mode : « pour les industriels des deux rives, assurer la compétitivité de leurs activités dans un contexte mondial bouleversé et mouvant ».
Marseille : stratégies industrielles et coopérations profitables
À Marseille, certains ont mis en œuvre cette stratégie et ont démontré sa pertinence. La société Hom, le créateur de lingerie masculine, filiale du groupe germanique Triumph International (40 000 salariés) s’appuie depuis longtemps sur les unités de production marocaines du groupe. La première usine a été créée en 1993 à Fez, elle employait alors 400 salariés dans la fabrication de sous-vêtements. Une seconde unité destinée aux maillots de bain a ensuite vu le jour portant les effectifs à 1 200. La gamme des vêtements d’intérieur est, elle, fabriquée en Turquie, un agent assure l’interface avec des façonniers indépendants.
La création est toujours basée à Marseille, de même que la première série. Des salariés marseillais vont ensuite former leurs collègues marocains et suivre la production. « Cette stratégie, explique Dominique Raffalli, directeur général, nous met à l’abri de la concurrence asiatique. Nous faisons un produit très sophistiqué, nous avons le courage de prendre des risques, nous basons tout sur l’innovation et la réactivité. La proximité du Maroc, la qualité de nos unités nous permettent de fabriquer des petites séries et de rester dans la création. Ceux qui ne vendent que le prix trouveront toujours moins chers qu’eux, ceux qui sont comme nous dans l’achat plaisir, dans la mode, n’ont pas ce problème, notre dernier slip se vend à 60 euros et personne ne discute le prix ! Mais il fait partie d’une collection de lingerie pour homme qui se renouvelle chaque année. »
Un système productif qui n’est pas réservé aux produits haut de gamme. Gilbert Ammar et son fils Éric en font la démonstration avec leur société Gilclaude. Tout commence et tout finit à Alexandrie. La famille Ammar en est originaire et doit quitter l’Égypte nassérienne en 1958. L’entreprise fabrique alors pour le commerce de détail à Marseille rue Tapis vert avec une cinquantaine de salariés. À la fin des années quatre-vingt, le modèle a fait son temps. Le marché s’est orienté vers la grande distribution et la guerre des prix fait des ravages. Gilbert Ammar renonce à la fabrication en France et s’organise pour travailler avec des fabricants turcs. « Nous avons mis en place un outil de management à distance explique-t-il. La filière turque est organisée et industrialisée et nous avions des sous-contractants. » La situation ne dure pas. Même la Turquie devient hors-jeu. « La pression asiatique est là depuis vingt ans avec le t‑shirt à un euro, note Gilbert Ammar. La Chine, l’Inde ou le Bangladesh sont sur nos marchés. » C’est en Égypte et naturellement à Alexandrie que se met en place une solution inventive. La famille est en affaire depuis longtemps avec un agent local, il va devenir un associé. Et Gilclaude ouvre ainsi une usine de 200 salariés en l’an 2000 pour produire de la maille. Pour être réactif sur les produits de dernière heure, la société a des relations suivies avec un façonnier tunisien qui peut produire en 8 à 10 jours selon les besoins. « Nous avons ainsi construit un outil industriel qui nous permet de nous battre souligne Gilbert Ammar, nous nous diversifions chez nos clients vers des produits “jour nuit”, femme et enfants que nous ne faisions pas. Nous allons vers la VPC, vers les chaînes spécialisées. »
Les clefs de cette nouvelle organisation en cluster méditerranéen ? D’abord un management renforcé au siège. « La masse salariale de nos 15 collaborateurs d’aujourd’hui doit être supérieure à celle des 50 d’hier, souligne Gilbert Ammar. En France, nous apportons de la valeur ajoutée, du marketing, de la création, de l’organisation. Nous avons une relation de confiance avec nos partenaires du Sud, quand je passe commande, je garantis un prix fixe. Et nous investissons dans la formation, dans la qualité, dans la traçabilité. Le prix ne suffit pas à gagner et garder des marchés, ce n’est pas un « plus », c’est un minimum, il faut savoir travailler à flux tendu et en qualité constante. »
Hom et Gilclaude ont ainsi construit un modèle de coopération mutuellement bénéfique. « Nous travaillons avec des usines intégrées, explique Dominique Raffalli, parce nous faisons partie d’un grand groupe industriel, mais le niveau de la main‑d’œuvre et de la production au Maroc est tel, que des entreprises indépendantes peuvent nouer des liens durables avec leurs partenaires en misant sur la qualité. » Pour Gilbert Ammar, tout ce qui pourra rapprocher les entreprises du nord et du sud est positif. « Il ne doit pas y avoir d’hégémonie de l’un sur l’autre, explique cet Alexandrin de cœur. Le projet de la Cité euroméditerranéenne doit être ce lieu de rencontre. Nous ne sauverons pas toute la filière, mais ce que nous pourrons développer nous le ferons avec des partenaires fiables sur qui nous pouvons nous appuyer. » Gilbert Ammar, comme Dominique Raffalli, insiste sur la proximité méditerranéenne, proximité géographique, culturelle et souvent linguistique.
Karim Tazzi au nom des 1 600 industriels du textile marocain confirme : « La Cité doit être un lieu de rencontre, un lien symbolique de ce partenariat dont on parle beaucoup, mais qui se concrétise peu. Le Sud de la Méditerranée est naturellement client et fournisseur de l’Europe, mais il doit se développer. L’Europe devrait comprendre qu’elle a intérêt à renforcer ses clients plutôt que ses concurrents. La Cité pourrait devenir un porte-drapeau du projet euroméditerranéen et Marseille a la légitimité pour l’accueillir. Nous pouvons créer une véritable filière méditerranéenne du textile habillement qui soit une réponse intelligente au défi asiatique. »
Une Cité, quatre pôles
Après le colloque de décembre 2004, le collège des fondateurs de la Cité s’est réuni en association de préfiguration. Les quatre pôles constituent ensemble les piliers du projet.
Le pôle création
Il est identitaire de la Cité. Au-delà de l’indispensable rapprochement des entreprises, il s’agit de construire autour des couleurs et des formes, un « désir de Méditerranée » dans le public. « La création dans nos métiers porte la production », souligne Daniel Roché, Secrétaire général de l’Institut Mode Méditerranée. « Dans le Bassin euroméditerranéen, souligne Olivier Saillard, chargé de la programmation au Musée de la mode et du textile à Paris, nous constatons l’existence de « familles stylistiques » d’inspiration « Sud », reposant sur des chefs de file reconnus, tels que Mario Fortuny, Elsa Schiaparelli, Balenciaga, Ungaro, Alaïa, Christian Lacroix… Elles sont caractérisées par un travail sur le corps et les volumes des vêtements… » Le pôle création se fixe comme objectif d’accueillir en résidence des jeunes créateurs de mode français et méditerranéens à Marseille pour leur donner les moyens de leur première collection, les former aux réalités économiques du métier et les aider à structurer leur projet d’entreprise. Une dizaine de créateurs pourrait bénéficier de ce programme dès 2006.
Le pôle formation
Les besoins identifiés concernent des formations qualifiantes au-delà de bac +2, jusqu’au doctorat dans les domaines du management, du marketing, de la communication… L’Université de la Méditerranée et Euromed Marseille école de management sont associées à des réflexions devant aboutir à la création d’une licence professionnelle mode, à la création de modules de spécialisation mode au sein de formations existantes, à la mise en place de formations à la carte.
Le pôle entreprise
L’objectif est de mettre en réseau les entreprises, de développer les co-traitances et d’améliorer la compétitivité des entreprises au nord comme au sud. Des outils comme la plateforme logistique pilotée par la Chambre syndicale de l’habillement, le programme européen « La tela di aracne » vont en poser les jalons. Ubifrance est prêt à s’impliquer pour aider les entreprises françaises à valoriser leur savoir faire. Pour Bénédict de Saint Laurent, responsable du programme Anima au sein de l’Afii, l’Agence française des investissements internationaux, il est nécessaire de « valoriser la filière sur la base d’un recensement des compétences et la recherche de nouvelles niches ».
Le Pôle information multimédia
Ce pôle est un outil transversal de rapprochement et d’échanges. Il est une vitrine et un atelier de collaboration. Il se traduira par la mise en place d’un portail Internet et d‘un bureau de style virtuel de la Méditerranée, une véritable médiathèque numérique qui permettra d’archiver, d’éditer, de diffuser et de promouvoir la mode méditerranéenne.
Ces quatre pôles constituent un projet global. « Nous nous inscrivons dans le partenariat euroméditerranéen, souligne Marilyne Bellieud Vigouroux, et nous comptons trouver auprès des autorités bruxelloises un soutien actif. La Cité sera une tête de réseau, un lieu de ressourcement et d’énergie pour la mode méditerranéenne. Nous ne sommes pas en concurrence avec d’autres projets, souvent nationaux, de valorisation des compétences locales, au contraire, notre projet est fédérateur, il a vocation à valoriser chaque partenaire, à mettre en relation, à favoriser les synergies. Les partenaires du Sud sont là, avec leurs talents et leurs attentes, nous construisons la Cité avec eux dans un dialogue riche et respectueux. »
Christian Apothéloz
*Chiffres tirés de l’étude de l’Institut français de la mode « La compétitivité des pays de la zone euromed » réalisée par Gildas Minvielle et Jean Raphaël chapeaunnière.
** Source : Sessi. www.industrie.gouv.fr/portail/chiffres/sessi.htm