Mon mai 68, à Dole, ne fut pas une révolution, mais une étape de vie[1], une bifurcation dont je compris bien plus tard le sens. J’ai choisi de vous le raconter, comme le Fabrice de Stendhal assistant à un Waterloo du Vieux monde, au ras du sol. Pour « ralentir l’oubli » comme le dit joliment l’historien Patrick Boucheron.
Dans cette petite ville du Jura, mai 1968 ne fut pas un coup de tonnerre avec des barricades ou des occupations sauvages. La capitale de l’ancienne Comté vénère le souvenir de Louis Pasteur, né au bord du canal des Tanneurs. La vieille ville et le canal sont d’ailleurs dans les années soixante, en état de décrépitude avancé. La loi Malraux n’est pas encore passée par là. Les ruelles qui montent vers la Basilique suintent d’humidité, les maisons et hôtels particuliers historiques de la Renaissance sont noircis par les ans, le patrimoine n’est pas encore à l‘honneur. La ville de 25 000 habitants vit d’industries, la production de sanitaires avec Idéal standard, Solvay et ses 4 000 salariés à Tavaux, les usines implantées par des entrepreneurs suisses : fromages fondus et charcuterie avec les Graf, devenus Bel, électronique avec Jeanrenaud. Les fonderies ne sont plus que de souvenirs et des friches. La ville vit encore dans son après-guerre. Elle était proche de la ligne de démarcation : elle a subi l’occupation allemande et fit la fête à la libération le 9 septembre 1944. Charles Laurent-Thouverey, sénateur radical, assureur, ancien élève du Collège de l’Arc, maire depuis 1947, passe la main à Jacques Duhamel (1924–1977), un proche d’Edgar Faure, député depuis 1962. Le Jura est une terre radicale depuis le début du XXe siècle. L’historien Michel Vernus[2] y voit le résultat du « travail d’explication et de pédagogie politique effectué par toutes les sociétés de pensée, les cercles républicains, la franc-maçonnerie, la libre-pensée très développée en milieu rural, la Ligue des droits de l’homme, les comités républicains locaux… attachés à l’idée républicaine et à la laïcité́. ». Le parti communiste est très implanté. Sa base ouvrière et syndicale est solide et l’aura de la Résistance perdure. André Barthélémy[3] fut député du parti de 1945 à 1958. Au collège, le prof de gym, Robert Klainguer[4] porte les couleurs du PC.
Un ancien collège royal
Le Collège de l’Arc est un ancien collège royal qui abrite ses 13 années d’enseignement de la 12e, comme on disait, à la terminale, donc au bac. Établissement public, il a pris la suite des jésuites évincés, qui ont construit en 1850 le Collège Mont Roland de façon contiguë, sur un grand domaine boisé. À côté. Et nos professeurs, ardents défenseurs de la laïcité ne manquent pas de parler avec condescendance du Collège « d’à côté » !
Mai 1968 arrive dans un collège tranquille. J’ai 17 ans. Né en 1950, je suis de la fin de l’année et j’ai abouti dans une terminale A2, dite littéraire. Le bac s’annonce sans surprise. Nous avons un grammairien agrégé comme prof de Français, la philo passe bien. J’ai recommencé l’anglais trois fois sans succès avec M. Clément[5] dit « The Dog ». Mais l’Allemand est bien intégré grâce aux échanges à Lahr (ville de la Forêt noire jumelée avec Dole), organisé par l’Office franco-allemand de la jeunesse. Mon correspondant est plus fainéant que moi et je dois donc trouver mes mots et formules germaniques pendant les six semaines estivales. Et puis, il n’est pas inintéressant de connaître quelques mots d’allemand pour danser lors des surprises party avec Juta, la blonde et charmante lahroise. Les sciences naturelles sont pilotées par l’ingénieure agronome, France Chapelon qui nous faisait disséquer grenouilles et souris dans une classe laboratoire toute neuve et nous détaillait l’anatomie d’Oscar, le squelette historique. Aimé Thirard, distingué professeur de français latin et grec, puis, M. Bonny nous font partager leur passion des mots et du texte. Je leur dois peut – être ma vocation de journaliste. L’histoire géographie sera une bonne matière : M. Tournier est un prof engagé ; il sera d’ailleurs le premier président des Amis de la Bibliothèque, des Archives et du Musée de Dole. Il a inventé une méthode simple : pas d’avalanche de chronologies à mémoriser : non un plan toujours basique, autour de grandes dates clefs : « avant », « pendant », « après » ! De Marignan à la prise de la Bastille, ça marche ! Anticlérical notoire, il est d’abord historien et présente avec scrupule, respect, précision les différents courants théologiques de l’histoire de France et nous initie à Max Weber. Je lui dois mon intérêt intact pour l‘histoire. « J’ai eu, effectivement « Totor » pendant au moins trois ans, témoigne l’ami Jacques Pitoiset. Max Weber et l’éthique protestante comme responsable de l’apparition du capitalisme, m’ont aussi beaucoup marqué, nous en avions discuté en cours, avec un certain scepticisme de ma part. Si je suis devenu prof d’histoire-géo, c’est probablement pour beaucoup grâce à l’intérêt qu’il arrivait à susciter pour cette discipline. »
Les bruits des barricades nous émeuvent
Mai 1968 sonne donc à la porte du vénérable collège. Rien ne laissait présager ici, en province, comme on dit alors, ce mouvement. Je suis un peu sensibilisé à la politique. Dans le Groupe de jeunes de l’Église protestante de Dole, nous avons approfondi ce qu’est la droite, la gauche, les institutions, les enjeux planétaires. Lucien Chapelon, notre mentor est un gaulliste de gauche, directeur de la Safer, admirateur d’Edgar Pisani, il nous fait entrer dans cet univers de la politique avec des exigences et des valeurs. C’est lui qui a dû m’abonner, sans que je ne le sache qui l’avait commandité, à la revue Après-demain[6] le magazine de la Ligue des droits de l’homme. Il n’y a au Collège aucun agitateur « gauchiste ».
Non, nous écoutons la radio, Europe N° 1 souvent et jusque tard dans la nuit. Les bruits des barricades nous émeuvent. Un Sauvageot nous semble légitime pour parler au nom de la jeunesse. La matraque des CRS est naturellement injuste et la fermeture du pouvoir gaulliste braque le pays. Nous devons démarrer après le 13 mai me semble-t-il. Une manifestation unitaire de 5 000 personnes traverse la ville de Dole[7]. Nouveauté incroyable : un syndicaliste de l’UNEF de Dijon, M. Deshayes, prend la parole. Le sous-préfet ouvre sa porte et assure que « les problèmes actuels ne peuvent laisser personne indifférent. » Et nous nous lançons dans la création d’un Comité d’action lycéen : un CAL. Le grand travail sera d’en établir les revendications, une plateforme. Nous sommes tournés vers le lycée, sa vie, son quotidien, par vers une grande révolution. En ligne de mire : l’arbitraire des pions, du “surjé”, le surveillant général qui nous punissent de la copie de 500 lignes ou plus. Heureusement que les stylos Bic, astucieusement agencés peuvent écrire plusieurs lignes à la fois ! Dans un univers infantilisé, caporalisé, gris et triste, nous demandons simplement un peu d’air. Nous voudrions dialoguer avec les profs. Ce qui semble élémentaire aujourd’hui, est alors banni. Le prof arrive, dicte, interroge, ramasse des copies, les rend, fait son cours et rejoint, à la sonnerie, la salle des professeurs.
Ce Comité d’action lycéen de Dole
Ce Comité d’action lycéen s’exprime le 31 mai 1968 dans le Journal de Dole :
Une motion rédigée par tous les élèves des lycées et collèges de Dole a été portée par des délégations dans les différents établissements.
« Les élèves demandent
- Le droit de réunion à l’intérieur des lycées et collèges,
- Le droit d’information libre pour les internes,
- La représentation des élèves aux comités de parents d’élèves,
- La représentation des élèves au conseil intérieur. »
Les élèves tiennent à préciser que « ce mouvement vient d’eux et d’eux seuls ». Il n’est dirigé en aucun cas – contrairement à certains bruits – par des organisations syndicales, religieuses ou politiques.
« Les administrations du Lycée de l’Arc et du Collège Mont Roland ont accepté de suite toutes les propositions. Le lycée Charles Nodier a donné une réponse positive le 21 mai 1968. Par contre le dialogue est toujours en cours au lycée technique et au CET de filles. »
Journal de Dole 31 mai 1968
Le CAL affirme son autonomie, tant vis-à-vis de militants de formations d’extrême gauche venus de Besançon ou Dijon que vis-à-vis des partis et syndicats traditionnels.
Nous sommes allés, un matin, soutenir les éboueurs de Dole en grève, leur atelier était alors sur le Champs de foire et ils ont dû se demander ce que ces gamins pouvaient faire, à leurs côtés, ici, aussi tôt !
Les échanges se font avec les lycéens d’à côté, ceux du Collège Notre-Dame de Mont Roland. La Jeunesse étudiante chrétienne, la JEC, organise des rencontres, des soirées. Hubert-Félix Thiéfaine tient la guitare et nous entraîne déjà dans ses chansons délirantes et graves. « Nous nous retrouvions pour des soirées autour d’un feu à Plumont » se souvient l’ami Gérald Grappe.
Ce rapprochement avec « les jèses » fera frémir les défenseurs de la laïcité, dont notre cher professeur d’histoire M. Tournier ou notre très sportif prof de gym communiste Klainguer, qui croiront, étrange aveuglement, à une offensive cléricale !
Ceux qui n’ont rien vu venir expliquent ce qu’ils n’ont pas compris
Le 12 juin, les syndicats enseignants se mobilisent et invitent parents et publics à une réunion dans la toute nouvelle salle des fêtes, installée dans l’ancien manège de la caserne Brack, sous une impressionnante charpente de châtaignier. 2 000 personnes sont venues. En haut, la tribune aligne les responsables de tout ce qui compte à gauche et dans les syndicats, sous la présidence d’Henri Lachiche. Étrange réunion qui se fait avec un discours ancien de revendications rodées et rabâchées.
Les jeunes, nous, les lycéens et collégiens sont en bas. Silencieux. Ils écoutent et comprennent bien qu’ils n’ont pas été entendus, ni par leurs profs, ni par leurs parents. Un théâtre d’ombres où ceux qui n’ont rien vu venir expliquent ce qu’ils n’ont pas compris.
Puis le mois de mai va s’éteindre avec le rendez-vous raté de Charletty et la grande manif des gaullistes le 30 mai. Il sera temps pour nous de reprendre les cahiers pour passer le bac qui se profile.
Le bac 68 ? Pas volé !
L’atmosphère s’est allégée. C’est à vélo que nous allons nous baigner dans la Loue, à Parcey, « avec les filles » pour des révisions dissipées. Mais contrairement à une légende, le bac ne sera pas donné ! On nous parle d’un taux de réussite de 80 % au lieu des 65 % à 73 % d’avant, mais en 2017, nous sommes à 88 % de réussite. Est-il « donné » ? Et nous n’étions que 19,6 % de la classe d’âge 1968 à avoir le bac. Bref, je n’ai pas l’impression d’avoir volé ma petite mention AB et ma bonne note en histoire.
C’est à la rentrée universitaire à Besançon que les juristes tenteront de rétablir l’Ordre en éliminant ce « trop-plein ». Les cours de première année doivent se tenir dans une salle des fêtes et la Faculté ne veut en aucun cas absorber une telle démocratisation sauvage. Au cours des 50 années suivantes, elle en absorbera bien davantage, avec ou sans Parcours sup, mais c’est une autre histoire.
Mai 1968 à Dole, fut une brève histoire, mais les renseignements généraux s’intéressaient tout de même à nos actions « subversives ». Cinq ans plus tard, je faisais mon service militaire en Avignon dans le Génie. J’avais passé un permis poids lourds qui me sera bien utile. Après « les classes », j’avais été affecté à la conduite d’un camion de transport de troupes, un Symca Cargo avec une quinzaine d’appelés (à l’arrière) que j’emmenais à l’entraînement en Courtine.
Un matin, le lieutenant me héla lors de l’appel matinal : « Alors Apothéloz, on lance des pavés ? ». J’eus du mal à comprendre, car les pavés de Dole n’avaient jamais quitté la chaussée. Mais j’avais été repéré, fiché et l’on me retira de mon poste « stratégique ». Je devins chauffeur du médecin colonel de l’infirmerie : un poste glorieux, où je pilotais une 2 CV et accessoirement donnais un coup de main pour les vaccinations !
Dernier avatar de mon mai 1968 dolois.
Christian Apothéloz
[1] Merci à mes amis Gérald Grappe et Jacques Pitoiset de leurs contributions et de leur lecture !
[2] Conférence pour le 6ème anniversaire de la Fédération radicale du Jura à Lons le Saulnier le 27 mai 2016
[3] BARTHÉLEMY André, Jules, François , Né le 16 juin 1897 à Dole (Jura), mort le 30 janvier 1980 à Dole ; fonctionnaire des PTT ; militant communiste ; député du Jura (1945–1958), conseiller général, conseiller municipal de Dole. (Maitron-en-ligne)
[4] KLAINGUER Robert, Maurice, Paul. Né le 29 août 1923 à Pontarlier (Doubs), décédé le 31 décembre 2005 à Dôle (Jura) ; professeur d’éducation physique ; militant syndicaliste ; militant communiste dans le Jura. (Maitron-en-ligne)
[5] « Sa figure était connue et respectée universellement dans le lycée », note Jacques Pitoiset.
[6] Le journal trimestriel Après-demain a été créé en novembre 1957 par un groupe de la Ligue des Droits de l’Homme, sous la direction de Françoise Seligmann. Conçu pour aider ceux qui veulent comprendre les problèmes contemporains et ceux qui ont la charge de les expliquer, chaque numéro offre un dossier facile à classer, méthodique et objectif, sur un sujet d’actualité, politique, économique ou social.
[7] Merci à Maxime Ferroli , Archiviste, du département des patrimoines écrits de la Médiathèque du Grand Dole & et des archives municipales de Dole qui nous a envoyé une revue des articles du Journal de Dole judicieusement sélectionnée.