Article paru dans le Figaro Économie.
Les mécanismes de la fraude nigériane, ces mailings qui visent à séduire des épargnants pour les piéger dans de sombres affaires de racket, adoptent des méthodes nouvelles, avec notamment des complicités londoniennes.
Dans son atelier, situé dans une petite ville du Sud de la France, cet artisan n’a rien d‘un aventurier de la finance. Celui que nous appellerons Pierre Lambert, car il veut garder l’anonymat, est un homme organisé. À cinquante ans, il a réussi. Sa boutique tourne bien, tout y est impeccablement rangé à sa place„ le dimanche„ il sort son bateau, et part à la pêche, et il a manifestement un petit pactole d’épargne. L’œil malicieux, il avoue avoir l’esprit joueur. Lorsqu’en avril, il reçoit, à l’attention du “managing director” de son entreprise un courrier posté du Ghana qui lui propose une affaire étonnante, il n’y prête pas grande attention et jette cette “demande d’établissement de relations d’affaires” de l’ingénieur Peter Eze. Son épouse est plus curieuse. Elle reprend le papier. Et ils le relisent. La missive n’est pas luxueuse, il n’y a même pas d’en-tête de société. Mais tout de même. Ils ont été sélectionnés parce qu’ils sont ”honnêtes, dignes de confiance et sérieux”. Un honneur. Ils sont capable leur dit-on de “conclure avec succès cette affaire”. Et puis, ajoute le correspondant nigérian, la relation qui va s’établir est “l’œuvre de Dieu Tout Puisant”.
Le courrier donne tous les gages de sérieux puisqu’il émane de “fonctionnaires d’état en service”. Et puis la proposition semble très simple. Ces fonctionnaires ont conclu une grosse affaire de 180 millions de dollars pour l’installation de turbines pour le ministère fédéral du pétrole, Et ils ont besoin d’une boîte aux lettres, d’un compte domiciliaire en France pour toucher leur commission soit 10% du marché. L’étranger, “sérieux, honnête et digne de confiance”, percevra 30% de ce pactole pour son concours. “Six millions de dollars, calcule Pierre Lambert, pour peu de chose, en fait puisqu’il s’agit simplement de prêter son compte en banque. “36 millions de francs, plus de trois milliards, évalue-t-il en anciens francs, de quoi faire rêver”. Une somme supérieure à tout ce qu’il aura gagné dans sa vie d’artisan. Et il va rêver.
Pierre Lambert entre en contact avec les Nigérians. Il répond par fax et reçoit dix jours après un message lui demandant d’appeler Lagos. Il doit fournir des références bancaires avec son papier à entête et on lui laisse entendre qu’il y aura des frais préliminaires. Pour l’instant, il doit envoyer simplement 700 dollars à Lagos par DHL. 4 000 francs pour 36 millions de francs, il accepte. Ses interlocuteurs le tiennent au courant de “l’affaire,” ils envoient des fax manuscrits des plus détaillés. Il est en communication fréquente avec de respectables adresses à Lagos : sociétés internationales ou ministères. Puis en juin, “l’affaire” avance. Il faut qu’il se rende à Londres, lui assure-t-on. Il devra verser 1 000 dollars. Une chambre lui est réservée, à ses frais, à l’Hospitality Inn. Un certain François Benat doit l’y accueillir. Personne ne sera à l’aéroport. Et il va tourner en rond dans sa chambre toute la journée. Le soir, ses “partenaires” se présentent., Des Nigérians stylés, tirés à quatre épingles, “j’étais le seul sans cravate” confesse l’artisan provençal. Il y a là aussi, parait-il, le chef de la sécurité de l’ambassade du Nigeria, puis les rejoint un Anglais, M. Schmidt, qui travaille à la banque d’Angleterre et qui se présente comme un expert.
Après les palabres préliminaires, il faut, comme dans une série noire américaine descendre au sous-sol dans le garage de l’hôtel. “Je n’en menais pas large”, avoue Pierre Lambert. Ils se dirigent vers une superbe BMW bordeaux. Un Nigérian ouvre la malle et découvre une valise en aluminium. Elle contient des liasses de papier, noirci comme du carbone. “Prenez-en cinq” lui commande-t-on. Pierre Lambert pioche au hasard De retour dans la chambre, on plonge les billets dans une bassine d’eau, le mystérieux M. Schmidt y verse une fiole de liquide jaune et les dollars apparaissent. De vrais dollars, qui remboursent ainsi à Pierre Lambert la moitié de son avance.
La grosse commission des fonctionnaires nigérians quitterait ainsi l’Afrique en dollars barbouillés et il faudrait les blanchir à l’arrivée. Élémentaire sauf que la potion magique coûte, lui assure-t-on, 240 000 dollars, que M. Schmidt est gourmand et qu’il veut une commission de 160 000 dollars . Bref, pour toucher la valise et ses 6 millions de dollars, il faut trouver 400 000 dollars. Pierre Lambert ne rentre pas dans le jeu.Il est certes fasciné par la valise, mais n’est pas prêt à vendre son bateau.Les Nigérians, fair-play, maintiennent le lien. De retour dans le Midi, Pierre Lambert continue à échanger des fax et lui assure-t-on, s’il ne donne pas suite, il sera remboursé de ses avances et de ses frais. Les Nigérians ont touché 1 300 dollars de Pierre Lambert, mais lui, a dépensé près de 18 000 francs. “Je voulais aller jusqu’au bout”, dit-il. Alerté par des articles de presse, il veut mettre fin à cette “relation d’affaires”, il sait qu’il doit se résoudre à croire à l’escroquerie et renoncer aux rêves de fortune facile. “Et pourtant, regrette-t-il, ces dollars, je les ai vus,“.
Christian Apothéloz
Pour Jean-Paul Garcia, directeur des enquêtes à Tracfin, la méthode des Nigérians est nouvelle dans l’univers de l’escroquerie. La schéma le plus connu consistait à appâter l’épargnant puis à lui proposer de venir à Lagos, avec sa carte bleue, pour “des formalités”. Sur place, la victime se faisait dévaliser et n’avait plus que l’Ambassade de France pour pleurer. L’apparition d‘un étape londonienne, de sommes en liquides est une innovation. Et cette étape en Europe devrait faciliter l’action d’une police qui s’est toujours trouvée impuissante sur le territoire africain.