Article paru dans le Nouvel Économiste.
À 120 jours du seul scrutin qui compte à Marseille, les municipales, rien n’est joué, mais tout se met en place pour une échéance stratégique.
Dans la salle du conseil municipal, bondée au lendemain du ralliement de Robert Vigouroux à Balladur, personne ne se soucie de la suite sans fin des rapports votés sans passion par une majorité inébranlable. Dans le fauteuil de Gaston Defferre, impassible, impénétrable, le maire égrène les dossiers. Pour, contre, abstention, tout passe. L’assemblée accuse le choc. Dans la salle, les deux vaincus de 1989 siègent au fond. Michel Pezet fait grise mine. “C’était prévisible et je l’avais dit”, déclarera-t-il amer. Mais cette clarification ne dégage pas pour autant son avenir politique. Un peu plus à droite, le banc de l’opposition libérale est animé. On rit et l’on s’amuse de ce renfort inattendu. La critique est courtoise, mais on se demande quelle place il faudra accorder à ce nouvel allié. Tout autour de la salle, sous les lambris sont inscrits les noms des édiles qui ont dirigé la ville depuis la Révolution. Après Gaston Defferre, après Robert. P. Vigouroux reste une seule case vide. Depuis qu’il est entré ici comme conseiller municipal, en 1971, benjamin de la liste de Gaston Defferre, Jean-Claude Gaudin rêve d’y voir son nom. Après deux échecs, en 83 et 89, est-ce son heure ?
Depuis la mise en faillite personnelle de Bernard Tapie, la politique a repris ses droits. Avant, le patron de l’OM perturbait le jeu, à gauche comme à droite, légitimant des alliances inattendues ou embarrassant son propre camp. Aujourd’hui, s’il est loin d’avoir disparu du terrain, il est banalisé. Sa formidable popularité, sa pugnacité, ses entrées dans les médias sont compensées par une montée très forte des opinions négatives perceptibles dans les sondages. La crise de l’OM désespère les supporters, mais la mobilisation reste forte dans son camp. Les radicaux, emmenés par Michel Dary se prennent toujours pour la première force politique du département. L’association Marseille d’abord, qui rassemble les anciens socialistes, comme Marius Masse, ou Edmonde Charles Roux travaille en commissions sur le programme municipal. Charles Émile Loo, un vétéran du defferrisme, compagnon lucide de Tapie reste convaincu de la baraka du patron de l’OM. “Inéligible ou pas, dit-il, il sera au cœur de la campagne”. Au cœur, certes, mais plus comme trouble fête que comme gagneur.
C’est d’ailleurs avec l’espoir d’être débarrassé de l’hypothèque Tapie, il avait réduit le PS à 6 % aux Européennes, que Lucien Weygand, président du conseil général met en place un dispositif de campagne. Un staff se constitue, les liens se renouent avec la mouvance de gauche. Le conseil départemental de concertation, une sorte de conseil économique et social, récemment créé, sert de relais. L’entente semble possible avec l’association Marseille citoyenne qui réunit les amis de Philippe Sanmarco et l’aile rénovatrice du PC de Guy Hermier. Lucien Weygand ne s’est pas encore déclaré officiellement. Le dernier héritier de Gaston Defferre n’a aucune envie d’y aller. Installé dans son bureau panoramique de l’hôtel du département, où d’un coup d’œil, il survole son canton, il est le président incontournable d’une institution riche. Il a tout à perdre. Pourtant il semble prêt à se sacrifier, mais sans personnaliser la campagne, en valorisant les têtes de listes des sept secteurs de la ville. Pour rejouer le succès de Gaston Defferre en 83, emportant la mairie malgré un score globalement majoritaire de la droite, il lui faudra ressouder toute la gauche, Le parti socialiste d’abord, Michel Pezet attend un coup de téléphone, mais aussi les conseillers municipaux de Robert Vigouroux qui ne le suivront pas chez Balladur. Albert Hini, premier adjoint au maire se dit prêt à repartir avec une liste qui ne serait l’otage, ni de Tapie, ni du PC. À minima, ce remake de la gauche unie peut espérer reconquérir les mairies des quartiers populaires.
L’horizon le plus dégagé est celui de la droite RPR et UDF. Mais après deux échecs, Jean-Claude Gaudin reste prudent. “Je serai au premier rang de cette bataille” annonce-t-il officiellement, sans plus. Il a resserré les rangs des parlementaires de la majorité. Les six députés se présenteront ensemble. Mais dans quel ordre ? “Si Jean-Claude Gaudin n’y va pas, il y a neuf chances sur dix pour que je sois désigné, affirme Jean-François Mattéï. ” Si Jean-Claude Gaudin n’y va pas, réplique Renaud Muselier, l’étoile montante du RPR, il faudra prouver que je ne suis pas le meilleur”. Le président du conseil régional est en train de se laisser convaincre. Selon un sondage Ifop, 61 % de la population le voit bien maire contre 32 % à Mattéï et 28 % à Renaud Muselier. “Et puis, soupire-t-il, si je n’y vais, je fais éclater la droite”. Et la reconstruction de la droite marseillaise c’est son œuvre. “J’ai passé mon temps depuis 1981 à dégager des candidatures communes.” En fait, la seule embûche qui pourrait retenir Jean-Claude Gaudin serait un retour des affaires judiciaires du Var ou du PR. Reste à passer l’obstacle de l’élection présidentielle. Renaud Muselier, futur premier adjoint, est à la tête d’une fédération des plus chiraquienne. Les deux hommes sont très liés, mais la campagne risque de creuser l’écart. “Le premier tour ne m’inquiète pas, affirme Jean-Claude Gaudin, si nous respectons un code de bonne conduite.” Si le second tour oppose les deux RPR, la situation se corse. Le responsable des investitures à l’Udf connaît les ravages que pourraient causer les forces centrifuges. “Il sera dans l’intérêt de l’Udf comme du Rpr de ne rien briser, que tout le monde reste dans le rang”, avertit le patron de la droite marseillaise. Renaud Muselier lui, compte bien profiter de la vague Rpr. “Aux présidentielles, un candidat Rpr va l’emporter, et la victoire vole au secours de la victoire”. 17 commissions travaillent sur un programme baptisé “Objectif Marseille”. Pas question pour autant de faire cavalier seul. « La machine Rpr Udf fonctionne, on ne peut gagner les uns sans les autres, » affirme-t-il.
Mais Jean-Claude Gaudin voit plus large. et souhaite réunir les énergies au-delà des frontières politiques partisanes : “Je souhaite, dit-il, faire appel à mes amis politiques et ouvrir à des jeunes, à des femmes, à des gens capables de gérer cette ville”. Convaincu que Marseille, ville populaire, penche à gauche, il est à la recherche de l’alliance qui a permis à Gaston Defferre de gérer la ville pendant trente ans avec la bienveillance du centre et les voix de la gauche non-communiste. Une alliance des centres aux antipodes de la radicalisation gauche droite qu’induit le débat national.
La recette a fait la victoire du professeur Vigouroux en 89. Refusant un combat manichéen, la ville a joué dans la nuance, le demi-ton, la tranquillité. Discrètement appuyé par l’Élysée, le neurochirurgien a assumé l’héritage et il a démontré son goût pour les choix solitaires. Son dernier geste, le soutien à Édouard Balladur a surpris ses amis comme ses adversaires. ” Édouard Balladur a fait passer le message, il a été très sensible au choix du maire, par contre celui-ci n’a pas été accueilli avec des fleurs par la droite locale : “Un ralliement n’est pas un droit de préemption, ni un droit de succession”, affirme Jean-François Mattéï. Renaud Muselier lui offre de prendre sa carte au Rpr et Jean-Claude Gaudin s’interroge : “Quel intérêt aurions-nous à sauver Vigouroux ?”. Le maire persiste, il sera candidat. “Il est en béton !” s’exclame un militant socialiste admiratif malgré tout. Neuf ans après son entrée à l’hôtel de ville, il reste un mystère. “Je connaissais Robert Vigouroux avant qu’il ne soit maire, se souvient le professeur Mattéï. Il a toujours été un solitaire, très autoritaire, peu causant. Il était reconnu, mais il n’a pas fait école.” Charles Émile Loo, lui, l’a côtoyé au parti socialiste. “En 1965. J’étais secrétaire fédéral, je suis allé chercher Vigouroux, chirurgien à la clinique Clairval, il avait une belle “tronche”, et à Marseille on est fasciné par les toubibs. Je pensais alors, comme en 86, que ses travers disparaîtraient. Malheureusement, comme disait Defferre, c’est un bon candidat, mais un mauvais élu. Il est devenu un vrai monarque.” “En homme neuf, en vrai patron de la ville, regrette Georges Antoun, patron des New hôtels et président national des hôteliers, il aurait pu faire tomber les murs avec le monde économique alors qu’il s’est isolé, qu’il est devenu inaccessible.” “En 89, il n’a pas su gérer son succès, note J.-F. Mattéï, il n’a pas su tendre la main.”. Albert Hini dénonce “l’absence de dialogue et le gouvernement du mépris” Jean-Claude Gaudin déplore le manque de communication avec les élus et avec le public. “N’oubliez jamais qu’il est neurochirurgien, confie un de ses amis. Si un malade est dans le coma, il opère seul, à ses risques et périls. Et s’il survit, le malade lui en sera reconnaissant.” La reconnaissance des Marseillais tarde à venir, Au mieux, les sondages le créditent de 8 à 14 % des voix. « Un vote légitimiste » analyse Jean-Claude Gaudin. Une légitimité sur laquelle compte Pierre Bonneric, directeur de cabinet du maire. : « Une fois les passions présidentielles passées, les électeurs jugeront le maire, le gestionnaire, et son bilan. »
Un bilan pluriel. “Il y a un “désamour” du personnage, relève Jean-François Mattéï. Autant le plébiscite était excessif, autant le “désamour” est excessif.“
Le dernier mandat marque une rupture historique dans la gestion de la ville. Robert Vigouroux a assumé la fin du defferrisme, de ce système de pouvoir qui irriguait la ville, des comités de quartier aux associations en passant par une presse très politisée. Poussé par les événements plus que par conviction intime, le maire a rompu les réseaux, coupé des branches mortes, taillé dans le vif sans que les décisions ne soient toujours comprises ou accompagnées. Paradoxalement, il a accompli un programme très libéral. La première voie urbaine privée à péage en France a vu le jour à Marseille avec le tunnel Prado Carénage. La collecte des ordures ménagères a été concédée, leur prochaine incinération le sera aussi. Les parkings ont été eux aussi privatisés. La situation critique des finances au début des années quatre-vingt-dix y est pour beaucoup. Le métro, les plages Gaston Defferre, le grand émissaire pour les eaux usées ont été construits sur emprunt à l’époque de la grande inflation. : Marseille, est le premier client du Crédit local de France. Pierre Richard son patron, et les autres banques, la chambre régionale des comptes tirent alors la sonnette d’alarme. La ville n’a plus un sou à investir. Pour réaliser ses projets coûte que coûte, le maire ne peut compter que sur le privé. Et sur de nombreux dossiers, au prix de montages parfois délicats, il réussira. Rien d’idéologique dans cette politique. Un exemple : celui des cantines scolaires. Tout part de quelques tournedos. Les services vétérinaires en découvrent dans les frigos, alors que la loi impose une consommation immédiate de la viande hachée. Les services de l’État s’inquiètent. 200 MF de travaux sont nécessaires dans les 257 cantines de la ville. Impossible de les inscrire au budget. Par contre en confiant à la Sodhexo et à la Compagnie générale de restauration, les 6 millions et demi de repas des écoles, les services municipaux obtiennent la rénovation des cantines. Une politique libérale qui surprend même à droite. “Je n’ai pas privatisé les cantines des lycées, affirme Jean-Claude Gaudin et je ne l’aurais pas fait pour les cantines scolaires.” Incidence de cette politique, le coulage, colossal, d’un million de repas par an, a disparu, et les cantinières ne sont certainement pas les meilleurs supporters du maire.
Changement dans la ville, mais aussi changement dans les rapports de la ville avec sa région. Il n’y a plus de sujétion entre les collectivités territoriales. Là où Gaston Defferre plaçait ses hommes, au département ou à la région, Marseille ne trouve que des institutions indépendantes. Le système monochrome est mort. Il faut négocier, échanger, discuter, avec des élus aux couleurs politiques opposées. Logique équivoque, souligne l’économiste Bernard Morel quand le territoire départemental recoupe les contours de l’aire métropolitaine.
L’intercommunalité, amorcée à trois communes en regroupe maintenant quinze. La aussi un rapport nouveau s’instaure avec la périphérie marseillaise. Mais le plus décisif reste à venir. “Marseille et Aix doivent cesser de s’ignorer”, souligne Jean-François Mattéï. Si Jean-Claude Gaudin est plus timoré dans ce domaine, il poursuivrait « sans excès » l’intercommunalité, son collègue au conseil municipal, Jean-Louis Tourret, vice président du Cnpf, souhaite, lui que l’on avance, mais dans un cadre moins formel.
Le sexténnat de Vigouroux est plus qu’une transition. La ville en 86/89 est sous l’influence du Front national, avec des risques de fractures importants. ““Vigouroux a été, souligne Maître Christian Bruschi, avocat du droit des migrants, un candidat de la paix civile.” L’intégration, avec une politique délibérée de promotion “des cultures de tous”, voulue par Christian Poitevin a marqué des points. La ville de Roland Petit est aussi celle de I am ou de Massilia sound system. La movida marseillaise, louée par la presse nationale est pluriculturelle, multicolore, sudiste. (Cf Le Citoyen de l’année)
Le virage pris en moins de dix ans est peut-être plus fort qu’on ne le croit. À la crise, au chômage s’est ajouté un changement qui apparaît fragmenté en 50 projets, mais qui est la mutation d’une ville. Plus qu’un manque de communication que le maire reconnaît aujourd’hui, il a manqué un sens visible au redéploiement de la ville. Avec Euroméditerranée, avec le grand projet urbain, une direction se dessine, curieusement avec une impulsion décisive de l’État. “Il a été mis fin, insiste Christian Bruschi, à l’exception marseillaise”. Au cours du XI° plan, quatre milliards de francs seront investis à Marseille, avec une tentation forte de passer outre les acquis de la décentralisation. Pierre Weiss, directeur d’Euroméditerranée, minimise les prérogatives que lui donne le label d’Opération d’intérêt national. Il promet la discussion, la négociation, mais avec in fine un pouvoir de décision de l’état. Les 800 MF débloqués par Simone Veil pour le grand projet urbain, la rénovation d’une partie des quartiers nord est en stand-by faute d’accord entre les responsables locaux et les administrations. Pour tous les grands dossiers du prochain maire : le social, Euroméditerranée, le port, la place de Marseille en Méditerranée, le rôle majeur revient à l’état. “Marseille est devenue un enjeu stratégique, s’inquiète Pierre Rastoin, ça se fera avec ou sans les Marseillais”. Marseille est rebelle, dit-on oubliant que si elle fait la révolution en 1848, elle se réconcilie avec l’empire pour faire des affaires sous Napoléon III. Choisira-t-elle en juin l’opposition au pouvoir ou les bénéfices du pouvoir ?
Marseille, ville pauvre ?
Avec la moitié de sa population qui n’est pas assujettie à l’impôt sur le revenu, avec un taux de chômage de 22 %, avec 100 000 personnes qui vivent avec des revenus au-dessous du seuil de pauvreté, Marseille affiche tous les symptômes de la pauvreté. Et pourtant, les chiffres globaux sont trompeurs.
“Le phénomène mondial de dualisation entre économie compétitive et exclusion se concentre sur l’aire métropolitaine […] avec l’accentuation des processus de ségrégation entre les territoires”, relève le Club d’échanges et de réflexion sur l’aire métropolitaine marseillaise*. “On oublie trop souvent, plaide Albert Hini, premier adjoint, que notre territoire avec 25 000 hectares, est cinq fois plus grand que Lyon, 2,5 fois la surface de Paris. Nous avons nos pauvres chez nous, pas dans des communes extérieures, comme Vaulx en Velin ou La Courneuve. ” “Il n’y a pas un centre riche et une couronne de banlieues déshéritées” renchérit Pierre Rastoin, maire de secteur et patron des HLM. Sur la carte de la ville, il dessine un vaste triangle : la pointe s’enfonce dans le cœur de ville la surface grisée englobe un territoire qui part de la mer à l’Estaque et ne s’arrête qu’à la Rose. C’est un triangle de la pauvreté de 300 000 habitants. Sur ces sept arrondissements, le taux de chômage est de 32 %, alors que sur le reste de la ville il est de 15 %, 42 000 Marseillais en état de travailler y sont à la recherche d’un emploi, dont 10 000 depuis plus de deux ans. 62 % des habitants ne paient pas l’impôt sur le revenu contre 43 % dans le reste de la ville, les deux tiers des Rmistes y sont concentrés. On y retrouve quatre fois plus de familles nombreuses qu’ailleurs. Sur 24 collèges classés dans la catégorie la plus défavorisée par l’inspection académique, 22 sont implantés dans ce triangle de l’exclusion. “Ce sont de véritables écoles du tiers-monde, cumulant tous les handicaps”, note Pierre Rastoin**. Résultat : 45 % des enfants de plus de 15 ans n’ont aucun diplôme. “Des milliers de jeunes ont suivi l’école jusqu’à 16 ans, ils sont à peine capables d’écrire trois lignes, bourrées de fautes d’orthographe. Quelle entreprise les accueillera ? Ce sont des assistés à vie que nous fabriquons”, dénonce ce fils de grande famille aux convictions de gauche. En Marseille, cohabitent deux villes, une qui est en passe de réussir sa reconversion, qui vit mieux qu’elle ne le croit elle-même et une autre à la dérive, “en voie de napolisation” selon Pierre Rastoin. « L’unité de la ville est en danger », dit-il. Certes l’action sociale, les réseaux associatifs, l’action des Hlm, les élus locaux jouent un rôle de soupape, mais jusqu’à quand ?
Christian Apothéloz
* In La Métropole inachevée. Éditions de l’aube.
** In Mémo de Pierre Rastoin Marseille, une ville à deux vitesses ?