Article paru dans le Nouvel Économiste.
Il y a trente ans, le 13 janvier 1964, le ministre des travaux publics, Marc Jacquet, signait l’acte de naissance de Fos, le port de Marseille était autorisé à étendre ses installations dans le golfe de Fos.Cinq ans plus tard, Sollac annonce la construction , les pieds dans l’eau, d’une usine sidérurgique moderne. 80 milliards de francs ont été investis depuis. L’Eldorado des 200 000 emplois prévus n’est pas au rendez-vous, mais l’est des Bouches-du-Rhône est devenu le premier site sidérurgique et pétrochimique en Méditerranée.
Il faut découvrir la sidérurgie fosséenne, un soir de pleine lune sur la route rectiligne qui traverse la Crau, d’Arles à Fos. La masse noire de l’aciérie, en limite de ce paysage lunaire s’éclaire de rougeoiements et de fumées âcres au rythme des coulées de métal. Cette irruption de l’aciérie dans le ciel de Provence marque la frontière entre les marais de Camargue, la steppe de Crau et le monde industriel des Bouches-du-Rhône. De Port Saint Louis à Berre, les cheminées succèdent aux usines, entrecoupées d’habitation et de quelques espaces préservés. Un nuage de pollution, un smog méditerranéen, plane au dessus de la zone dans l’attente du Mistral salvateur. Toute l’industrie lourde de la Provence est ici dans un triangle de 50 km de côté.
La zone de Fos qui s’étend sur 10 000 hectares, dont 4515 ha réservés à l’industrie, totalise 6600 emplois directs et près de 20 000 induits (chiffres 92). Côté public, 5 milliards de francs ont été investis depuis 30 ans, côté privé 75 milliards de francs (valeur en franc d’aujourd’hui). L’industrie s’organise autour de trois grands pôles : sidérurgique (Ascométal, Sollac), pétrochimique (Arco, BP, Naphtachimie, Elf-Atochem, Shell, Total, Esso), et aéronautique (Eurocopter, Dassault aviation…).
“Il y a une différence entre ce que l’on envisageait à Fos et ce qu’il est effectivement, avoue Claude Rossi, maire de Fos de 1983 à 1991, aujourd’hui premier adjoint de Bernard Granié. Mais Fos en tant que port est une réussite totale. Côté industries, depuis 1969, aucune entreprise n’a fermé. Elles augmentent leur production : Elf Atochem par exemple a créé une usine de fabrication de chlore d’une capacité de 150 000 tonnes par an. Mais ces entreprises ne sont pas productrices d’emplois : Sollac avait un effectif de près de 7000 personnes, il est de moins de 4000 aujourd’hui, alors que la production a crû de 3,5 millions de tonnes à 4 millions de tonnes. ”
Même si l’on compte des implantations récentes, comme l’usine de traitement des déchets industriels Mérex avec 200 salariés, le bassin d’emploi de Fos et de l’étang de Berre connaît une très forte croissance du chômage. Les grandes entreprises se restructurent, se modernisent. Elles décrutent et limitent le recours à la sous-traitance. La crise ralentit les investissements, les bureaux d’études, les sociétés d’ingénierie soufrent.
L’avenir, grâce aux infrastructures logistiques
Pas de miracle à attendre. Depuis l’installation d’Arco en 1988, la prospection internationale marque le pas. “L’avenir est lié aux infrastructures”, affirme Jean Ecochard directeur adjoint de l’Epareb, l’Etablissement public d’aménagement des rives de l’étang de Berre. “La réflexion sur les aménagements reste trop fractionnée, il n’y a pas de coordination. Et tant que l’on n’aura pas changé le système de la taxe professionnelle, chacun voudra attirer le plus de monde possible chez lui.” Après la loi sur l’intercommunalité , Bernard Granié, maire de Fos a pris son bâton de pèlerin pour convaincre les maires de la région de constituer une communauté de 180 000 habitants. Même le maire communiste de Martigues, farouchement indépendant grâce à ses 320 MF de taxe professionnelle se serait laissé convaincre. L’union sacrée des émirs de l’ouest des Bouches-du-Rhône permettrait de faire accélérer certains projets comme la mise en chantier du dernier tronçon autoroutier manquant de Gênes à Barcelone, le barreau Saint Martin de Crau-Salon.
Christian Apothéloz – Sylvie Jullien
En passant par la Provence
En 1973, 1767 salariés de Solmer viennent de Moselle et 192 des départements lorrains. Une migration nord sud, un choc culturel. La culture de la grande industrie face à l’esprit individualiste du Sud, des sympathies cédétiste face à une Cgt qui découvre le pluralisme syndical, la fierté d’appartenir à la France riche et développée dans une région rebelle, bref, les fourmis au pays des cigales.
“Les envahisseurs”, “les conquérants au drôle d’accent ” les appelait-on. Et tous les experts en sociologie s’inquiétaient de cette greffe. Bernard Hannequin a débarqué avec les premiers Lorrains à Fos en 1971 comme responsable du personnel au département aciérie. “Les seuls vrais problèmes d’intégration n’étaient pas de la faute aux gens du pays, mais de la notre explique-t-il. La majorité des Lorrains se sont présentés comme des Romains, de vrais conquérants”. L’expatriation, acte volontaire, avait un parfum d’Eldorado…
“Venir dans le Sud était une volonté personnelle, explique André Mialocq, aujourd’hui technicien assurance qualité, arrivé à Fos en 1973 comme chef de poste électricien. C’était une façon d’assurer mon avenir et celui de ma famille. Nous sommes venus de Lorraine avec des salaires conséquents, de 30 à 40 % supérieurs aux salaires d’ici. Et ce décalage a créé des jalousies : nous avions un pouvoir d’achat considérable par rapport aux gens d’ici. Ces moyens financiers ont été très mal encaissés… sauf par les commerçants !”.
“15 000 personnes des chantiers, gagnant quatre ou cinq fois le Smig de l’époque… ça en faisait des verres de pastis dans les bars”, renchérit Claude Brunel, aujourd’hui responsable communication au département “train à bandes”. “Je suis venu ici à l’âge de 20 ans pour travailler. On parlait en Lorraine du déclin de la sidérurgie, on disait que l’avenir c’était Fos… J’ai joué la carte de Fos. Et je ne regrette pas. Si c’était à refaire, sans hésiter je referais le même choix : je ne renie pas mes origines, mais ma vie est ici. On a parlé à tort de problèmes d’intégration. L’effort d’intégration, c’était à nous de le faire.” Et il a été fait. Les hommes du nord se sont investis dans le tissu local, ils sont aujourd’hui élus municipaux ou membres de comité des fêtes… ou même responsable du club taurin !
Sylvie Jullien
Le far west de Marseille
C’est au milieu du XIX° siècle que la bourgeoisie marseillaise commence à regarder vers l’ouest pour développer et son port et ses industries. Au-delà des collines de la Nerthe, les 15 000 hectares de l’étang de Berre, ses 68 km de rivages commencent à recevoir des industries : sécherie de morue en 1876, la Compagnie des mines de la grande Combe en 1887, raffinerie de pétrole la Phocéenne en 1889, Chantiers et ateliers de Provence en 1906. L’étang ne communique alors pas avec la mer.
À l’issue de la grande guerre, le chenal est tracé. Port-de-Bouc, Caronte, l’étang de Berre sont en chantier pendant près de 20 ans. Émile Rastoin, président de la chambre de commerce favorable au développement des industries autour de l’étang doit essuyer les critiques de la presse qui s’inquiète, déjà, “de la ruine de Marseille par Caronte et Martigues”.
Le temps des pétroliers
L’entre deux guerre marque le temps des pétroliers. Quatre raffineries s’installent : la Compagnie des produits chimiques et raffineries de Berre devenue Shell, la Société générale des huiles et pétroles, aujourd’hui BP, la Compagnie française de raffinage, filiale de la CFP, à la Mède et en 1935, Total. Le quart des importations nationales est traité ici. Une production qui se confirme avec l’ouverture du port pétrolier de Lavéra, ouvert aux grands navires en 1952.
Marseille est toujours à l’étroit dans son port. Les succès de la pétrochimie confirme que le site a des atouts. Les tankers demandent des équipements nouveaux, adaptés aussi au transfert par pipe line. La direction du port, la Chambre de commerce de Marseille réfléchissent dès la fin des années 50 à une extension vers le golfe de Fos. Au pied de ce petit village provençal s’étendent la plage de sable fin, des marais salants et des étangs poissonneux. Pendant plus d’une décennie, les plans succèdent aux schémas, le projet local devient opération nationale d’aménagement du territoire. La croissance dope les ambitions. Les autorités ministérielles veulent lutter, déjà contre le chômage trop fort de la région marseillaise. Fos est l’image même de ce désert français que l’on commence à dénoncer et qu’il faut fertiliser de grands équipements structurants.
L’acte de naissance est donc signé le 14 janvier par le ministre des travaux publics. Le projet est titanesque. Dans les ministères de l’époque, on rêve de créer 200 000 emplois. Le sociologue iconoclaste Bernard Paillard dans son livre La Damnation de Fos restitue cette ambiance. “Fos est la projection d’un imaginaire, symbiose féconde entre les grandes aspirations gaulliennes et les utopies idéologiques technocratiques… Fos désert et marais, incarne l’arriération totale, le non-développement. La plaine de Fos sera une cité idéale, conquise sur le désert et gagnée sur les eaux”. En attendant, c’est un chantier, une ruche où s’affairent des centaines d’ouvriers. Le creusement de la darse 1, qui est à elle seule plus grande que tous les bassins de Marseille, le remblaiement de 1000 hectares de marais, les premières installations industrielles de Gaz de France , du Dépôt pétrolier de Fos, de Férifos mobilisent des centaines d’ouvriers, près de 10 000 personnes en 1973, pour la plupart immigrés maghrébins, yougoslaves ou turcs. Après Dunkerque, la France choisit Marseille pour sa deuxième unité sidérurgique littorale avec le charbon et le minerai d’outremer. On croit alors aux industries industrialisantes. La production d’acier, rêve-t-on, doit entraîner la création d’une filière de la métallurgie. Fos doit devenir la Lorraine, plus Sochaux et Billancourt. A la même époque, en face, sur l’autre rive de la Méditerranée, l’Algérie construit avec les mêmes illusions teintées de marxisme soviétique son complexe Sider à Annaba.
Les industries lourdes doivent entraîner les industries légères. 20 ans plus tard, l’échec de Fos, et le seul est celui là. La présence d’une complexe sidérurgique a généré de la sous-traitance, des agences d’intérim, des bureaux d’études, mais aucune autre implantation significative.
Fos a catalysé les espoirs déçus en matière d’emplois. Le “séisme”, dont parlait le Préfet Jean Laporte à l’époque, n’en a pas fini de faire trembler la région…
Christian Apothéloz – Sylvie Jullien
La première plate-forme industrialo-portuaire en Méditerranée
“La zone industrialo-portuaire dans son ensemble, est loin d’être un échec, explique Didier Picheral, responsable du service prospective économique du port. Si nous n’avions pas Fos, que serions-nous ? Sans sidérurgie, sans pétrochimie, qui se développe…? La zone répondait aux exigences des grands industriels mondiaux. Nous avons pris une place confortable au sein des grandes plates formes européennes. Le choc pétrolier créé une rupture en 1970 et en 1973, un changement de rythme, le rôle des industries de base s’amenuise. Nous ne sommes pas tout à fait au rendez-vous donné à l’époque, car le monde industriel a changé. Sur le plan strictement portuaire, Fos est un rouage essentiel du Port de Marseille. En 10 ans, le trafic des produits chimique en vracs liquides a doublé. “
Fos a assis sa croissance sur l’industrie, la sidérurgie et la pétrochimie tirant les trafics. Les nouveaux gains à attendre sont là limités, alors que des ports plus modestes comme Algésiras en Espagne ont dépassé Marseille sur le créneau porteur du trafic conteneurs. Or pour attirer les conteneurs, il faut assurer leur acheminement sans discontinuité, avec des plates-formes de transfert multimodal, de la mer à la route ou au rail.
Le port et la chambre de commerce s’appuyant sur les réflexions de la Datar souhaite donc compléter la vocation logistique de cette zone en créant à Grans et Miramas une plate-forme logistique fer-route, tandis que le port met en chantier à Fos un distriport. “Il permettrait, explique Didier Picheral, de développer l’implantation de centres de distributions de produits importés d’Extrême-Orient comme Nike ou Nissan… et regrouperait les activités de distributions sur l’ensemble de l’Europe du Sud Cette fonction logistique augmenterait notre hinterland, serait créatrice d’emplois et fixatrice de trafic.”
Christian Apothéloz – Sylvie Jullien