Le journaliste : enquêtes et reportages

Nice, Marseille : un fauteuil pour deux ?

par | 22 avril 1999

Article paru dans le Nouvel Économiste.

La visite de Dominique Voynet et de Jean-Claude Gayssot lun­di 12 avril, à Marseille, deux ministres riches en bud­gets décen­tra­li­sés, a fait débor­der le vase. Les Niçois ne sup­portent plus ce qu’ils appellent la « pré­fé­rence mar­seillaise » de l’État et de la région. Le vieux débat res­sur­git entre la troi­sième et la cin­quième ville de France, deux métro­poles qui ont du mal à coha­bi­ter dans un même espace régional.

Tout com­mence en fait le 15 décembre der­nier. Après de longs mois de pré­pa­ra­tion, le comi­té inter­mi­nis­té­riel d’aménagement et de déve­lop­pe­ment du ter­ri­toire se réunit sous la pré­si­dence de Lionel Jospin. Une série de mesures diverses et variées sont adop­tées, dont un cha­pitre entier consa­cré à Marseille. Et rien ou très peu de choses à Nice. Les Marseillais n’y ver­ront que du feu, la presse locale se gausse des pro­messes ver­bales de l’état, Jean-Claude Gaudin et Renaud Muselier, son pre­mier adjoint se plaignent de la légè­re­té des enga­ge­ments. Bref, Marseille joue à mer­veille le rôle où elle excelle : vic­time per­ma­nente de Paris, délais­sée et auto­des­truc­trice. Pourtant le texte offi­ciel est le pre­mier docu­ment gou­ver­ne­men­tal depuis 20 ans qui défi­nisse le rôle stra­té­gique de Marseille pour la Nation : « Afin que l’Aire métro­po­li­taine de Marseille tienne son rôle déci­sif en France entre l’Europe et le monde médi­ter­ra­néen, lit-on, et assume ain­si plei­ne­ment son rôle par­mi les villes capi­tales de l’Europe du Sud, le gou­ver­ne­ment prend un ensemble d’orientations… » Suit une série de pro­jets atten­dus avec notam­ment la créa­tion d’un pôle natio­nal de res­sources pour le mul­ti­mé­dia édu­ca­tif et cultu­rel qui se déve­lop­pe­ra tout par­ti­cu­liè­re­ment sur les friches de la Belle de Mai, la pré­pa­ra­tion d’un pro­jet uni­ver­si­taire de niveau natio­nal sur Euroméditerranée et la créa­tion d’un centre de for­ma­tion supé­rieure en télé­com­mu­ni­ca­tions et sys­tèmes d’information. En prime, la Datar s’engage à atti­rer « les inves­tis­se­ments mobiles rele­vant du sec­teur des indus­tries de l’information et du ter­tiaire supé­rieur, à voca­tion inter­na­tio­nale et mari­time ».
À Nice, le rele­vé des déci­sions sera décryp­té en détail. Outre le fait que la Côte n’est citée que pour son aéro­port et la liai­son fer­ro­viaire Cannes Nice, les élus et res­pon­sables des col­lec­ti­vi­tés locales per­çoivent bien que quelque chose est en train de chan­ger à Marseille. De ce côté de l’Estérel, on a regar­dé avec com­mi­sé­ra­tion la ville por­tuaire perdre ses acti­vi­tés tra­di­tion­nelles, s’enferrer dans des conflits sociaux, se vider de sa sub­stance indus­trielle. Région neuve, sans pas­sé indus­triel, la Côte d’Azur a fait sa mue dans les années quatre-vingt, Sophia-Antipolis trouve alors des res­sorts de déve­lop­pe­ment endo­gènes et le chiffre d’affaires de l’industrie dépasse, selon les sta­tis­tiques de la chambre de com­merce celui du tou­risme. Une indus­tria­li­sa­tion, une ter­tia­ri­sa­tion haut de gamme, vou­lue, orga­ni­sée à contre cou­rant.
Le pre­mier azu­réen à réagir et vigou­reu­se­ment est jus­te­ment le père de Sophia-Antipolis, le séna­teur Pierre Laffitte. Il écrit aux ministres, aux élus, aux déci­deurs azu­réens. « Sophia-Antipolis reste fra­gile, parce que nous n’avons, pas atteint la masse cri­tique en matière de recherche publique, argumente-t-il. Dans tous les tech­no­poles, la recherche publique est égale au double de la recherche pri­vée. Ici c’est l’inverse ». Fragilité aus­si, car les mul­ti­na­tio­nales qui ont fait les beaux jours de la tech­no­pole sont vola­tiles. « Nous n’avons résis­té que parce qu’il y a un consen­sus local, régio­nal et natio­nal pour déve­lop­per Sophia. » L’assemblée consu­laire s’émeut du « dés­équi­libre entre les Bouches-du-Rhône et Nice ». La presse locale relaie cette inquié­tude. Marseille est accu­sée de vou­loir copier, pla­gier, détour­ner l’impact du déve­lop­pe­ment azuréen.

Ne touche pas à mes télécoms.

Le point le plus sen­sible est celui du sec­teur des télé­com­mu­ni­ca­tions. Il s’est construit patiem­ment à par­tir d’une volon­té poli­tique. Au milieu des années quatre-vingt, à la Chambre de com­merce, à l’école supé­rieure de com­merce, (le Céram), au Conseil géné­ral, on tra­vaille à la déré­gu­la­tion, on rêve d’un télé­port, on reven­dique pour Sophia-Antipolis le droit d’expérimenter des réseaux pri­vés, on part en guerre contre le mono­pole de France télé­com et l’on finit par s’entendre avec l’opérateur public. À la même époque, lorsque l’on demande un res­pon­sable télé­com dans une col­lec­ti­vi­té locale mar­seillaise, on nous ren­voie sur la stan­dar­diste. Sophia décroche d’abord des « petites » déci­sions comme l’Institut euro­péen des normes, l’Etsi qui s’implante sur le site. Ce n’est alors qu’un expert ita­lien avec sa secré­taire. Aujourd’hui, cet ins­ti­tut tra­vaille sur les codi­fi­ca­tions mon­diales des ser­vices de télé­coms. Puis vien­dra entre autres, l’Institut Eurécom qui asso­cie dans un GIE l’école poly­tech­nique de Lausanne, Télécoms Paris et une école de Turin. Les opé­ra­teurs se regroupent dans une asso­cia­tion Télécoms Valley. Résultat : dans son tra­vail de pros­pec­tion inter­na­tio­nale, Côte d’Azur déve­lop­pe­ment séduit les entre­prises du sec­teur des nou­velles tech­no­lo­gies de l’information. En 1998, 80 % des 1118 emplois cap­tés par CAD sont issus du sec­teur des Ntic, avec de grandes enseignes comme Lucent Technologies, Ascend, ou SAP. « Nous ne vou­lons pas pro­té­ger un mono­pole, pré­cise François Kester, direc­teur de CAD, nous devons conso­li­der un pôle ». Mais les élus azu­réens s’inquiètent dans ce domaine de ce qu’ils appellent la stra­té­gie du pac­man, cette petite bête jaune et ronde qui mange tout sur son pas­sage dans les jeux élec­tro­niques. Les pac­men, selon Jean-Pierre Mascarelli, vice-président du Conseil géné­ral et pré­sident de CAD sont les « fusions acqui­si­tions » qui troublent les bourses et les états-majors. « Nous pou­vons, reconnaît-il, trem­bler pour nos entre­prises dont les sièges sont bien loin­tains ». La réponse est dans la qua­li­té du ter­ri­toire. Et les entre­prises azu­réennes high-tech inter­ro­gées par Ernst & Young classent en tête de leurs cri­tères d’implantation « l’aéroport, le carac­tère inter­na­tio­nal du ter­ri­toire, sa noto­rié­té, les infra­struc­tures de télé­com­mu­ni­ca­tion et la qua­li­té de la main‑d’œuvre ». Mais le déve­lop­pe­ment éco­no­mique de la Côte d’Azur se heurte aux han­di­caps d’aménagement de cette étroite bande lit­to­rale urba­ni­sée sans dis­con­ti­nui­té de Menton à Fréjus. La carence de trans­ports en com­mun ajou­tée à la satu­ra­tion des voies rou­tières pen­dant les périodes tou­ris­tiques crée une véri­table embo­lie. Le coût exor­bi­tant du fon­cier rend impos­sible le loge­ment de per­son­nels d’exécution dans les villes lit­to­rales. On construit à nou­veau sur la Côte, mais des loge­ments à 15 000 francs du mètre car­ré. « C’est la Côte d’usure » lâche un jour­na­liste du cru. La pres­sion de la demande, étran­gère notam­ment, est des plus fortes. Entre 80 et 90 % des loge­ments qui se construisent vers Menton sont ven­dus à des Italiens. Les pro­fes­sion­nels de l’immobilier et les élus qui ont refu­sé long­temps toutes construc­tions sociales se conver­tissent à l’idée d’une agence fon­cière qui assu­re­rait un mini­mum de maî­trise des coûts. Les entre­prises high-tech tou­jours dans l’étude Ernst & Young relèvent, elles aus­si, ces fai­blesses : « l’insuffisance d’infrastructures de trans­ports, l’insécurité, le coût et la non-disponibilité de loge­ments inter­mé­diaires ». Le parc des 55 000 rési­dences secon­daires, fortes consom­ma­trices d’espaces, est très peu occu­pé, moins d’un tiers est fré­quen­té régu­liè­re­ment. « Nous tou­chons les limites d’un ter­ri­toire orga­ni­sé pour le tou­risme, mais qui déve­loppe une acti­vi­té indus­trielle », admet un expert en immo­bi­lier. Les démo­graphes pointent eux, les dan­gers de vieillis­se­ment de la popu­la­tion. De l’étudiant qui s’installe au retrai­té qui achète un stu­dio, en pas­sant par le qua­dra muté, tous les « occu­pants » de la région et par­ti­cu­liè­re­ment ceux du Var et des Alpes mari­times « veulent finir leur vie ici ! ». Toute une éco­no­mie de ser­vices à la per­sonne peut se gref­fer sur ce « gise­ment », mais cette évo­lu­tion est cer­tai­ne­ment contra­dic­toire avec l’expansion d’industries inno­vantes. Ce qui explique ce sen­ti­ment de fra­gi­li­té de la construc­tion éco­no­mique azu­réenne. Et la sus­cep­ti­bi­li­té face aux ambi­tions, sou­vent vel­léi­taires, de Marseille.
Car la concur­rence est pour l’instant vir­tuelle. « Nous n’avons jamais été en « short list » avec Marseille sur une implan­ta­tion inter­na­tio­nale », recon­naît François Kester, direc­teur de Côte d’Azur déve­lop­pe­ment. Les Bouches-du-Rhône par­taient en ordre dis­per­sé au com­bat : la Chambre de com­merce et le Conseil géné­ral avaient cha­cun leurs orga­nismes de pro­mo­tion qui se livraient à une joyeuse concur­rence. Ils n’ont été réuni­fiés qu’en 1998 sous l’enseigne unique de Provence Promotion. CAD garde une décen­nie d’avance ! « Ma pré­oc­cu­pa­tion plaide Pierre Laffitte est que la vision de Sophia-Antipolis que nous avons su impo­ser en Allemagne, au Japon ou aux États-Unis ne soit pas brouillée par des effets d’annonce »
À Marseille, per­sonne à vrai dire n’est par­ti­san d’un choc fron­tal avec Nice. La capi­tale régio­nale vit plu­tôt dans une tran­quille igno­rance de sa voi­sine. Chacun enferme l’autre dans son image tra­di­tion­nelle : Nice ne voit en Marseille qu’une ville por­tuaire qui devrait se consa­crer à la logis­tique. Pierre Laffitte lui conseille ami­ca­le­ment de reven­di­quer la délo­ca­li­sa­tion de l’Institut de recherche sur les trans­ports basé à Châtillon. Et Marseille ne voit à Nice qu’une acti­vi­té tou­ris­tique pour riches étran­gers. Si la région admi­nis­tra­tive est unique, les ten­dances cen­tri­fuges sont tou­jours là avec deux rec­to­rats, deux direc­tions du Cnrs, deux quo­ti­diens qui ne se parlent pas. Ajoutons les dif­fé­rences poli­tiques d’une métro­pole mar­seillaise qui vote à gauche et d’une Côte d’Azur tra­di­tion­nel­le­ment ancrée à droite et vous aurez tous les ingré­dients de la bal­ka­ni­sa­tion régio­nale.
« Sortons du vil­lage d’Astérix, s’insurge Jean-Michel Guénod, direc­teur d’Euroméditerranée. Notre mar­ché, c’est le monde entier. Nous ne sommes pas fous, nous n’irons pas pro­po­ser à l’étranger ce que la Côte d’Azur fait déjà et fait bien. Tous les pro­jets que nous avons en matière de for­ma­tion ou d’implantation d’entreprises n’ont de sens que si nous trou­vons un posi­tion­ne­ment ori­gi­nal Nous sommes sur le même bassin-versant mon­dial, à nous de for­mu­ler une offre com­mune et dif­fé­ren­ciée. ». Là est le point faible de l’aire mar­seillaise. Car si tout est volon­té sur la Côte, tout est spon­ta­né sur Marseille, voire impro­vi­sé. L’émergence d’un pôle micro­élec­tro­nique à Rousset, le second de France a sur­pris les amé­na­geurs eux-mêmes. La zone indus­trielle des Milles près d’Aix en Provence affiche autant d’emplois de haute tech­no­lo­gie que Sophia, mais sans struc­ture tech­no­po­li­taine. Les Bouches du Rhône vivent de la chi­mie, de la pétro­chi­mie, de la micro­élec­tro­nique, de l’agroalimentaire et de l’informatique, mais dans une mono­cul­ture por­tuaire. Bref, ne dites pas à Marseille qu’elle est high-tech, elle se croit com­mer­çante. Ici tout se fait en sou­ter­rain. À Nice, l’entrée ter­tiaire de la ville saute aux yeux : face à l’aéroport, l’Arénas étale ses immeubles de verre. Une réus­site. À Marseille l’immeuble cen­te­naire des Docks de la Joliette, pre­mier site d’Euroméditerranée, réha­bi­li­té par Georges V, abrite déjà plus de sala­riés du ter­tiaire de haut niveau que l’Arénas, mais dans la dis­cré­tion.
Christian Rey, direc­teur de Marseille Innovation, un spé­cia­liste de l’incubation d’entreprises de hautes tech­no­lo­gies recon­naît la carence mar­seillaise : « Les forces vives sont peu orga­ni­sées, nous sommes en retard. Il faut mettre les choses en ordre de marche. Il faut des lieux struc­tu­rants. Sophia, reconnaît-il, est un lieu indus­triel de télé­com à visi­bi­li­té mon­diale, Marseille a une myriade de PME qui tra­vaillent sur les conte­nus. Nous pou­vons cris­tal­li­ser un pôle qui asso­cie nos com­pé­tences à celles de par­te­naires de la rive Sud de la Méditerranée. » Michel Reynoird, direc­teur du tech­no­pole de l’Arbois, entre Aix-en-Provence et Vitrolles veut lui aus­si jouer les com­plé­men­ta­ri­tés : « Nous n’avons pas l’intention d’assécher toutes les acti­vi­tés à 300 km à la ronde, se défend-il. Nous avons un posi­tion­ne­ment dans l’environnement, nous visons un lea­der­ship intel­lec­tuel qui s’appuie sur tout le poten­tiel régio­nal, y com­pris celui de Sophia ».
Au-delà des effets de manche, au-delà d’un irré­den­tisme niçois per­sis­tant et d’un cen­tra­lisme mar­seillais haïs­sable, les hommes se parlent. Jacques Perrin dirige, et le Céram, l’école supé­rieure de com­merce de Nice, et les pôles de com­pé­tences tech­no­lo­giques mis en place par la chambre de com­merce. En appa­rence tout est conflic­tuel avec la cité pho­céenne dans son approche puisque la CCI pri­vi­lé­gie l’environnement, les sciences du vivant et les NTIC. « La pré­sence de la micro­élec­tro­nique à Rousset à 1h30 de voi­ture est un atout pour nous et pas un han­di­cap. Au contraire. Dans l’environnement, nous avons des socié­tés très poin­tues en matière d’observation satel­li­taire, alors que la région pro­ven­çale est très forte dans l’aménagement hydrau­lique. Il faut réunir l’amont et l’aval. Vues de San Francisco, Aix et Sophia sont aus­si dis­tants que Los Angeles et Malibu. Nous sommes pri­son­niers des vieux démons alors que les entre­prises sont dans des stra­té­gies de réseaux. » « Il n’y a pas de lieu pour se par­ler » regrette François Kester. « Les Alpes mari­times ont un sen­ti­ment très net d’abandon », concède Pierre Laffitte. « Nous vou­lons, lui répon­dra Michel Vauzelle, pré­sident de la région, récon­for­ter les Niçois et les assu­rer de notre volon­té d’un amé­na­ge­ment régio­nal équi­li­bré et juste ». « Il y a un sen­ti­ment qua­si­ment insu­laire dans le dépar­te­ment, recon­naît le pré­sident de la Fondation Sophia-Antipolis. Il faut que nous tra­vail­lions en réseau. Mais la condi­tion pre­mière serait que les Marseillais arrêtent de nous consi­dé­rer comme des « Barbares » ! »

Christian Apothéloz