Article paru dans Réforme, hebdomadaire protestant.
Samedi 10 novembre à 15 heures : Marche blanche à Marseille suite aux effondrements meurtriers des immeubles de la rue d’Aubagne. Dans le silence, dans l’émotion, avec une colère retenue, des milliers1 de Marseillaises et Marseillais (8000 selon la police, 15 000 selon les organisateur), venus seuls ou en famille, de tous âges, de toutes conditions, de tous horizons, ont parcouru ce quartier devenu mortifère de Noailles. Tranquillement, calmement, interminable, tenace, pour dire simplement que la pluie n’exonère pas de la passivité, que les explications alambiquées ne peuvent camoufler un mépris pour les pauvres et pour les quartiers pauvres, que la simple humanité exige de faire ce qui aurait dû être fait depuis 30 ans. « Nous nous sommes tus ; ayez la pudeur de vous taire, ayez le courage de faire », déclarait un manifestant devant la mairie.
L’effondrement de deux immeubles et les huit morts sortis des décombres dans ce quartier de Noailles, populaire, chaleureux, multiculturel bousculent Marseille. « Ce qui est hélas étonnant, lâche un responsable associatif du quartier, n’est pas l’accident, mais c’est qu’il n’ait pas eu lieu avant ». Depuis le début des années quatre-vingt, les plans de restauration, de reconquête, de rénovation, de réhabilitation se sont multipliés. Chaque ministre du logement est venu déplorer l’habitat insalubre et annoncer des chiffres d’intervention mirobolants. Le renouveau de Marseille sur sa façade maritime est indubitable, mais le mal logement reste endémique dans les trois quartiers du centre-ville, les 1er, 2e et 3e arrondissements. En 2015, Christian Nicol, inspecteur général honoraire et directeur du logement à la Ville de Paris de 2003 à 2012, réalise un rapport sur la réhabilitation du logement à Marseille : 42 400 appartements y étaient ainsi jugés indignes, soit 13 % du parc. Dans les arrondissements centraux, le taux du parc privé potentiellement indigne (PPPI) atteint plus de 35 %. La santé et la sécurité de 100 000 personnes y étaient considérées à risque. Quant aux copropriétés, sur les 20 000 recensées, 6 000 étaient qualifiées de « fragiles ».
Il n’y a donc ni hasard, ni pluviométrie d’exception, ni fatalité. En 2011 et 2012, les états généraux du logement organisés par la métropole et l’Association régionale HLM avaient diagnostiqué une embolie du « parcours résidentiel » à Marseille. Les HLM n’ont ici un taux de renouvellement que de 5 %, c’est-à-dire que les familles y restent plus de 20 ans lorsque les HLM ont vocation à héberger des familles de salariés pour une étape de vie de 7 à 8 ans. Comme le parc HLM est saturé, les structures d’hébergement d’urgence sont obligées d’allonger les séjours. Le Centre Jane Pannier initié et géré par les protestants ne peut donc mettre à la rue des personnes de plus de 65 ans qui sont sans destination, alors qu’un CHRS doit normalement être une transition de 18 mois vers des solutions de droit commun. Florent Houdmon, directeur régional de la Fondation Abbé Pierre dénonce ce blocage et le manque de logements dit « très social » pour les populations paupérisées. Les familles, souvent des femmes seules avec enfants, des personnes âgées « constituent une clientèle captive pour les propriétaires ». Des immeubles entiers sont transformés en machine à cash, le gérant prélève en direct les APL, sans se préoccuper de la qualité de vie et de la gestion.
La question de fond est celle de la pauvreté persistante à Marseille. Le Centre chrétien de réflexion, fondé en 1903 par les chrétiens sociaux de Marseille vient de publier un rapport accablant sous la plume de l’économiste Philippe Langevin. Chaque affirmation y est chiffrée, chaque donnée est sourcée, chaque conclusion est étayée. À Marseille l’écart de revenu entre riches et pauvres est plus grand qu’ailleurs. Si la ville a retrouvé son activité économique, si le nombre de personne payant l’ISF est plus grand qu’à Nice, nous sommes comme l’affirme le sociologue André Donzel dans une « métropole duale », avec deux mondes qui cohabitent, mais s’ignorent. Dans son rapport Philippe Langevin énonce lucidement les chiffres : à Marseille, le taux de pauvreté s’établit à 25,8 % de la population, le 3e arrondissement est le plus pauvre des quartiers de France où la moitié de la population vit avec moins de 1 015 euros par mois. 48 480 ménages phocéens sont allocataires du RSA. 14,2 % de personne de plus de 75 ans sont considérées comme pauvres contre 10 % sur le plan national. Bernard Cheval constate au nom du Centre chrétien de réflexion : « La richesse engendre la richesse, elle n’éradique pas la pauvreté ». Marseille est une ville, souligne Philippe Langevin « qui ne veut pas voir les conditions de vie de la partie de ses habitants les plus démunis ». Pierre Olivier Dolino, pasteur à la Mission populaire de la Belle de mai constate que plus qu’ailleurs un grand nombre d’habitants est en dehors de dispositifs sociaux, « ils sont en très grande précarité, sans droits, ni titres. On voit aussi des personnes qui ont un travail et qui sont à la rue. ». Pour Jean Pierre Cavallié, pasteur animateur au réseau Hospitalités, « c’est le résultat d’un délabrement éthique, c’est la parabole tragique d’un édifice social, politique, idéologique qui s’écoule. Cela doit éveiller nos consciences ! »
Si les Chrétiens ont joué le rôle de lanceurs d’alerte, ils sont quotidiennement sur le terrain, « Nous devons passer d’une parole qui dénonce, affirme Bernard Cheval, à une parole qui annonce. » Le réseau Hospitalité met en relation toutes les initiatives. La Fédération protestante de France et le Diocèse catholique travaillent dans un Groupe œcuménique pour l’accueil des mineurs avec le Conseil départemental pour recevoir dans des familles quelques-uns des 300 enfants dits MNA, des mineurs non accompagnés.
Un collectif d’acteurs issus de la société́ civile et d’associations spécialisées dans la lutte contre le logement indigne et le droit à la ville, la Fondation Abbé Pierre, l’AMPIL (Action méditerranéenne pour l’insertion par le logement), les Compagnons Bâtisseurs, Un Centre-Ville pour Tous et Destination Famille démontrent que les solutions techniques et juridiques existent pour agir massivement et vite. Pierre Jacques Jonathan architecte, spécialiste du logement social le confirme : la loi, les règlements, permettent d’agir dans les quartiers dégradés, encore faut-il que la volonté y soit et que les actions soient coordonnées et déterminées.
Christian Apothéloz