Article paru dans le Nouvel Économiste.
C’était en 1938, à l’Alcazar, un jeune chanteur de 17 ans monte sur scène : Yvo Livi. Trois chansons interprétées par cet immigré italien qui se terminent par “Les plaines du far west”, une rengaine made in Marseille, mais qui fleure bon l’Amérique des cow-boys. Marseille reconnaît un des siens et c’est le triomphe.
Cinquante ans plus tard, Philippe Fragione, fils de migrant napolitain de 19 ans revient des États-Unis avec dans ses bagages les rythmes de la musique hip-hop du Bronx. à la Maison hantée, sur les ondes de radio Sprint ou radio Star, il enflamme le public.
Yves Montand a fait la carrière qu’on lui connaît. Mais en montant à Paris.
Philippe Fragione, dit Chill, dit Akhenaton est resté à Marseille. Leader d’ I am, qui a tenu le haut du Top 50 pendant des semaines, a vendu plus de 500 000 disques single et 300 000 albums. Avec le rap, cette musique de collages, sans instrument, qui emprunte et remix ses ancêtres, une musique de la marge et du mélange. à un demi-siècle de distance, deux Italiens font ici leur fortune et font la fortune d’une ville, qui accueille les suds et fonctionne comme une ville américaine.
Tout commence avec les radios locales. La libération des ondes, en 82, fait fleurir les antennes. Parler dans le poste n’est plus un privilège parisien. Faire une émission musicale est un rêve à portée de main. Philippe Subrini, jeune employé de l’école nationale de la marine marchande, suit de près les mouvements noirs Outre Atlantique : Martin Luther King, Malcom X, les rébellions des ghettos et leurs musiques. Il a des contacts à New York et il est séduit par les inventions musicales de la Zulu nation. Dans la lignée de leur leader, Afrika Bambaataa, ils prônent le rejet de la drogue, la paix, la compréhension et l’esprit de famille. “Remplacer l’énergie négative des bagarres, préconisent ceux qui ont vécu les grandes émeutes des ghettos, en énergie positive et constructive au travers de cette nouvelle culture de la rue, le Hip-hop”.
Une radio arlésienne accueille la première émission rap de la région. Puis, en 83, René Baldaccini, le neveu de César qui dirige la FM la plus en vue, Radio Star, leur accorde un créneau le samedi à 22 heures. Malgré la concurrence des sorties en boites, l’émission accroche d’emblée un public de jeunes. En direct, le disk jockey, le DJ, personnage essentiel, fait tourner ses vinyles sur les platines, les retiens, en joue avec plus ou moins de bonheur. L’animateur, qui sera le MC, la Maître de cérémonie, « tchache », improvise, rappe sur ces rythmes saccadés. Mais le must, ce sont les groupes américains. Une véritable filière d’importation permet de se procurer les disques du hip-hop new-yorkais. Le meilleur DJ est celui qui déniche les derniers, qui affiche la plus grande discothèque US. Un premier groupe de danseurs issus de la Busserine, se constitue, les Marseille city breaker’s. Des spectacles s’improvisent. Radio Sprint, une radio locale proche du quotidien communiste La Marseillaise ouvre plus largement son antenne à ce mouvement naissant. Des liens se nouent avec les grands frères noirs américains, la radio fait même des directs avec New York. Philippe Fragione, un lycéen, a l’oreille “scotchée” au poste. Il téléphone, passe à la radio, s’agglomère à cette tribu initiale qui s’essaye au rap. Celui qui deviendra Chill pour les intimes, Akhénaton (du pharaon, époux de Nefertiti, qui a instauré le culte monothéiste du soleil en 1 300 av JC.) pour le public, est à la technique et celui qui s’appellera Khéops, chef de rayon à Prisunic est le DJ. Philippe Subrini, aujourd’hui libraire, leur donne le goût de la lecture, de l’histoire, des religions et de l’écriture. Ils montent sur scène, avec comme “manager sans but lucratif”, Richard Voulgaropoulos . “On était des larves”, avoue Khéops. L’Amérique les inspire tant et si bien qu’avec 500 dollars en poche, ils partent en 87 pour deux mois et demi, puis y retourneront pour quatre mois en 88. Un voyage initiatique, plus qu’un pèlerinage. Brooklyn, Coin Island, le Bronx. Des producteurs qui feront fortune, les accueillent. Chill enregistre même un duo avec Tony D. Ils rencontrent tous les groupes, ils disposent d’un studio la nuit. “On n’a jamais été traité comme des blancs, raconte Khéops. Pour eux, on était des Portoricains”. Chill retrouve là-bas la branche émigrée de sa famille sicilienne. Au retour, les choses se décantent.
Richard Voulgaropoulos ne croit pas à l’adaptation du rap en France. Chill a l’intuition, il faut faire du rap en français. Il tourne avec Massillia sound system. Et avec Khéops, ils construisent le groupe, Jo Shurik’n, Pascal l’instit, qui deviendra Imhotep, parce qu’il a engagé des études d’architecture, puis les deux danseurs : Malek Sultan et Divin Kephren, les rejoignent. I am, comme “impérial asiatic man” ou comme “je suis”, est né.
Maquette de cassettes, clips sur FR3 avec Thierry Bezer, tour de France, “des plans galères” se souvient Khéops. Ils signent avec Labelle noir et peu à peu le succès les rattrape grâce à Alain Castagnola, leur coach d’alors qui joue, dans les coulisses, de son carnet d’adresses. Une première partie avec Jo Corbeau, puis à Nice et à Bercy, une première partie risquée de Madonna, et enfin à l’été 90, le concert sur le Vieux Port sur le podium Ricard live music pour l’inauguration du Virgin mégastore : le groupe est lancé. Avant même la sortie du premier CD. La saga des minots devient une histoire d’entreprise. Ils vont avancer sans regarder derrière eux.
Le premier CD Planète Mars (comme Marseille) se vend à 80 000 exemplaires, L’album Ombres et lumières à 300 000 et le célèbre single “Je danse le mia”, (le mia, ce flambeur de boite de nuit, sportif de zinc qui a un brushing calculé au laser, style Herbert Léonard) est en passe d’atteindre les 500 000 ex.
Ils ont usé trois managers, jetés après usage, et racheté leurs droits d’édition. Distribués par une filiale de Virgin, Delabel, ils maîtrisent leur production. Pour son album solo, Akhenaton a choisi d’enregistrer à Capri et Naples, le groupe fait toujours confiance aux ingénieurs du son new yorkais. Quatre sociétés sont ou seront mises en place sous la “holding” I am.
“Mars andising” s’occupe des produits dérivés textiles, tee shirt, casquette. “Côté obscur édition” a renégocié avec EMI les droits du groupe et les gère en direct. Elle a vocation à éditer d’autres groupes que I am soutient, comme les Soul swing de DJ Rebel. En projet une société de production de spectacles et une société de production. Un business en croissance. La “Maison I am” compte trois salariés aujourd’hui, mais Akhenaton, qui veut “construire de l’économie” en voit bien une dizaine dans deux ans. En 95, selon leur ancien manager, ils ont réalisé 10 MF de chiffre d’affaires. Plus qu’une TPE ! “Le rap est au début de son histoire” affirme le jeune manager du groupe David Charlet, en place depuis un an. Les six se sont offerts, après les 100 spectacles de 95, une année de “glandage”. Le prochain CD mûrit tranquillement pour la fin de l’année.
“Ils oublient d’où ils viennent” déplorent leurs anciens amis. “Je ne suis pas une assistante sociale, réplique Akhénaton. Si on a souffert dans notre vie, on ne se plaint pas, on positive. J’ai vécu jusqu’à 23 ans en marge de la société, nous faisons notre entrée.” “Oui, on gagne de l’argent, ajoute Khéops. On roule en Volvo, en Mercèdès, en 4X4, on achète la maison. Et alors ?”
“On croit, reprend Chill, à tort, que nous pouvons résoudre le problème des quartiers, Arrêtons de mettre une couche de peinture sur les problèmes. Si nous signons 500 autographes tous les jours dans les quartiers nord, rien n’aura avancé. I am ne peut construire un équipement sportif ou prendre en charge l’inoccupation des jeunes le soir, ou organiser des voyages à l’étranger. Pourtant, les jeunes y découvriraient qu’il y a plus misérables qu’eux. Moi, les voyages m’ont calmé”.
Pourtant, I am demeure le groupe emblématique de Marseille, le modèle pour une centaine de groupes qui “scratchent” dans les MJC, dans les caves de HLM ou qui louent une salle pour le samedi soir. Le ”hold-up mental” que revendique Akhénaton, (il faut “observer, adapter, dominer”) est un succès. Les lycéens qui viennent à la Friche de la Belle de Mai, le repère de la movida marseillaise, traquent les rappeurs. Lorsque Imhotep organise un stage d’informatique musicale, il refuse du monde. “Nous avons reçu 80 jeunes pendant 15 jours, affirme l’ancien instit. Ils en veulent et c’est un bon moyen pour qu’ils plongent dans les maths et l’anglais. Ils bossent”.
Marseille est plus qu’un port d’attache. “Comme on vient de partout, d’Italie, d’Espagne, d’Algérie, du Sénégal, de la Réunion, Marseille est notre ville”. Et la culture du groupe, celle qui transpire dans les textes est un curieux mélange, de vécu ordinaire, de révolte contre le mépris et la xénophobie, contre la drogue et la mort, de références à l’Orient, à l’Ègypte, à la Bible et d’amour inconditionnel pour Marseille. Une “poésie urbaine imagée” selon Chill, qui se densifie, qui délaisse peu à peu les rimes faciles, la tchache improvisée, le discours idéologique. Le rap devient chanson à texte. Et si les six d’I am se rangent, pouponnent leurs bébés métissés et ne zonent plus dans les cités, ils sont en quête de leurs racines, ils s’interrogent. D’où je viens ? Où je vais ? Qui je suis ? “Je cherche une parcelle d’éternité”, lâche Akhénaton.
Christian Apothéloz