Article paru dans le Figaro Économie.
Il y a 25 ans, au printemps 1970, le directeur de l’École des Mines, Claude Daunesse réservait 10 hectares de terrain sur la zone d’activité scientifique qui serait créée au nord d’Antibes. C’était la première délocalisation, totalement volontaire, soutenue le patron de la Datar d’alors, Jérôme Monod.Enfant naturel de mai 68, Sophia-Antipolis, naissait Après un quart de siècle de développement, le père fondateur, le sénateur Pierre Laffitte, veut conforter le pôle existant des industries de l’informatique et de la santé ; il trace pour Sophia-Antipolis un nouveau dessein, celui d’un pôle international des industries de l’information, avec ses entreprises virtuelles et mondialisées.
Dow Chemical a plié bagage, Digital a supprimé 100 emplois, les laboratoires Zambon 150, Thomson, 84, Air France, 34. Les piliers de la technopole azuréenne tremblent. La presse locale, soutien traditionnel du pôle, s’inquiète de la “fragilité de Sophia”. Et plusieurs délocalisations internationales comme Rank Xérox ou Hewlet Packard ont préféré Grenoble à Sophia-Antipolis. “C’est la politique de l’ensemble des groupes, plaide le président du Club des dirigeants, Gérard Audra, directeur administratif des laboratoires Wellcome, mais tout cela a été compensé et au-delà. Par la dynamique interne ou par des nouvelles implantations comme Andersen Consulting qui a déjà généré 95 postes. Les chiffres globaux restent encourageants.”. L’année dernière, le solde des emplois était positif de 1%, soit 160 nouveaux emplois directs, 50 sociétés nouvelles s’implantaient sur le site portant à 1000 le nombre de raisons sociales. Au coeur de la crise en 93, Sophia perdait 675 emplois, mais en créait 875, soit un solde positif de 200 salariés. Andersen consulting, l’un des big six avec 32 000 salariés dans le monde a choisi d’y implanter son bureau européen. “Nous voulions, explique son directeur général, Gûnter Schmidt-Taube, un endroit agréable, au centre d’une communauté d’entreprises technologiques actives, proche d’établissements d’enseignement reconnus, et aussi d’un aéroport international important. Sophia-Antipolis remplissait tous ces critères.“
Au bilan, avec 16 000 emplois, les entreprises sophipolitaines réalisent un chiffre d’affaires qui dépasse les 10 milliards de francs et font vivre 12% de la population des Alpes maritimes. 7500 cadres travaillent sur le site dont 2500 étrangers. “Pour les recrutements, les candidatures ne manquent pas, souligne Anne-Marie Louesdon, directrice des ressources humaines de Dow Elanco SA. Sophia-Antipolis séduit les cadres, en particulier les jeunes. Ils sont souvent agréablement surpris par la qualité de vie en région et l’absence de stress”.
A la fin des années 60, lorsque Pierre Laffitte lance cette idée d’un “quartier latin aux champs”, d’une “cité internationale de la sagesse, des sciences et des techniques”, la Côte d’Azur se complaît dans son rôle de tourisme et de villégiature pour le troisième age.
La gestation sera longue, mais continue avec dès 1973, un taux de croissance à deux chiffres. Ce sont les grandes locomotives de l’informatique Digital ou Texas et du médical, Wellcome et Dow qui donnent le “la” au début des années 80. En dix ans, de 82 à 92, les 500 hectares se construisent pour accueillir 10 000 salariés nouveaux. La fin des années 80, marque un virage. Les PMI prennent le relais. Attiré par le succès avéré de Sophia, l’immobilier de bureau pousse vite, trop vite, les services se démultiplient. “Nous sommes venus ici il y a six ans, raconte Frank Issan, ingénieur commercial d’un distributeur Apple, Bruno Rives & associés, attirés par le potentiel de la technopole. En fait, les commandes des grands comptes nous échappent totalement et nous travaillons surtout avec les PMI.” Un tissu fragile qui va subir de plein fouet la crise. Les départs ou défaillances étaient limités à 30 ou 40 entreprises dans les années 80, ils représentent 10% des sociétés aujourd’hui.
La crise donne naissance à une nouvelle génération d’entreprises. Des cadres n’ont pas suivi leurs sociétés dans leur exil, d’autres ont profité des dispositifs d’aide à la création d’entreprises, des chercheurs se font vecteurs du transfert de technologie en prenant les rênes de jeunes sociétés high-tech. L’essaimage est à l’œuvre. Sophia-Antipolis trouve dans la crise la recette d’un développement nouveau qui s’appuie sur ses propres ressources. Le nombre des entreprises de plus de cinquante salariés stagne (56), celle de moins de cinquante augmente (de 890 à 944).
Une catégorie d’entreprises que la Fondation Sophia-Antipolis pouponne particulièrement, soit dans sa pépinière, soit en favorisant l’accès aux capitaux-risqueurs. Robert Chabbal chargé de mission au ministère de la recherche et qui pilote un groupe de travail sur le financement de l’innovation auprès d’Alain Madelin, estime qu’il est nécessaire d’aller plus loin. “Nous réfléchissons, dit-il, avec Pierre Laffitte à l’adaptation du Nasdaq (National association of security dealers automated quotation) à la France. C’est un marché qui permet d’échanger les actions des entreprises high-tech, où se retrouvent les financiers qui ont pris le risque au départ d’une entreprise, en start-up, et des investisseurs, le “capital patient”, qui veulent des placements de long terme, mais à fort rendement. »
À côté de la gestion proprement dite du site assumée par le Symival, qui regroupe les collectivités locales et la Saem qui réunit chambre de commerce et conseil général, la Fondation Sophia-Antipolis joue le rôle de boite à idée, de porteur de projets. Toujours en avance, quitte à paraître utopique. Lorsque Pierre Laffitte milite avec France Télécom pour l’implantation de l’Etsi, l’Institut européen des normes à Sophia, il est peu compris. En 1988, l’Etsi à Sophia se résume à un cadre italien et sa secrétaire. Pierre Laffitte y voit l’embryon du développement du parc vers les télécommunications. Aujourd’hui, AT&T a choisi Sophia, France Télécom en a fait la vitrine de ses dernières technologies et l’association Télécom Valley regroupe les plus beaux fleurons des télécoms mondiales. Un vrai potentiel économique :38% des effectifs du pôle, 6 000 personnes, travaillent dans les sciences de l’information. Telle est la méthode Laffitte : voir loin, réunir, attirer, fédérer, puis se retirer. À 70 ans, il est de loin le plus prolixe, le plus imaginatif et le plus jeune des hommes politiques du Midi. Sous sa chevelure argentée, avec ses allures d’éternel étudiant, ce natif de Saint Paul de Vence regarde avec malice l’incompréhension du vieux monde pour les idées qu’il glane à Palo Alto, Tokyo ou Londres. La Fondation reste modeste. Pas de territoire, des idées et des relations. La construction de son siège est toujours remise à plus tard.
Le site, connaît néanmoins de réelles difficultés. Le foncier atteint de tels prix, plus de 1000 francs le m2 constructible, qu’il est illusoire d’imaginer des implantations avec un personnel salarié important : le logement social est rare. Le Parc lui-même subit la concurrence de sites proches ou lointains comme Grenoble et, qui sait demain, les projets de parcs d’activités dans le Var et dans les Bouches-du-Rhône. “Nous aurions besoin, souligne Gérard Audra, de l’arrivée significative d’un ou deux ténors, comme Motorolla qui cherche un site pour installer son centre de recherche européen.“
Sophia se repositionne donc sur ce qui fait sa force, les industries de l’information, les autoroutes de l’information et surtout leur contenu. “Ce sont des industries adaptées au génie méditerranéen, plaide Pierre Laffitte, la créativité compte autant et plus que la rigueur. Les produits les plus innovants sont inventés par des étudiants. Je veux m’attacher à donner une visibilité mondiale à ce pôle euroméditerranéen.”
Christian Apothéloz
Une place du village planétaire
Place Sophie Laffitte : des pins, des œuvres d’art contemporain un peu défraîchies, un préfabriqué pour le bureau d’accueil, des bureaux vitrés, un chêne de la liberté planté en hommage à Sakharof. C’est là que tout a commencé et c’est là que vient d’ouvrir, entre l’Institut de théologie et la Librairie des entreprises très exactement, le premier “Cyber café” de la région. Un café peu ordinaire où l’on consomme plus de kilobits que de petits noirs. Un lieu convivial où enseignants, étudiants, lycéens peuvent apprendre à naviguer sur six ordinateurs fournis par IBM, l’Inria et Digital, dans la galaxie Internet et échanger avec les 5 millions d’usagers du réseau planétaire. Un lieu symbolique de ce que Sophia veut devenir avec la création du Club Mitsa, le “Club multimédia, interactivité, téléactivité de Sophia-Antipolis”. Le marché du multimédia est de trois milliards de dollars par an. Il sera de 25 milliards de $ dans cinq ans. Aucune industrie n’est promise à une telle croissance constatent les industriels adhérents. “L’interactivité modifie la relation du public avec la télévision et l’ordinateur, l’usager n’est plus passif devant sa console, il joue, échange, travaille avec d’autres. Serons-nous moteurs ou spectateurs de cette inéluctable mutation?” s’interroge Roselyne Koskas, animatrice du club Mitsa. Chez IBM à la Gaude on s’attend à une explosion du marché du multimédia, identique à la floraison des radios libres ou des serveurs télématiques.
Le but du club Mitsa est naturellement la fertilisation croisée : rapprocher les créateurs de ceux qui détiennent la technologie, d’inciter les hommes de l’enseignement, de la production audiovisuelle, des institutions à innover dans leur mode de communication. Le club azuréen est en contact étroit avec son homologue de San Francisco, le “Multimédia development group”. qui lui réunit 500 compagnies. L’objectif est de travailler sur les contenus. Et Pierre Laffitte rêve tout haut de voir Sophia de venir le “Hollywood européen des créations multimédia”.
Une autre structure , l’Imet, l’Institut méditerranéen de téléactivité, elle se préoccupe des “tuyaux” qui vont véhiculer ces nouveaux produits et de l’explosion de services autour d’Internet. Pour le chercheur Pierre Bernhard, directeur de l’Inria, l’Institut national de recherche en informatique et automatique, président de l’Imet, l’enjeu est plus que ludique, le but est de modifier le rapport entre l’activité et la distance. “Le problème, dit-il, est à la fois une question de culture et de coût d’accès”. Deux priorités se dégagent : le télé-enseignement et la télémédecine. En médecine des liaisons ont été expérimentées avec la Tunisie par exemple. En matière d’enseignement, Eurécom, établissement d’enseignement qui associe France télécom et l’école polytechnique fédérale de Lausanne souhaite travailler en réseau avec le Politecnico de Turin et l’école des télécommunications de Barcelone.
“Nous faisons de la formation et de l’agit prop, avoue Pierre Bernhard. Les membres fondateurs de l’Imet sont de grands groupes, mais notre vraie clientèle, celle qui va profiter de cette explosion des échanges de données internationales, ce sont les petites structures, souples et inventives”.
Christian Apothéloz