Le journaliste : enquêtes et reportages

Marseille, les soleils de la planète rap : aux sources du rap marseillais

par | 05 janvier 1996

Article paru dans le Nouvel Économiste.

C’était en 1938, à l’Alcazar, un jeune chan­teur de 17 ans monte sur scène : Yvo Livi. Trois chan­sons inter­pré­tées par cet immi­gré ita­lien qui se ter­minent par “Les plaines du far west”, une ren­gaine made in Marseille, mais qui fleure bon l’Amérique des cow-boys. Marseille recon­naît un des siens et c’est le triomphe.
Cinquante ans plus tard, Philippe Fragione, fils de migrant napo­li­tain de 19 ans revient des États-Unis avec dans ses bagages les rythmes de la musique hip-hop du Bronx. à la Maison han­tée, sur les ondes de radio Sprint ou radio Star, il enflamme le public.
Yves Montand a fait la car­rière qu’on lui connaît. Mais en mon­tant à Paris.
Philippe Fragione, dit Chill, dit Akhenaton est res­té à Marseille. Leader d’ I am, qui a tenu le haut du Top 50 pen­dant des semaines, a ven­du plus de 500 000 disques single et 300 000 albums. Avec le rap, cette musique de col­lages, sans ins­tru­ment, qui emprunte et remix ses ancêtres, une musique de la marge et du mélange. à un demi-siècle de dis­tance, deux Italiens font ici leur for­tune et font la for­tune d’une ville, qui accueille les suds et fonc­tionne comme une ville amé­ri­caine.
Tout com­mence avec les radios locales. La libé­ra­tion des ondes, en 82, fait fleu­rir les antennes. Parler dans le poste n’est plus un pri­vi­lège pari­sien. Faire une émis­sion musi­cale est un rêve à por­tée de main. Philippe Subrini, jeune employé de l’école natio­nale de la marine mar­chande, suit de près les mou­ve­ments noirs Outre Atlantique : Martin Luther King, Malcom X, les rébel­lions des ghet­tos et leurs musiques. Il a des contacts à New York et il est séduit par les inven­tions musi­cales de la Zulu nation. Dans la lignée de leur lea­der, Afrika Bambaataa, ils prônent le rejet de la drogue, la paix, la com­pré­hen­sion et l’esprit de famille. “Remplacer l’énergie néga­tive des bagarres, pré­co­nisent ceux qui ont vécu les grandes émeutes des ghet­tos, en éner­gie posi­tive et construc­tive au tra­vers de cette nou­velle culture de la rue, le Hip-hop”.
Une radio arlé­sienne accueille la pre­mière émis­sion rap de la région. Puis, en 83, René Baldaccini, le neveu de César qui dirige la FM la plus en vue, Radio Star, leur accorde un cré­neau le same­di à 22 heures. Malgré la concur­rence des sor­ties en boites, l’émission accroche d’emblée un public de jeunes. En direct, le disk jockey, le DJ, per­son­nage essen­tiel, fait tour­ner ses vinyles sur les pla­tines, les retiens, en joue avec plus ou moins de bon­heur. L’animateur, qui sera le MC, la Maître de céré­mo­nie, « tchache », impro­vise, rappe sur ces rythmes sac­ca­dés. Mais le must, ce sont les groupes amé­ri­cains. Une véri­table filière d’importation per­met de se pro­cu­rer les disques du hip-hop new-yorkais. Le meilleur DJ est celui qui déniche les der­niers, qui affiche la plus grande dis­co­thèque US. Un pre­mier groupe de dan­seurs issus de la Busserine, se consti­tue, les Marseille city breaker’s. Des spec­tacles s’improvisent. Radio Sprint, une radio locale proche du quo­ti­dien com­mu­niste La Marseillaise ouvre plus lar­ge­ment son antenne à ce mou­ve­ment nais­sant. Des liens se nouent avec les grands frères noirs amé­ri­cains, la radio fait même des directs avec New York. Philippe Fragione, un lycéen, a l’oreille “scot­chée” au poste. Il télé­phone, passe à la radio, s’agglomère à cette tri­bu ini­tiale qui s’essaye au rap. Celui qui devien­dra Chill pour les intimes, Akhénaton (du pha­raon, époux de Nefertiti, qui a ins­tau­ré le culte mono­théiste du soleil en 1 300 av JC.) pour le public, est à la tech­nique et celui qui s’appellera Khéops, chef de rayon à Prisunic est le DJ. Philippe Subrini, aujourd’hui libraire, leur donne le goût de la lec­ture, de l’histoire, des reli­gions et de l’écriture. Ils montent sur scène, avec comme “mana­ger sans but lucra­tif”, Richard Voulgaropoulos . “On était des larves”, avoue Khéops. L’Amérique les ins­pire tant et si bien qu’avec 500 dol­lars en poche, ils partent en 87 pour deux mois et demi, puis y retour­ne­ront pour quatre mois en 88. Un voyage ini­tia­tique, plus qu’un pèle­ri­nage. Brooklyn, Coin Island, le Bronx. Des pro­duc­teurs qui feront for­tune, les accueillent. Chill enre­gistre même un duo avec Tony D. Ils ren­contrent tous les groupes, ils dis­posent d’un stu­dio la nuit. “On n’a jamais été trai­té comme des blancs, raconte Khéops. Pour eux, on était des Portoricains”. Chill retrouve là-bas la branche émi­grée de sa famille sici­lienne. Au retour, les choses se décantent.
Richard Voulgaropoulos ne croit pas à l’adaptation du rap en France. Chill a l’intuition, il faut faire du rap en fran­çais. Il tourne avec Massillia sound sys­tem. Et avec Khéops, ils construisent le groupe, Jo Shurik’n, Pascal l’instit, qui devien­dra Imhotep, parce qu’il a enga­gé des études d’architecture, puis les deux dan­seurs : Malek Sultan et Divin Kephren, les rejoignent. I am, comme “impé­rial asia­tic man” ou comme “je suis”, est né.
Maquette de cas­settes, clips sur FR3 avec Thierry Bezer, tour de France, “des plans galères” se sou­vient Khéops. Ils signent avec Labelle noir et peu à peu le suc­cès les rat­trape grâce à Alain Castagnola, leur coach d’alors qui joue, dans les cou­lisses, de son car­net d’adresses. Une pre­mière par­tie avec Jo Corbeau, puis à Nice et à Bercy, une pre­mière par­tie ris­quée de Madonna, et enfin à l’été 90, le concert sur le Vieux Port sur le podium Ricard live music pour l’inauguration du Virgin mégas­tore : le groupe est lan­cé. Avant même la sor­tie du pre­mier CD. La saga des minots devient une his­toire d’entreprise. Ils vont avan­cer sans regar­der der­rière eux.
Le pre­mier CD Planète Mars (comme Marseille) se vend à 80 000 exem­plaires, L’album Ombres et lumières à 300 000 et le célèbre single “Je danse le mia”, (le mia, ce flam­beur de boite de nuit, spor­tif de zinc qui a un bru­shing cal­cu­lé au laser, style Herbert Léonard) est en passe d’atteindre les 500 000 ex.
Ils ont usé trois mana­gers, jetés après usage, et rache­té leurs droits d’édition. Distribués par une filiale de Virgin, Delabel, ils maî­trisent leur pro­duc­tion. Pour son album solo, Akhenaton a choi­si d’enregistrer à Capri et Naples, le groupe fait tou­jours confiance aux ingé­nieurs du son new yor­kais. Quatre socié­tés sont ou seront mises en place sous la “hol­ding” I am.
“Mars andi­sing” s’occupe des pro­duits déri­vés tex­tiles, tee shirt, cas­quette. “Côté obs­cur édi­tion” a rené­go­cié avec EMI les droits du groupe et les gère en direct. Elle a voca­tion à édi­ter d’autres groupes que I am sou­tient, comme les Soul swing de DJ Rebel. En pro­jet une socié­té de pro­duc­tion de spec­tacles et une socié­té de pro­duc­tion. Un busi­ness en crois­sance. La “Maison I am” compte trois sala­riés aujourd’hui, mais Akhenaton, qui veut “construire de l’économie” en voit bien une dizaine dans deux ans. En 95, selon leur ancien mana­ger, ils ont réa­li­sé 10 MF de chiffre d’affaires. Plus qu’une TPE ! “Le rap est au début de son his­toire” affirme le jeune mana­ger du groupe David Charlet, en place depuis un an. Les six se sont offerts, après les 100 spec­tacles de 95, une année de “glan­dage”. Le pro­chain CD mûrit tran­quille­ment pour la fin de l’année.
“Ils oublient d’où ils viennent” déplorent leurs anciens amis. “Je ne suis pas une assis­tante sociale, réplique Akhénaton. Si on a souf­fert dans notre vie, on ne se plaint pas, on posi­tive. J’ai vécu jusqu’à 23 ans en marge de la socié­té, nous fai­sons notre entrée.” “Oui, on gagne de l’argent, ajoute Khéops. On roule en Volvo, en Mercèdès, en 4X4, on achète la mai­son. Et alors ?”
“On croit, reprend Chill, à tort, que nous pou­vons résoudre le pro­blème des quar­tiers, Arrêtons de mettre une couche de pein­ture sur les pro­blèmes. Si nous signons 500 auto­graphes tous les jours dans les quar­tiers nord, rien n’aura avan­cé. I am ne peut construire un équi­pe­ment spor­tif ou prendre en charge l’inoccupation des jeunes le soir, ou orga­ni­ser des voyages à l’étranger. Pourtant, les jeunes y décou­vri­raient qu’il y a plus misé­rables qu’eux. Moi, les voyages m’ont cal­mé”.
Pourtant, I am demeure le groupe emblé­ma­tique de Marseille, le modèle pour une cen­taine de groupes qui “scratchent” dans les MJC, dans les caves de HLM ou qui louent une salle pour le same­di soir. Le ”hold-up men­tal” que reven­dique Akhénaton, (il faut “obser­ver, adap­ter, domi­ner”) est un suc­cès. Les lycéens qui viennent à la Friche de la Belle de Mai, le repère de la movi­da mar­seillaise, traquent les rap­peurs. Lorsque Imhotep orga­nise un stage d’informatique musi­cale, il refuse du monde. “Nous avons reçu 80 jeunes pen­dant 15 jours, affirme l’ancien ins­tit. Ils en veulent et c’est un bon moyen pour qu’ils plongent dans les maths et l’anglais. Ils bossent”.
Marseille est plus qu’un port d’attache. “Comme on vient de par­tout, d’Italie, d’Espagne, d’Algérie, du Sénégal, de la Réunion, Marseille est notre ville”. Et la culture du groupe, celle qui trans­pire dans les textes est un curieux mélange, de vécu ordi­naire, de révolte contre le mépris et la xéno­pho­bie, contre la drogue et la mort, de réfé­rences à l’Orient, à l’Ègypte, à la Bible et d’amour incon­di­tion­nel pour Marseille. Une “poé­sie urbaine ima­gée” selon Chill, qui se den­si­fie, qui délaisse peu à peu les rimes faciles, la tchache impro­vi­sée, le dis­cours idéo­lo­gique. Le rap devient chan­son à texte. Et si les six d’I am se rangent, pou­ponnent leurs bébés métis­sés et ne zonent plus dans les cités, ils sont en quête de leurs racines, ils s’interrogent. D’où je viens ? Où je vais ? Qui je suis ? “Je cherche une par­celle d’éternité”, lâche Akhénaton.

Christian Apothéloz