Article paru dans le Nouvel Économiste.
La visite de Dominique Voynet et de Jean-Claude Gayssot lundi 12 avril, à Marseille, deux ministres riches en budgets décentralisés, a fait déborder le vase. Les Niçois ne supportent plus ce qu’ils appellent la « préférence marseillaise » de l’État et de la région. Le vieux débat ressurgit entre la troisième et la cinquième ville de France, deux métropoles qui ont du mal à cohabiter dans un même espace régional.
Tout commence en fait le 15 décembre dernier. Après de longs mois de préparation, le comité interministériel d’aménagement et de développement du territoire se réunit sous la présidence de Lionel Jospin. Une série de mesures diverses et variées sont adoptées, dont un chapitre entier consacré à Marseille. Et rien ou très peu de choses à Nice. Les Marseillais n’y verront que du feu, la presse locale se gausse des promesses verbales de l’état, Jean-Claude Gaudin et Renaud Muselier, son premier adjoint se plaignent de la légèreté des engagements. Bref, Marseille joue à merveille le rôle où elle excelle : victime permanente de Paris, délaissée et autodestructrice. Pourtant le texte officiel est le premier document gouvernemental depuis 20 ans qui définisse le rôle stratégique de Marseille pour la Nation : « Afin que l’Aire métropolitaine de Marseille tienne son rôle décisif en France entre l’Europe et le monde méditerranéen, lit-on, et assume ainsi pleinement son rôle parmi les villes capitales de l’Europe du Sud, le gouvernement prend un ensemble d’orientations… » Suit une série de projets attendus avec notamment la création d’un pôle national de ressources pour le multimédia éducatif et culturel qui se développera tout particulièrement sur les friches de la Belle de Mai, la préparation d’un projet universitaire de niveau national sur Euroméditerranée et la création d’un centre de formation supérieure en télécommunications et systèmes d’information. En prime, la Datar s’engage à attirer « les investissements mobiles relevant du secteur des industries de l’information et du tertiaire supérieur, à vocation internationale et maritime ».
À Nice, le relevé des décisions sera décrypté en détail. Outre le fait que la Côte n’est citée que pour son aéroport et la liaison ferroviaire Cannes Nice, les élus et responsables des collectivités locales perçoivent bien que quelque chose est en train de changer à Marseille. De ce côté de l’Estérel, on a regardé avec commisération la ville portuaire perdre ses activités traditionnelles, s’enferrer dans des conflits sociaux, se vider de sa substance industrielle. Région neuve, sans passé industriel, la Côte d’Azur a fait sa mue dans les années quatre-vingt, Sophia-Antipolis trouve alors des ressorts de développement endogènes et le chiffre d’affaires de l’industrie dépasse, selon les statistiques de la chambre de commerce celui du tourisme. Une industrialisation, une tertiarisation haut de gamme, voulue, organisée à contre courant.
Le premier azuréen à réagir et vigoureusement est justement le père de Sophia-Antipolis, le sénateur Pierre Laffitte. Il écrit aux ministres, aux élus, aux décideurs azuréens. « Sophia-Antipolis reste fragile, parce que nous n’avons, pas atteint la masse critique en matière de recherche publique, argumente-t-il. Dans tous les technopoles, la recherche publique est égale au double de la recherche privée. Ici c’est l’inverse ». Fragilité aussi, car les multinationales qui ont fait les beaux jours de la technopole sont volatiles. « Nous n’avons résisté que parce qu’il y a un consensus local, régional et national pour développer Sophia. » L’assemblée consulaire s’émeut du « déséquilibre entre les Bouches-du-Rhône et Nice ». La presse locale relaie cette inquiétude. Marseille est accusée de vouloir copier, plagier, détourner l’impact du développement azuréen.
Ne touche pas à mes télécoms.
Le point le plus sensible est celui du secteur des télécommunications. Il s’est construit patiemment à partir d’une volonté politique. Au milieu des années quatre-vingt, à la Chambre de commerce, à l’école supérieure de commerce, (le Céram), au Conseil général, on travaille à la dérégulation, on rêve d’un téléport, on revendique pour Sophia-Antipolis le droit d’expérimenter des réseaux privés, on part en guerre contre le monopole de France télécom et l’on finit par s’entendre avec l’opérateur public. À la même époque, lorsque l’on demande un responsable télécom dans une collectivité locale marseillaise, on nous renvoie sur la standardiste. Sophia décroche d’abord des « petites » décisions comme l’Institut européen des normes, l’Etsi qui s’implante sur le site. Ce n’est alors qu’un expert italien avec sa secrétaire. Aujourd’hui, cet institut travaille sur les codifications mondiales des services de télécoms. Puis viendra entre autres, l’Institut Eurécom qui associe dans un GIE l’école polytechnique de Lausanne, Télécoms Paris et une école de Turin. Les opérateurs se regroupent dans une association Télécoms Valley. Résultat : dans son travail de prospection internationale, Côte d’Azur développement séduit les entreprises du secteur des nouvelles technologies de l’information. En 1998, 80 % des 1118 emplois captés par CAD sont issus du secteur des Ntic, avec de grandes enseignes comme Lucent Technologies, Ascend, ou SAP. « Nous ne voulons pas protéger un monopole, précise François Kester, directeur de CAD, nous devons consolider un pôle ». Mais les élus azuréens s’inquiètent dans ce domaine de ce qu’ils appellent la stratégie du pacman, cette petite bête jaune et ronde qui mange tout sur son passage dans les jeux électroniques. Les pacmen, selon Jean-Pierre Mascarelli, vice-président du Conseil général et président de CAD sont les « fusions acquisitions » qui troublent les bourses et les états-majors. « Nous pouvons, reconnaît-il, trembler pour nos entreprises dont les sièges sont bien lointains ». La réponse est dans la qualité du territoire. Et les entreprises azuréennes high-tech interrogées par Ernst & Young classent en tête de leurs critères d’implantation « l’aéroport, le caractère international du territoire, sa notoriété, les infrastructures de télécommunication et la qualité de la main‑d’œuvre ». Mais le développement économique de la Côte d’Azur se heurte aux handicaps d’aménagement de cette étroite bande littorale urbanisée sans discontinuité de Menton à Fréjus. La carence de transports en commun ajoutée à la saturation des voies routières pendant les périodes touristiques crée une véritable embolie. Le coût exorbitant du foncier rend impossible le logement de personnels d’exécution dans les villes littorales. On construit à nouveau sur la Côte, mais des logements à 15 000 francs du mètre carré. « C’est la Côte d’usure » lâche un journaliste du cru. La pression de la demande, étrangère notamment, est des plus fortes. Entre 80 et 90 % des logements qui se construisent vers Menton sont vendus à des Italiens. Les professionnels de l’immobilier et les élus qui ont refusé longtemps toutes constructions sociales se convertissent à l’idée d’une agence foncière qui assurerait un minimum de maîtrise des coûts. Les entreprises high-tech toujours dans l’étude Ernst & Young relèvent, elles aussi, ces faiblesses : « l’insuffisance d’infrastructures de transports, l’insécurité, le coût et la non-disponibilité de logements intermédiaires ». Le parc des 55 000 résidences secondaires, fortes consommatrices d’espaces, est très peu occupé, moins d’un tiers est fréquenté régulièrement. « Nous touchons les limites d’un territoire organisé pour le tourisme, mais qui développe une activité industrielle », admet un expert en immobilier. Les démographes pointent eux, les dangers de vieillissement de la population. De l’étudiant qui s’installe au retraité qui achète un studio, en passant par le quadra muté, tous les « occupants » de la région et particulièrement ceux du Var et des Alpes maritimes « veulent finir leur vie ici ! ». Toute une économie de services à la personne peut se greffer sur ce « gisement », mais cette évolution est certainement contradictoire avec l’expansion d’industries innovantes. Ce qui explique ce sentiment de fragilité de la construction économique azuréenne. Et la susceptibilité face aux ambitions, souvent velléitaires, de Marseille.
Car la concurrence est pour l’instant virtuelle. « Nous n’avons jamais été en « short list » avec Marseille sur une implantation internationale », reconnaît François Kester, directeur de Côte d’Azur développement. Les Bouches-du-Rhône partaient en ordre dispersé au combat : la Chambre de commerce et le Conseil général avaient chacun leurs organismes de promotion qui se livraient à une joyeuse concurrence. Ils n’ont été réunifiés qu’en 1998 sous l’enseigne unique de Provence Promotion. CAD garde une décennie d’avance ! « Ma préoccupation plaide Pierre Laffitte est que la vision de Sophia-Antipolis que nous avons su imposer en Allemagne, au Japon ou aux États-Unis ne soit pas brouillée par des effets d’annonce »
À Marseille, personne à vrai dire n’est partisan d’un choc frontal avec Nice. La capitale régionale vit plutôt dans une tranquille ignorance de sa voisine. Chacun enferme l’autre dans son image traditionnelle : Nice ne voit en Marseille qu’une ville portuaire qui devrait se consacrer à la logistique. Pierre Laffitte lui conseille amicalement de revendiquer la délocalisation de l’Institut de recherche sur les transports basé à Châtillon. Et Marseille ne voit à Nice qu’une activité touristique pour riches étrangers. Si la région administrative est unique, les tendances centrifuges sont toujours là avec deux rectorats, deux directions du Cnrs, deux quotidiens qui ne se parlent pas. Ajoutons les différences politiques d’une métropole marseillaise qui vote à gauche et d’une Côte d’Azur traditionnellement ancrée à droite et vous aurez tous les ingrédients de la balkanisation régionale.
« Sortons du village d’Astérix, s’insurge Jean-Michel Guénod, directeur d’Euroméditerranée. Notre marché, c’est le monde entier. Nous ne sommes pas fous, nous n’irons pas proposer à l’étranger ce que la Côte d’Azur fait déjà et fait bien. Tous les projets que nous avons en matière de formation ou d’implantation d’entreprises n’ont de sens que si nous trouvons un positionnement original Nous sommes sur le même bassin-versant mondial, à nous de formuler une offre commune et différenciée. ». Là est le point faible de l’aire marseillaise. Car si tout est volonté sur la Côte, tout est spontané sur Marseille, voire improvisé. L’émergence d’un pôle microélectronique à Rousset, le second de France a surpris les aménageurs eux-mêmes. La zone industrielle des Milles près d’Aix en Provence affiche autant d’emplois de haute technologie que Sophia, mais sans structure technopolitaine. Les Bouches du Rhône vivent de la chimie, de la pétrochimie, de la microélectronique, de l’agroalimentaire et de l’informatique, mais dans une monoculture portuaire. Bref, ne dites pas à Marseille qu’elle est high-tech, elle se croit commerçante. Ici tout se fait en souterrain. À Nice, l’entrée tertiaire de la ville saute aux yeux : face à l’aéroport, l’Arénas étale ses immeubles de verre. Une réussite. À Marseille l’immeuble centenaire des Docks de la Joliette, premier site d’Euroméditerranée, réhabilité par Georges V, abrite déjà plus de salariés du tertiaire de haut niveau que l’Arénas, mais dans la discrétion.
Christian Rey, directeur de Marseille Innovation, un spécialiste de l’incubation d’entreprises de hautes technologies reconnaît la carence marseillaise : « Les forces vives sont peu organisées, nous sommes en retard. Il faut mettre les choses en ordre de marche. Il faut des lieux structurants. Sophia, reconnaît-il, est un lieu industriel de télécom à visibilité mondiale, Marseille a une myriade de PME qui travaillent sur les contenus. Nous pouvons cristalliser un pôle qui associe nos compétences à celles de partenaires de la rive Sud de la Méditerranée. » Michel Reynoird, directeur du technopole de l’Arbois, entre Aix-en-Provence et Vitrolles veut lui aussi jouer les complémentarités : « Nous n’avons pas l’intention d’assécher toutes les activités à 300 km à la ronde, se défend-il. Nous avons un positionnement dans l’environnement, nous visons un leadership intellectuel qui s’appuie sur tout le potentiel régional, y compris celui de Sophia ».
Au-delà des effets de manche, au-delà d’un irrédentisme niçois persistant et d’un centralisme marseillais haïssable, les hommes se parlent. Jacques Perrin dirige, et le Céram, l’école supérieure de commerce de Nice, et les pôles de compétences technologiques mis en place par la chambre de commerce. En apparence tout est conflictuel avec la cité phocéenne dans son approche puisque la CCI privilégie l’environnement, les sciences du vivant et les NTIC. « La présence de la microélectronique à Rousset à 1h30 de voiture est un atout pour nous et pas un handicap. Au contraire. Dans l’environnement, nous avons des sociétés très pointues en matière d’observation satellitaire, alors que la région provençale est très forte dans l’aménagement hydraulique. Il faut réunir l’amont et l’aval. Vues de San Francisco, Aix et Sophia sont aussi distants que Los Angeles et Malibu. Nous sommes prisonniers des vieux démons alors que les entreprises sont dans des stratégies de réseaux. » « Il n’y a pas de lieu pour se parler » regrette François Kester. « Les Alpes maritimes ont un sentiment très net d’abandon », concède Pierre Laffitte. « Nous voulons, lui répondra Michel Vauzelle, président de la région, réconforter les Niçois et les assurer de notre volonté d’un aménagement régional équilibré et juste ». « Il y a un sentiment quasiment insulaire dans le département, reconnaît le président de la Fondation Sophia-Antipolis. Il faut que nous travaillions en réseau. Mais la condition première serait que les Marseillais arrêtent de nous considérer comme des « Barbares » ! »
Christian Apothéloz