Article paru dans le Figaro Économie.
Avant la fin de l’année, le maire de Marseille aura choisi le groupement d’entreprises qui devra traiter les 400 000 tonnes d’ordures que produit chaque année l’agglomération marseillaise. Un enjeu de plus d’un milliards de francs en investissement, de 160 MF par an en exploitation, convoité par les géants du secteur.
Rien n’est plus rustique que le traitement des déchets à Marseille aujourd’hui. La collecte des ordures ménagères est confiée à des sociétés privées. La mairie a renoncé, il y a plusieurs années à imposer sa loi aux éboueurs municipaux connus pour leur bi-activité. Les conteneurs sont presque partout, mais le célèbre “paquet marseillais”, ce petit sac poubelle que l’on jette par la fenêtre en criant gare au passant, est encore en vigueur dans certains quartiers. Tout ceci est acheminé dans des centres de collecte et d’expédition, l’un en gare d’Arenc, évacué par camion, l’autre en gare du Prado évacué par wagons Sncf.
Un charmant petit village
Ces 1000 tonnes d’ordures quotidiennes prennent le chemin d’Entressen, charmant petit village de la Crau et capitale européenne du déchets. Il détient un record digne du Guinness book : sur 85 hectares, la ville de Marseille a entassé ici, depuis 30 ans, plus de 15 millions de tonnes d’ordures, sans autre traitement que le nivellement par les bulldozers. Une décharge sauvage en quelque sorte, mais légale, qui régale des milliers de gabians et empeste le voisinage. Par temps de mistral des centaines de sacs plastiques vont décorer les arbres et maisons alentour. Personne ne peut dire les effets des infiltrations d’eau, chargées de métaux lourds, de substances organiques et chimiques qui traversent cette montagne artificielle de 15 mètres de hauteur, avant de parvenir à la nappe phréatique.
Un des plus grands marchés urbains
À plusieurs reprises, Brice Lalonde, alors ministre de l’environnement, avait mis en demeure le maire de Marseille de s’attaquer à ce problème. En 1989, la ville lance les premières études. Robert Vigouroux n’inscrit même pas au début de son mandat, le traitement des déchets dans ses 50 dossiers prioritaires. En 1991, la procédure d’appel d’offres est lancée. Et le 29 juillet 1992, sept groupements d’entreprises répondent à l’appel. Un marché et un défi. Paradoxalement en partant tard, Marseille a toutes les chances d’arriver en avance. Le terrain est vierge et l’on peut imaginer pour la métropole phocéenne des solutions innovantes. Les grands de l’environnement y voient un marché test, une référence pour s’attaquer aux problèmes des capitales de l’Est par exemple. Très vite la mairie va restreindre la compétition à trois groupes. Exit entre autres Bouygues et sa filiale la Saur.
La Générale et la Lyonnaise des eaux font cause commune, Edf s’est associé à la Caisse des dépôts et le mastodonte américain Waste management a trouvé un allié avec la SAE.
Marseille porte d’entrée de Waste management ?
C’est d’ailleurs l’appel d’offres phocéen, qui a réuni Waste management, et la Sae. Le géant US réalise chaque année 8,6 milliards de dollars de chiffres d’affaires sur le continent américain et il cherche depuis la fin des années 80 une porte d’entrée en Europe. La rencontre avec la SAE-Fougerolles, une major du bâtiment avide de diversification, lui ouvre la voie. Ensemble, ils créent une filiale commune : Auxiwaste, qui en attendant les résultats du marché de Marseille se présente aux appels d’offres dans tout l’hexagone.
Un lobbying actif
Au cours de mois, les offres se sont affinées, les services techniques de la ville ont renvoyé à plusieurs reprises des salves de questions aux soumissionnaires, les dernières datent d’août 93. Mais si les arguments techniques ont leur poids, en coulisse le lobbying bat son plein. Chaque groupement propose la cerise sur la gâteau pour faire pencher la balance. Générale et Lyonnaise souhaitent créer un pôle des recherche et d’études en environnement avec l’Ecole d’ingénieurs de Marseille et l’Institut universitaire des sciences et techniques de l’ingénieur autour des problèmes de combustion. Waste garantit une solution écologique pour la décharge d’Entressen. Pronergies promet d’installer des prises pour les voitures électriques dans ses stations de tri.
Les agences de communication s’affairent. A Capella a travaillé sur la mise en forme graphique et audiovisuelle de l’offre de la Générale et de la Lyonnaise, le cabinet de conseil Tersud est mobilisé pour Pronergies et la Caisse des dépôts. Auxiwaste, conseillé à Paris par Francom pour sa communication corporate reste discret et proclame qu’ils part perdant. Une façon comme une autre de communiquer ! Les journalistes sont pris à témoin. Les avis techniques les plus définitifs et les plus négatifs sont distillés sur les compétences du voisin.
Des gages de bonne volonté
Mais c’est le maire qui tranchera, même si officiellement, la commission environnement doit être consultée et si la commission des marchés délibère. Et là aussi, les trois groupements font assaut de civilité. La Sae connaît bien le terrain, elle s’y est même grillé les doigts autrefois. Mais elle a montré une réelle volonté de s’investir dans Marseille avec le Grand Prado ou le tunnel Prado Carénage. Pronergies bénéficie de son association avec la Caisse des dépôts, (que peut on refuser à son argentier?), tandis qu’Edf tente de se donner une teinture verte en intervenant dans la protection des Calanques. Mais les plus actifs sont sans doute les hommes de la Générale des eaux. Philippe d’Amalric, Pdg de la Foire et de Télé Monte-Carlo est un assidu de l’Hôtel de ville. La Générale a donné un sérieux coup de pouce pour que le projet immobilier autour de la Porte d’Aix , même réduit, démarre. La Cité de la biotique a vu le jour grâce au concours d’une filiale immobilière du groupe et les négociations sur la rénovation du palais des congrès sont en passe d’aboutir. Des gages de bonne volonté qui ne sont certainement pas gratuits.
Une décision solitaire
Le maire, qui a lancé en octobre dernier un appel au privé pour qu’il relaie les projets municipaux, joue serré. S’il décide en solitaire, Robert Vigouroux a clairement annoncé qu’une solution serait adoptée avant la fin 93. Il estime, comme Georges Enovkian, conseiller municipal chargé du dossier que la réalisation doit être exemplaire. “Nous voulons que l’on visite les installations, comme on visite aujourd’hui notre station d’épuration”, déclare-t-il. Il restera à résoudre les problèmes de financement. A priori, le privé prend en charge l’investissement, entre 800 millions et 1,3 milliards selon les offres. Et se rémunère sur un coût à la tonne, environ 400 francs que lui reverse la municipalité ( 160 MF/an). Les aides européennes, régionales ou départementales viendront alléger l’amortissement donc la redevance municipale. Mais pour l’heure, le Conseil régional comme le département ignorent tout du dossier et se refusent à tout engagement. Le plan départemental des déchets se superpose aux projets de la ville, sans coordination. Quant à la région, elle attend le résultats des études qu’elle a cofinancés pour se prononcer. Les gabians d’Entressen n’ont pas de souci immédiat à se faire, le dossier enfin inscrit dans les priorités du maire , le plus lourd en terme d’environnement, avance, mais lentement.
Christian Apothéloz – Anne-Françoise Robert
Des choix techniques et politiques
Le dossier des déchets est classé confidentiel en mairie. Pas de reportage photo à Entressen, pas de communication sur les propositions en cours. Une procédure contestée par les écologistes. “Même si nous respectons la nécessité de secret industriel, dans le cadre d’une procédure d’appel d’offres, souligne Robert Fidenti, conseiller régional Génération Ecologie, nous pensons que le maire a un devoir de transparence envers ses administrés Il est plus facile d’obtenir l’adhésion du public s’il a été associé au choix. Et les marseillais sont prêts à trier leurs poubelles, et prêts à payer s’ils ont la garantie d’un projet fiable.” Du côté des Verts et de certaines associations, radicalement opposés au “tout incinération”, la critique est plus acerbe. “Si l’on couvre la région d’incinérateurs, explique Christian Sassu, responsable de la commission déchets des Verts, il n’y aura plus d’intérêt à trier, si ce n’est le verre et les métaux qui gênent le fonctionnement des incinérateurs.“
Leurs choix ? Le tri d’abord, à la source si possible, par apport volontaire, sinon, dans des déchetteries ou des points de collecte. La récupération et le recyclage, des plastiques par exemple, ou encore des matières putrescibles qui seraient compostées. Seuls éléments destinés à l’incinération : les 20% de produits non valorisables. Mais à très haute température, avec épurateur de fumées et récupération de chaleur.
Une solution utopiste objectent les techniciens de la profession, les filières n’existent pas pour valoriser les produits recyclés. D’où un consensus pour une collecte sélective, avec réduction maximale des résidus ultimes par incinération puis récupération d’énergie.
Les trois groupes d’industriels se sont coulés dans ce schéma, en prévoyant deux centres de collecte, un au nord, à Saint Louis , un autre au Sud, à Saint Menet. Waste propose aux édiles marseillais des solutions techniques originales avec des installations de tri et de valorisation. Les 200 000 tonnes de chaque site donneront une partie combustible, sous forme de briquettes, évacuée vers Gardanne pour être incinérées, une partie organique, qui sera compostée et une partie métallique transformée en lingots. Restent des déchets ultimes qu’il faudra enfouir dans une décharge contrôlée. Le Pvc, très fortement polluant lorsqu’il se consume serait retiré et mis en décharge. Enfin Auxiwaste, s’appuyant sur l’expérience américaine de Waste, propose d’installer à Entressen une unité de compostage ultramoderne pour revégétaliser le terrain.
Les deux autres compétiteurs, avancent des solutions plus classiques quasiment similaires. Le tri est volontaire et progressif, grâce à des collecteurs urbains : on ramasse le papier, le verre, les végétaux. On brûle le reste dans deux incinérateurs de forte capacité à Saint Menet et Saint Louis. Et l’on récupère l’énergie.
Edf , partant dans la course avec sa filiale Pronergies, associée à la Caisse des dépôts installera une grande unité de compostage dans la vallée de l’Huveaune et un centre de recyclage des déchets commerciaux et des produits de la collecte volontaire.
Comme pour la gestion de l’eau via une filiale commune, la Société des eaux de Marseille, la Générale des eaux et la Lyonnaise font cause commune. Pour barrer la route de l’Europe à Waste Management bien sûr. Les deux leaders de l’eau sont les seuls à prévoir un dispositif qui intègre la communauté de communes, de 15 villes aujourd’hui, que Robert Vigouroux a su fédérer.Soit 200 000 tonnes de plus à traiter par an venant du sud de l’Etang de Berre ou des communes de La Ciotat ou Cassis.
Christian Apothéloz et Anne-Françoise Robert