Le journaliste : enquêtes et reportages

La Fraude nigériane : comment blanchir les dollars ?

par | 25 juillet 1996

Article paru dans le Figaro Économie.

Les méca­nismes de la fraude nigé­riane, ces mai­lings qui visent à séduire des épar­gnants pour les pié­ger dans de sombres affaires de racket, adoptent des méthodes nou­velles, avec notam­ment des com­pli­ci­tés londoniennes.

Dans son ate­lier, situé dans une petite ville du Sud de la France, cet arti­san n’a rien d‘un aven­tu­rier de la finance. Celui que nous appel­le­rons Pierre Lambert, car il veut gar­der l’anonymat, est un homme orga­ni­sé. À cin­quante ans, il a réus­si. Sa bou­tique tourne bien, tout y est impec­ca­ble­ment ran­gé à sa place„ le dimanche„ il sort son bateau, et part à la pêche, et il a mani­fes­te­ment un petit pac­tole d’épargne. L’œil mali­cieux, il avoue avoir l’esprit joueur. Lorsqu’en avril, il reçoit, à l’attention du “mana­ging direc­tor” de son entre­prise un cour­rier pos­té du Ghana qui lui pro­pose une affaire éton­nante, il n’y prête pas grande atten­tion et jette cette “demande d’établissement de rela­tions d’affaires” de l’ingénieur Peter Eze. Son épouse est plus curieuse. Elle reprend le papier. Et ils le relisent. La mis­sive n’est pas luxueuse, il n’y a même pas d’en-tête de socié­té. Mais tout de même. Ils ont été sélec­tion­nés parce qu’ils sont ”hon­nêtes, dignes de confiance et sérieux”. Un hon­neur. Ils sont capable leur dit-on de “conclure avec suc­cès cette affaire”. Et puis, ajoute le cor­res­pon­dant nigé­rian, la rela­tion qui va s’établir est “l’œuvre de Dieu Tout Puisant”.
Le cour­rier donne tous les gages de sérieux puisqu’il émane de “fonc­tion­naires d’état en ser­vice”. Et puis la pro­po­si­tion semble très simple. Ces fonc­tion­naires ont conclu une grosse affaire de 180 mil­lions de dol­lars pour l’installation de tur­bines pour le minis­tère fédé­ral du pétrole, Et ils ont besoin d’une boîte aux lettres, d’un compte domi­ci­liaire en France pour tou­cher leur com­mis­sion soit 10% du mar­ché. L’étranger, “sérieux, hon­nête et digne de confiance”, per­ce­vra 30% de ce pac­tole pour son concours. “Six mil­lions de dol­lars, cal­cule Pierre Lambert, pour peu de chose, en fait puisqu’il s’agit sim­ple­ment de prê­ter son compte en banque. “36 mil­lions de francs, plus de trois mil­liards, évalue-t-il en anciens francs, de quoi faire rêver”. Une somme supé­rieure à tout ce qu’il aura gagné dans sa vie d’artisan. Et il va rêver.
Pierre Lambert entre en contact avec les Nigérians. Il répond par fax et reçoit dix jours après un mes­sage lui deman­dant d’appeler Lagos. Il doit four­nir des réfé­rences ban­caires avec son papier à entête et on lui laisse entendre qu’il y aura des frais pré­li­mi­naires. Pour l’instant, il doit envoyer sim­ple­ment 700 dol­lars à Lagos par DHL. 4 000 francs pour 36 mil­lions de francs, il accepte. Ses inter­lo­cu­teurs le tiennent au cou­rant de “l’affaire,” ils envoient des fax manus­crits des plus détaillés. Il est en com­mu­ni­ca­tion fré­quente avec de res­pec­tables adresses à Lagos : socié­tés inter­na­tio­nales ou minis­tères. Puis en juin, “l’affaire” avance. Il faut qu’il se rende à Londres, lui assure-t-on. Il devra ver­ser 1 000 dol­lars. Une chambre lui est réser­vée, à ses frais, à l’Hospitality Inn. Un cer­tain François Benat doit l’y accueillir. Personne ne sera à l’aéroport. Et il va tour­ner en rond dans sa chambre toute la jour­née. Le soir, ses “par­te­naires” se pré­sentent., Des Nigérians sty­lés, tirés à quatre épingles, “j’étais le seul sans cra­vate” confesse l’artisan pro­ven­çal. Il y a là aus­si, parait-il, le chef de la sécu­ri­té de l’ambassade du Nigeria, puis les rejoint un Anglais, M. Schmidt, qui tra­vaille à la banque d’Angleterre et qui se pré­sente comme un expert.
Après les palabres pré­li­mi­naires, il faut, comme dans une série noire amé­ri­caine des­cendre au sous-sol dans le garage de l’hôtel. “Je n’en menais pas large”, avoue Pierre Lambert. Ils se dirigent vers une superbe BMW bor­deaux. Un Nigérian ouvre la malle et découvre une valise en alu­mi­nium. Elle contient des liasses de papier, noir­ci comme du car­bone. “Prenez-en cinq” lui commande-t-on. Pierre Lambert pioche au hasard De retour dans la chambre, on plonge les billets dans une bas­sine d’eau, le mys­té­rieux M. Schmidt y verse une fiole de liquide jaune et les dol­lars appa­raissent. De vrais dol­lars, qui rem­boursent ain­si à Pierre Lambert la moi­tié de son avance.
La grosse com­mis­sion des fonc­tion­naires nigé­rians quit­te­rait ain­si l’Afrique en dol­lars bar­bouillés et il fau­drait les blan­chir à l’arrivée. Élémentaire sauf que la potion magique coûte, lui assure-t-on, 240 000 dol­lars, que M. Schmidt est gour­mand et qu’il veut une com­mis­sion de 160 000 dol­lars . Bref, pour tou­cher la valise et ses 6 mil­lions de dol­lars, il faut trou­ver 400 000 dol­lars. Pierre Lambert ne rentre pas dans le jeu.Il est certes fas­ci­né par la valise, mais n’est pas prêt à vendre son bateau.Les Nigérians, fair-play, main­tiennent le lien. De retour dans le Midi, Pierre Lambert conti­nue à échan­ger des fax et lui assure-t-on, s’il ne donne pas suite, il sera rem­bour­sé de ses avances et de ses frais. Les Nigérians ont tou­ché 1 300 dol­lars de Pierre Lambert, mais lui, a dépen­sé près de 18 000 francs. “Je vou­lais aller jusqu’au bout”, dit-il. Alerté par des articles de presse, il veut mettre fin à cette “rela­tion d’affaires”, il sait qu’il doit se résoudre à croire à l’escroquerie et renon­cer aux rêves de for­tune facile. “Et pour­tant, regrette-t-il, ces dol­lars, je les ai vus,“.

Christian Apothéloz