Article paru dans le Figaro Économie.
Petits boulots, emplois tertiaires, système D, ceux qui ont choisi de créer leur propre emploi dans les services à la personne n’ont pas la cote. À l’heure où l’on recherche désespérément trois millions d’emplois, il est noble, parce qu’industriel, de visser des boulons. Il est trivial de passer 60 heures par semaine à servir des clients. Les économistes regardent avec condescendance ces marginaux inclassables et les pouvoirs publics les supportent plus qu’ils ne les encouragent. Regards sur cette économie informelle du camion pizza.
Il transpire à grosses gouttes devant son four qu’il alimente de sarments de vignes séchés. Il s’essuie d’une serviette de bain, jette un regard dehors pour saluer les habitués, fait tourner la pizza fumante d’un tour de main devant le feu incandescent et reprend sans tarder la confection d’une royale moyenne. Cinq olives, du fromage, des champignons, tout est préparé d’avance dans des pots de verre. À portée de main. Pierrot est un ergonome. En vingt ans de pizza, il a appris à éliminer les gestes inutiles. Pas besoin de peser la pâte ou de mesurer le coulis de tomates ; à l’œil, il connaît ses doses. Il n’est pas de ceux qui achètent tout en sac. Lui, il choisit son fromage et le râpe, commande sa mozzarella directement en Italie, fait ses bocaux de tomate lui-même et garde secrète la recette de sa préparation pour la pizza du pêcheur. Sa femme, Suzanne, fidèle, discrète, sert, enregistre les commandes, annonce des heures de livraisons hypothétiques, et encaisse. Et les clients viennent de loin. Un bon match de l’OM, un retour de plage, des amis inattendus, sont prétextes à prendre une pizza “de chez Pierrot”, même si depuis le temps, on a quitté le quartier.
Ils sont ainsi 400 dans les Bouches-du-Rhône, mêlant cette génération, et les suivantes, précurseurs de ces emplois de services à domicile, agents de convivialité des quartiers dont tout le monde parle et que personne ne voit plus. Ils font pourtant le poids d’une PMI : plus de 100 MF de chiffre d’affaires et certainement un millier de personnes qui en vivent.
Ici, le camion de pizza est une figure emblématique, née dans la cité phocéenne en 1962. Cette année-là, le Marseillais Jean Meritan se lance dans l’aventure en créant le premier “commerce ambulant de pizza”. “La profession est née à cette époque, se souvient Francis Sposito, créateur du Syndicat, mais de façon totalement désordonnée. Les camions de pizza clandestins étaient en effet nombreux. En 1973, les camions en règle ont alors décidé de se regrouper au sein du Syndicat des artisans fabricants de pizza non sédentaires”.
Un boom lié à l’arrivée des pieds-noirs dans la région et à la création des premières grandes cités Hlm. Le marché du camion pizza ne s’assainira véritablement que dans les années 80. Un arrêté municipal du 27 janvier 1981 impose alors à chaque camion une plaque d’identification au blason de la ville. “Aujourd’hui, les clandestins se comptent sur les doigts de la main” constate Francis Sposito. Les règles d’hygiène et de sécurité sont sévèrement contrôlées. Le prix du camion équipé aux normes a fortement augmenté.
Le camion pizza est peu à peu rentré dans le rang. Après l’explosion des débuts, ceux qui ont des bonnes places veulent préserver le marché et la viabilité de leurs investissements. . “En accord avec les professionnels, affirme Pierre Colonna d’Istria, conseiller municipal délégué aux emplacements, nous limitons les autorisations. Le système est quasiment le même que pour les taxis.” Mais chaque camion a la possibilité d’utiliser plusieurs emplacements. La Ville offre 600 emplacements pour 65 camions. “C’est un formidable atout pour nous, explique Chantal qui dispose de deux emplacements dans le 7e et le XIIIe arrondissements de Marseille. Nous pouvons ainsi nous diversifier et toucher différents clients. Il est impossible de vendre tous les jours aux mêmes habitants d’un quartier“
Les patrons de camions pizzas sont de vrais experts en zone de chalandise. Des sorties d’écoles aux carrefours stratégiques, des entrées du stade vélodrome aux embouteillages des retours de ski dans le Val de Durance, en passant par les plages de la Côte bleue, ils égrainent leurs échoppes, s’adaptant à la demande.
Et pourtant, avec les années 80, le monde de la pizza est attaqué de toutes parts. Dans ses trois fonctions, substitut de repas, plat servi à table ou grignotage.
“Les fast-foods, selon Francis Sposito ont tiré les gros consommateurs de pizzas c’est-à-dire la clientèle des 3 à 25 ans”. Un choc culturel, cuisine méditerranéenne contre sandwich carné américain. La tarte italienne résiste, mais se diversifie.
Les vrais amateurs, s’offrent des kits et se construisent des fours à domicile. D’autres vont se laisser séduire par la pizza surgelée qui fait la fortune de petites sociétés d’agro-alimentaire d’Apt ou Manosque. Plus besoin de sortir, de commander, d’attendre. Il suffit de passer le plat au four.
Mais la vraie concurrence viendra des pizzerias avec livraison à domicile. Mais là encore, Marseille marque sa différence. Pizza Top et les autres franchiseurs du secteur ne franchiront pas les portes de la cité phocéenne. L’installation demande un investissement identique à celui du camion pizza, mais les frais de fonctionnement sont alourdis par les loyers et par coursiers. Par contre la pizzeria double son chiffre d’affaires. Elle débite 50 pizzas par jour. “Et, confie un connaisseur, s’il faut bien déclarer un coursier, les autres sont payés au black. “ Un métier qui tente les jeunes rmistes candidats à la création d’entreprises.
“Les pizzas à livrer ont remplacé les projets de camion pizza, relève Nicolas Daubigney, conseil à la création d’entreprise. Il y a cinq ans un porteur de projet sur deux voulait se lancer dans la pizza!”
Les pizzaïolos installés ont mis du temps à réagir face à la baisse des ventes. La Fédération n’a obtenu le droit de livrer à partir du camion qu’en mai 1995. Un ballon d’oxygène. Un artisan pizza le reconnaît lui ‑même : “Pour travailler correctement, nous avons installé un service de livraison et nous utilisons le téléphone. Il permet au client de venir chercher son produit lorsqu’il est prêt. Ainsi, il n’attend plus. Nous avons pu garder notre clientèle”. Et pourtant, ils sont encore peu nombreux à proposer un service de livraison. “Il ne s’y mettent que très timidement” explique Francis Sposito. Le camion Alain dans le XIIe arrondissement de Marseille lui, a fait installer une “salle d’attente” sur son emplacement. La qualité du service ne rentre que progressivement dans les mœurs. Les journaux et le carton ondulé n’ont été que très récemment remplacés par le carton d’emballage.
À l’heure des politiques de la ville, les pizzaïoles revendiquent leur rôle social. “Nous faisons partie intégrante du “mobilier urbain”, explique Raymond Ciabattini, président de la Fédération nationale et pizzaïole dans les quartiers nord de Marseille. Nous sommes souvent le dernier point lumineux la nuit. Les gens viennent se réfugier devant le camion, tous les échantillons de la société sont représentés, de l’ouvrier au médecin. Nous sommes un facteur de socialisation, tout le quartier nous connaît. “
“Arrêtons de dresser des frontières, s’insurge Tahar Rahmani, directeur de l’association 3 CI, spécialisée dans la création d’activités dans les quartiers difficiles. Que nous installions un cabinet de kinésithérapeute ou une pizzeria avec livraison à domicile en bas d’un Hlm, qu’importe, nous retissons du lien social. Il faut encourager tout ce qui remet de l’économie, des services, de la vie près des gens. Ceux qui entreprennent, qui commercent sont en première ligne dans l’action contre la fracture sociale. Ne les décourageons pas.”
Enquête réalisée par Pascale Hulot et Christian Apothéloz
Interview de Michel Péraldi : L’économie informelle n’est pas la misère
Sociologue, chargé de recherche au Cnrs, Michel Péraldi, 43 ans, est un des rares chercheurs qui se soit spécialisé dans les économies informelles. Il vient de signer dans le Courrier du Cnrs un document sur “Vivre et survivre au bord des villes”.
Le camion pizza fait-il partie des économies informelles ?
Il fait partie de ce vaste puzzle qui est né du redéploiement professionnel des populations ouvrières. Ce sont des petits métiers urbains que l’on retrouve ailleurs, comme les cireurs de chaussures à New York ou les laveuses de pied à Abidjan. À Marseille, dans les quartiers nord, les XIVe, XVe et XVIe° arrondissements, les emplois commerciaux sont plus nombreux que les emplois ouvriers.
Comment expliquez-vous que Marseille et sa région soit la capitale du camion pizza ?
Marseille est une grande ville administrative, donc une ville de classe moyenne. Ni opulente, ni paupérisée, donc consommatrice de services. Et il y a ici un génie particulier du commerce, chaque communauté est un réseau commercial en puissance.
Qu’apporte dans une famille, dans une cité, la création d’une telle activité ?
C’est banal, mais je dirais d’abord de la richesse. Le commerce génère, en langage de sociologue, le “moyen d’être un peu au-dessus de sa condition objective.” Plus simplement, il permet de mettre du beurre dans les épinards. Mais ce n’est pas un moyen de survie, la précarité n’est pas l’indigence. Les gens qui se lancent dans une activité commerciale ne sont pas au bout du rouleau, Ils font de la promotion sociale à compte d’auteur. Autrefois cette ascension passait par l’école, puis l’administration, aujourd’hui, les gens qui ont l’ambition d’être autre chose que ce qu’ils sont, ouvrent boutique.
Peuvent-ils réussir ?
Ceux qui réussissent dans l’économie informelle, ne sont pas ceux qui ont le plus d’argent ou la meilleure formation, mais ceux qui ont un capital relationnel. Lors d’une enquête à Belsunce, un commerçant nous a livré, selon lui, la clef de la réussite : “Il faut être droit et connu”!
Cette économie informelle justement, ne se rapproche-t-elle pas de la délinquance ?
Que celui qui n’a jamais fraudé jette la première pierre. Il existe comme partout des risques de déviance. Mais la police craint plus la porosité entre le commerce traditionnel et la délinquance qu’avec l’économie informelle. Cette économie fonctionne sur un code d’honneur, sur des conventions uniquement orales, qui sont aussi contraignantes que des contrats écrits. Les Italiens font très justement la différence entre les “économies criminelles” comme la drogue et les économies informelles.
Les zones franches peuvent-elles améliorer la situation de ces “nouveaux commerçants”?
Ils fonctionnent déjà comme s’ils étaient en zone franche. Par contre ne jetons pas l’opprobre sur ces petits métiers urbains. La crise industrielle a fait glisser dans la précarité toute une part de notre société. Ceux qui veulent s’en sortir mobilisent leur énergie, leur savoir faire commerçant, leurs réseaux communautaires. Ils sortent ainsi de l’assistance.
Le business du camion pizza
Les vrais pizzaïoles vous le diront : la pizza, c’est d’abord un tour de main, pas une recette. La matière première de la classique pizza au fromage, est simple : 200 grammes de fromages, 300 grammes de pâte, et 150 grammes de sauce tomates. Faites le calcul vous-même : pas grand-chose ! Elle est vendue en moyenne 40 francs. Pour les pizzas plus sophistiquées, le prix varie entre 40 et 60 francs. En moyenne, un camion écoule quotidiennement en semaine 20 pizzas, le chiffre passe à 40 le week-end. Il existe trois diamètres : 29 cm (petite), 34 cm (moyenne), 40 cm (grande). Et pour les petits creux, la part de pizza est vendue entre 7 et 10 francs. Mais, comme le dit très justement Francis Sposito, président d’honneur de la Fédération nationale des artisans pizza en camion magasin : “Le pizzaïole est un artisan, il vend un savoir faire. Et aujourd’hui, la fabrication, la fabrication artisanale a un prix. Le pizzaïole exerce son métier devant le client. Il n’y a pas de tricherie. Le vrai patron, c’est le client”.
Le pizzaïole travaille en général de 16 heures à 23 heures, cinq ou six jours par semaine.
Quant au camion, il représente pour le pizzaïole un lourd investissement. S’il débute avec un châssis d’occasion et un four qu’il monte lui-même, il peut s’équiper pour moins de 100 000 francs. Mais s’il veut du neuf, conforme à la réglementation sur l’hygiène, il devra investir entre 300 et 450 000 francs selon les modèles. Le camion est soumis à la réglementation du commerce ambulant. Selon la loi Royer, le propriétaire paie une redevance de stationnement fixée par le conseil municipal après consultation des organismes professionnels. À Marseille, le prix de l’emplacement se situe aux environs de 900 francs par mois. Certaines communes affichent cependant des prix bien plus élevés.
Selon Nicolas Daubigney, conseil en création d’entreprise à l’association 3CI, il doit réaliser entre 20 et 25 000 francs de chiffre d’affaires mensuel pour vivre. La moyenne annuelle se situe selon nos estimations entre 250 et 300 KF. Mais aucun patron, fisc oblige, n’avouera de tels chiffres.
Portraits : La pizza en camion, une affaire de famille
Ici, on les surnomme “les gardiens de la place du David”. Raymond et Arlette ont installé leur camion de pizza en 1976 sur le carrefour en l’honneur de la célèbre oeuvre de Michel-Ange, en face des plages du Prado dans le VIIIe arrondissement de Marseille. Ils sont là 6 jours sur 7. “Avec le temps, nos clients sont devenus des amis. Nous voyons passer les générations. Aujourd’hui, nous servons les enfants de notre ancienne clientèle” explique fièrement Arlette. Leur métier d’origine : la boulangerie. “Un jour, nous avons eu envie de liberté et d’indépendance. Nous ne voulions plus être enfermés dans une remise pour exercer notre métier”.
Raymond et Arlette, des figures marseillaises, représentent le profil type de l’artisan en camion pizza installé dans les années fastes du camion. “La plupart des pizzaïoles de l’ancienne génération, explique Raymond Ciabattini, président de la Fédération nationale des artisans pizza en camion magasin, étaient auparavant dans la boulangerie. Puis avec l’avènement du camion, ils se sont lancés dans l’aventure du commerce ambulant”. Le camion fait souvent vivre un couple, voire une famille. L’époux fabrique la pizza, l’épouse sert le client. Pour Chantal et Eric installés boulevard de la Corderie dans le VIIe arrondissement de Marseille non loin du centre-ville, la tradition est respectée. “Au départ, nous étions salariés. Je travaillais en tant que secrétaire. Mais la famille de mon époux est dans la pizza depuis 1966. De père en fils. Alors, il y a trois ans, nous avons voulu monter notre propre affaire” se souvient Chantal avant d’ajouter : “Si nous sommes encore là aujourd’hui, c’est que notre entreprise affiche une bonne santé”. À quelques centaines de mètres de là, Éric, lui, représente la nouvelle génération. À 28 ans, il est rentré par hasard dans la profession. Seul dans son camion, à la production et au service, il avoue : “Je n’ai jamais rêvé d’être pizzaïole. J’ai fait toutes sortes de petits boulots, brancardier ou serveur dans un snack, avant de me lancer. Je suis tout simplement rentré dans le camion pizza en tant qu’aide d’un pizzaïole. Quand mon patron a décidé d’arrêter, j’ai repris l’affaire”. Aujourd’hui Éric entend amortir son investissement et l’exploiter. Il travaille 7 jours sur 7. “Mais je ne me vois pas passer ma vie dans un camion, je veux voir plus grand, monter un restaurant. Je reprendrai une autre affaire”, explique-t-il. “La profession compte aujourd’hui 20% de jeunes. Mais la plupart ont intégré le métier alors qu’ils se trouvaient au chômage” explique Raymond Ciabattini. Le camion de pizza restera-t-il une affaire de famille ? Les jeunes prennent la relève dans un contexte difficile. Arlette est sceptique : “J’ai déconseillé à mon fils de prendre la suite et pourtant il connaît le métier. “.Par contre, le fondateur de la profession, le créateur marseillais du camion de pizza, Jean Meritan, donne l’exemple. Il vient tout juste d’arrêter le métier, mais il cède son four à son neveu, la succession est assurée.
Christian Apothéloz