Le journaliste : enquêtes et reportages

Saga Provence : Marseille, la Provence telle quelle et autrement

par | 26 juillet 2001

Article paru dans le Nouvel Économiste.

Comment Marseille et sa région sont reve­nus à la mode. Deux Anglo-Saxons de bon goût. La culture en avance sur l’économie. Le défi d’être différent.

« Marseille est aujourd’hui une ville à la mode, une ville qui se repeuple, une ville qui a retrou­vé son dyna­misme éco­no­mique et son bouillon­ne­ment cultu­rel et que plus de trois mil­lions de tou­ristes fré­quentent chaque année. » En pro­non­çant ces mots devant le maire de Lyon, le 4 juillet der­nier, Jean-Claude Gaudin ne jouait pas de l’exagération tra­di­tion­nelle des Méditerranéens ou de l’autosatisfaction d’un maire confor­ta­ble­ment réélu. Non, Marseille, la Provence font cette année la « cover » des maga­zines. Jusqu’au très pari­sien et très bran­ché Zurban qui explique com­ment vivre pro­ven­çal sans quit­ter l’Île de France ! Une région star alors que 10 ans plus tôt, la ville était un repous­soir. Son nom appa­rais­sait plus sou­vent sous la rubrique « faits divers » que dans les pages « mieux vivre ». La Provence inté­res­sait, certes, mais avec le Moulin de Daudet et moins que la Côte d’Azur. La capi­tale régio­nale était à évi­ter. Le tou­risme se limi­tait à une nuit de tran­sit. « Nous com­mu­ni­quions sans grand suc­cès, sur le thème : séjour­nez à Marseille, régalez-vous en Provence, » se sou­vient René Garcia qui diri­geait alors l’Office du tou­risme de la cité pho­céenne.
En dix ans, tout a bas­cu­lé. Les quais du Vieux port sont deve­nus tour de Babel, la Bonne mère n’a jamais autant été pho­to­gra­phiée, les hôtels saturent, la ville pas­sionne et étonne. Le tra­fic des pas­sa­gers de croi­sière du port de Marseille a connu une pro­gres­sion spec­ta­cu­laire : 12 000 en 1993, 19 000 en 1995, 66 000 en 1997, 149 000 en 1999 et 200 escales pour 200 000 pas­sa­gers en 2000. La Provence n’a plus honte de sa capitale.

Le traumatisme des années soixante

Une métro­pole qui revient de loin. Le grand trau­ma­tisme est celui des années soixante, la fin de l’empire colo­nial et l’effondrement du com­plexe industrialo-portuaire. Dans l’imaginaire mar­seillais, dans ses nos­tal­gies, Marseille vit son siècle d’or du Second Empire à la V° République. Le temps des colo­nies a fait toutes ses for­tunes. Albert Londres l’a bap­ti­sé Porte de l’Orient. Elle est en fait le port colo­nial de l’Empire fran­çais. Toutes les richesses de l’Afrique et de l’Asie sont débar­quées sur ses quais. Si la bour­geoise pro­ven­çale est plu­tôt dans le négoce et le mari­time, la ville attire tous ceux qui ont des envies d’entreprise, on vient des régions voi­sines, mais aus­si d’Alsace ou de Suisse. Une indus­trie de trans­for­ma­tion puis­sante se déve­loppe avec les savon­ne­ries, les hui­le­ries, et les raf­fi­ne­ries de sucre ; tout ce qui vient du Sud, café, dattes, épices… donne nais­sance à des acti­vi­tés agroa­li­men­taires. La répa­ra­tion et la construc­tion des bateaux encou­ragent les indus­tries méca­niques. Dans la fou­lée de l’exposition colo­niale de 1906, la ville a conquis une place stra­té­gique pour la France en Méditerranée. Il y aura des hauts et des bas, mais l’industrie tourne, le port marche, l’économie est plu­tôt flo­ris­sante.
Avec les indé­pen­dances des pays colo­niaux, avec la crise de Suez, Marseille voit les fon­de­ments de son tis­su éco­no­mique et de son iden­ti­té même se déli­ter. « C’est un retour­ne­ment conti­nen­tal, note Thierry Fabre, cher­cheur, écri­vain et rédac­teur en chef de la revue La pen­sée de Midi. En 1962, la France signe les accords d’Évian, en 1963 elle signe le trai­té franco-allemand ». Le Général de Gaulle donne en quelques mois le signe de ce revi­re­ment vers le Nord, vers l’Europe où Marseille n’a plus sa place, où la cité pho­céenne devient mar­gi­nale.
Une crise s’ouvre, une crise de recon­ver­sion iden­tique dans son ampleur à ce que le tex­tile du Nord ou la sidé­rur­gie lor­raine ont connu. Et Marseille ne crie pas au secours. Elle n’en appelle pas aux deniers de l’État. Elle se voile la face, et fait comme si rien n’avait chan­gé. « À vou­loir défendre l’image du com­plexe industrialo-portuaire, note Robert Ilbert, his­to­rien, direc­teur de la Maison médi­ter­ra­néenne des sciences de l’homme, Marseille a lais­sé pas­sé à la fois le temps de l’industrie et le temps du port. Elle a sur­tout aban­don­né les dyna­miques aux villes proches. ». Le port péri­clite, perd des parts de mar­chés, les indus­tries tra­di­tion­nelles agroa­li­men­taires se vendent et ferment leurs portes, la répa­ra­tion navale s’écroule. L’arrivée mas­sive des pieds noirs a un temps géné­ré une acti­vi­té, notam­ment de construc­tion, qui camoufle la crise. Mais la ville a per­du son éco­no­mie, elle a per­du son âme et se cherche un sau­veur, un refuge, une expli­ca­tion. Marseille, relève Thierry Fabre se défend « avec autant d’orgueil qu’elle s’enlise ». « Elle est ville des pos­sibles, confirme Philippe Foulquié, direc­teur de Système friche théâtre, mais elle est alors coin­cée dans les réti­cules des petits réseaux et des petits copi­nages ». Elle don­ne­ra ses voix au Front natio­nal comme aucune autre ville en France. « Les Français, écrit le roman­cier Jean-Claude Izzo dans Total Kheops, avaient bouf­fé leur pain blanc. Mais leur pain noir, ils vou­laient le bouf­fer seuls. Les Arabes, ils volaient la misère dans nos assiettes. Les Marseillais ne pen­saient pas vrai­ment ça, mais on leur avait filé la peur. Une peur vieille comme l’histoire de la ville, mais que cette fois-ci, ils avaient un mal fou à sur­mon­ter. La peur les empê­chait de pen­ser. De se repen­ser, une nou­velle fois ».

Les voix de l’Amérique

C’est au début des années quatre-vingt-dix que se mettent en place les élé­ments d’un aggior­na­men­to pro­ven­çal. Avec un double mou­ve­ment de l’extérieur, le regard sur Marseille et la Provence change, et de l’intérieur, les Marseillais se regardent peu à peu dif­fé­rem­ment.
Des Anglo-Saxons vont étran­ge­ment jouer un rôle majeur dans cette muta­tion. D’abord Peter Mayle. L’écrivain séjourne en Lubéron, par­court la Provence et écrit un ouvrage, « Une année en Provence ». Les autoch­tones le trouvent cari­ca­tu­ral, peu flat­teur et pagno­lesque. Et pour­tant ce petit livre de voyage devient un best-seller mon­dial. Il est tra­duit dans toutes les langues et ven­du à un mil­lion d’exemplaires dans l’Empire du Soleil Levant. René Garcia se sou­vient que la télé­vi­sion japo­naise vou­lait à tout prix fil­mer le Mistral, trou­ver des joueurs de boules, par­ti­ci­per à une par­tie de cartes dans un bar. « Cela cor­res­pond à un chan­ge­ment des consom­ma­tions tou­ris­tiques, explique le direc­teur du Comité régio­nal de tou­risme. Nous étions dans un mar­ke­ting consom­ma­teur, avec des prix et des pro­mo­tions, nous sommes entrés dans un mar­ke­ting de la valeur. Les gens recherchent de la qua­li­té, du sens, de l’authenticité. »
Authenticité qu’une autre Américain va mettre au goût du jour avec l’alimentation. Ancel Keys, cher­cheur amé­ri­cain, a sur­pris ses com­pa­triotes avec la célèbre étude des « Seven coun­tries » qui mon­trait qu’un pay­san cré­tois avait (entre 1950 et 1970) 3,2 fois moins de risque de mou­rir d’une coro­na­ro­pa­thie qu’un Finlandais et que les Italiens avaient beau­coup moins de chances de mou­rir d’un infarc­tus que les Américains. Un choc qui condui­ra le dié­té­ti­cien à col­lec­ter des recettes auprès des car­dio­logues du monde médi­ter­ra­néen et à les publier dans un ouvrage savou­reux : « How to eat well and stay well, the medi­ter­ra­nean way ». Lewis Perdue lui consacre un livre très didac­tique à ce qui devient « The French para­dox ». Il démontre que les Français qui consomment du vin de façon rai­son­nable ont beau­coup moins de mala­dies car­dio­vas­cu­laires que les popu­la­tions non-consommatrices. Au pays de la pro­hi­bi­tion et du puri­ta­nisme, les résul­tats étonnent et inter­pellent. Une émis­sion de télé­vi­sion de grande écoute sur CBS, donne en 1991 la parole à Serge Renaud, direc­teur de recherche à l’Inserm à Lyon puis Bordeaux, connu pour ses recherches aux Usa. Il confirme le para­doxe fran­çais : « une mor­ta­li­té cardio-vasculaire la plus basse du monde indus­tria­li­sé asso­ciée à un niveau de can­cers et de morts vio­lentes (sui­cides, acci­dents de la route) par­mi les plus éle­vés ».
Au début des années quatre-vingt-dix, ces enquêtes épi­dé­mio­lo­giques concor­dantes sortent du monde trop fer­mé des ini­tiés. À la Chambre d’agriculture des Bouches-du-Rhône, Edmond Méroni, œno­logue suit avec atten­tion ces recherches en par­ti­cu­lier celles qui mettent à jour les bien­faits de poly­phé­nols, des molé­cules spé­ci­fiques des végé­taux dont la pré­sence assure à la plante « pro­tec­tion contre les agents patho­gènes, aide à la repro­duc­tion, et sur­vie de l’espèce. Ils donnent du goût, de la cou­leur et per­mettent aux végé­taux de tenir debout. Les poly­phé­nols jouent un rôle pro­tec­teur et pré­ven­tif dans plu­sieurs mala­dies. Le vin, qui en recèle plus que tout autre ali­ment, s’insurge-t-il n’est pas une simple solu­tion hydro­al­coo­lique ». La Chambre d’agriculture va donc favo­ri­ser ces recherches qui donnent une ver­tu sani­taire et médi­cale à toutes les pro­duc­tions médi­ter­ra­néennes, de l’ail à la vigne en pas­sant par les fruits et le blé. L’Institut médi­ter­ra­néen du vin, de l’alimentation et de la nutri­tion pré­ven­tive voit le jour en 1996. Pour Christian Remesy, conseiller scien­ti­fique de l’Institut et cher­cheur à l’Inra, le diag­nos­tic est sans appel. « Tout en man­geant bien et en buvant du vin, voire du thé, les peuples du bord de la Méditerranée sont beau­coup moins sujets aux mala­dies car­dio­vas­cu­laires, aux can­cers, à l’obésité, au dia­bète, à l’ostéoporose que les popu­la­tions du nord de l’Europe. Pour les nutri­tion­nistes, les effets de la nour­ri­ture médi­ter­ra­néenne ne pro­viennent pas du bon équi­libre de l’apport éner­gé­tique, mais plu­tôt de la qua­li­té de la com­po­sante non-énergétique ». La recette est simple, résume le doc­teur Mariette Gerber : « une consom­ma­tion impor­tante de céréales, de légumes et de fruits, frais et variés, une faible consom­ma­tion de viandes rouges, sauf un peu de viande ovine, du pois­son, très peu de lait et de beurre, mais des fro­mages et des yogourts et enfin du vin rouge consom­mé modé­ré­ment et au cours des repas ».
La Chambre d’agriculture entend pro­fi­ter de cet engoue­ment inter­na­tio­nal pour les pro­duits du ter­roir. Une marque « Nutrition médi­ter­ra­néenne en Provence » a été dépo­sée à l’Inpi, elle per­met d’identifier « des pro­duits culti­vés dans le res­pect de l’environnement, mûris sous le soleil pro­ven­çal et éla­bo­rés dans un sou­ci de qua­li­té gus­ta­tive et nutri­tion­nelle ». « Le consom­ma­teur, sou­ligne Edmond Méroni, veut de la tra­ça­bi­li­té, de l’authenticité, du ter­roir et de l’hygiène ». Un cahier des charges rigou­reux par filière a été éla­bo­ré et vali­dé par la répres­sion des fraudes. À ce jour 50 viti­cul­teurs, 9 caves coopé­ra­tives, 10 pro­duc­teurs d’olives, 10 de viande ovine, 3 de plantes aro­ma­tiques et 5 de pois chiches ont signé.

Un modèle sudiste ?

Ce qui était exo­tique, folk­lo­rique, aux yeux de la France fran­ci­lienne devient un élé­ment de fier­té sudiste. Les années quatre-vingt-dix sont celles où les intel­lec­tuels cessent de sno­ber le pro­ven­ça­lisme et l’identité régio­nale. Témoins ces Banquets phi­lo­so­phiques qui asso­cient le Conservatoire des cui­sines médi­ter­ra­néennes et l’association Philomed et qui convoquent « sens et réflexion à la même table ». Grands chefs de cui­sines du Sud et phi­lo­sophes com­mu­nient dans « un éloge du temps (à perdre) et du plai­sir (à prendre) ».
« Nous sor­tons d’une logique de rat­tra­page, sou­ligne Thierry Fabre, où nous étions som­més de cou­rir der­rière le modèle pro­duc­ti­viste. Le style médi­ter­ra­néen était rin­gar­di­sé face au modèle fast food. Les Italiens parlent d’ailleurs de slow food ! Il y avait un modèle unique, et nous étions condam­nés, avec le tro­pisme solaire, au modèle cali­for­nien. Barcelone a créé le modèle cata­lan, avec, après le fran­quisme, une réap­pro­pria­tion de son iden­ti­té qui pro­duit de l’estime de soi et donc de la capa­ci­té à entre­prendre. Il n’y a pas d’invention de l’avenir sans construire un lien avec le pas­sé ».
En 1994, Thierry Fabre est direc­teur de la com­mu­ni­ca­tion de l’Institut du monde arabe à Paris aux côtés d’Edgar Pisani. L’Ima sou­haite alors orga­ni­ser à Marseille les Rencontres d’Averroès, du nom du phi­lo­sophe de Cordoue com­men­ta­teur d’Aristote et chantre de cette Andalousie du XII siècle, celle de la tolé­rance et du débat phi­lo­so­phique. Il a l’appui de France Culture et de Libération. Après quelques hési­ta­tions, la ville lui apporte son sou­tien. Et ce qui était débat his­to­rique et phi­lo­so­phique pour hap­py few devient évé­ne­ment. Le Théâtre des Bernardines qui héberge la pre­mière ses­sion refuse autant de monde que ce qu’il peut en accueillir. L’année sui­vante le Théâtre de la Criée lui ouvre ses 850 places. Un défi pour des débats sans conces­sion, mais avec les meilleurs experts de la Méditerranée. Et depuis chaque année en novembre, 2000 per­sonnes par­ti­cipent à ce rendez-vous. « Les ren­contres d’Averroès, plaide Thierry Fabre, sont un lieu où l’on s’interroge sur la Méditerranée et c’est entré en réso­nance avec des ques­tions que se posaient les Marseillais. Cette diver­si­té consti­tu­tive de Marseille com­mence à ne plus être per­çue comme un han­di­cap. Marseille est ain­si. À chaque conflit his­to­rique, à chaque guerre elle accueille une vague de réfu­giés, c’est une ville ressac ! ».

Une association de malfaiteurs

La même année, en 1994, en six mois, ceux qui seront l’école mar­seillaise du polar sortent leurs pre­miers livres : Michel Courbou « Chapacan », Jean-Claude Izzo « Total Khéops » et Philipe Carrese « Trois jours d’engatse ». Philipe Carrese n’est pas d’abord un homme d’écriture. Passionné de films de série B, de BD et de jazz, il fait ses études à l’Idhec, et pra­tique le rock, l’afro-cubain et le funk. Réalisateur, il fait ses pre­mières armes avec Bruno Carette et Chantal Lauby. Compositeur, des­si­na­teur, il se lance dans le polar sans y croire avec un humour déter­gent, il tisse une chro­nique de la ville où la poli­tique aïo­li et l’économie paral­lèle, les com­bines foi­reuses et le par­ler mar­seillais ont la part belle. « Nous avons tout sim­ple­ment eu, Jean Claude Izzo comme moi envie de racon­ter cette ville. Et elle est trop com­plexe pour se réduire à un cli­ché, un sujet télé, un article ou même un seul livre. » Le suc­cès va sur­prendre les auteurs comme les édi­teurs, (Fleuve noir pour Carrese, Série noire chez Gallimard pour Izzo). « À notre pre­mière signa­ture, se souvient-il, à la Fnac, avec Izzo, nous avons dédi­ca­cé trois livres cha­cun ». Jean Claude Izzo était lui homme de plume. Journaliste, il avait été rédac­teur en chef de la Marseillaise, le quo­ti­dien régio­nal du Pcf. Il en a gar­dé une écri­ture pré­cise, courte, vive, rigou­reuse et un sens de l’investigation. Fabio Montale, un flic des quar­tiers nord bien­tôt démis­sion­naire de la police est un héros du déses­poir. Le véri­table sujet de ses livres, c’est Marseille. « Elle n’est pas une ville pour tou­ristes, écrit-il. Il n’y a rien à voir. Sa beau­té ne se pho­to­gra­phie pas. Elle se par­tage. Ici, il faut prendre par­ti. Se pas­sion­ner. Être pour, être contre. Être, vio­lem­ment. Alors seule­ment ce qui est à voir se donne à voir ». Cette vision noire de la ville va séduire, tant à Paris qu’à Marseille. « L’intelligentsia pari­sienne a retrou­vé les repères qu’elle avait per­dus depuis Pagnol » lâche Philippe Carrese. Le suc­cès de librai­rie est là. Izzo a ven­du sa tri­lo­gie à plus de 100 000 exem­plaires, Carrese a fait 35 000 avec son pre­mier et 10 000 avec les sui­vants. Le der­nier, Le bal des cagoles connaît un joli démar­rage. Moins connu, Christophe Pelenq, alias Arleston, fait un tabac dans la bande des­si­née avec la série des aven­tures de Léo Loden, un flic mar­seillais – encore- pas­sé au pri­vé. « Il n’y a aucune concur­rence entre nous, affirme Philippe Carrese. Ce n’est pas une école du polar, c’est une asso­cia­tion de mal­fai­teurs et toutes ces visions concourent à don­ner une idée un peu plus réelle de Marseille. » Le ciné­ma avec plus de dis­tance met lui aus­si Marseille en scène : Guédiguian avec Marius et Jeannette donne une vision magni­fiée de l’Estaque et du Marseille ouvrier, Taxi en offre une vision amé­ri­ca­ni­sée, déstruc­tu­rée, mais spec­ta­cu­laire. Une cathar­sis qui ren­voie aux Marseillais une image qui leur res­semble et qu’ils sont enfin prêts à accep­ter. Comme New York se croyait Wasp, blanche, pro­tes­tante et anglo-saxonne, Marseille se croyait catho­lique blanche et euro­péenne. Elle se découvre mul­ti­con­fes­sion­nelle, colo­rée et médi­ter­ra­néenne. Deux tri­bus cultu­relles vont lui ren­voyer une image subli­mée, fes­tive, cha­leu­reuse de cette iden­ti­té pos­sible.
La Fiesta des Suds naît en 1991. Autour de Bernard Aubert, ani­ma­teur et res­pon­sable des musiques de rue à la feria de Nîmes, se retrouvent un desi­gner urbain Alain Goetchy, un rocker Francis Basset, une spé­cia­liste de la com­mu­ni­ca­tion cultu­relle, Florence Chastannier, un cadre d’Edf Laurent Montrosier, Jean-Pierre Hoarau, spé­cia­liste du jazz, et Jean-Yves Delattre pho­to­graphe ins­pi­ré par Marseille. Une convic­tion simple les réunit : « Il n’y a pas d’événement qui parle de cette ville ». « On ne peut dis­so­cier cet évé­ne­ment, la fies­ta, plaide Bernard Aubert, de la sor­tie de crise de la ville. La culture ins­ti­tu­tion­nelle ne pou­vait sor­tir cette ville du doute. Il fal­lait oser faire le pari d’une mani­fes­ta­tion popu­laire et exi­geante. Quand on pro­gramme Lili Bonniche avec les arabo-andalous de Marseille on a gagné ». Le public sera au rendez-vous. 40 000 per­sonnes viennent en octobre dans le Dock des Suds, vaste bode­ga, salle de spec­tacle avec ses rues, ses bou­tiques, ses expo­si­tions, ses décors kitch et ses grands shows. La world music trouve son ter­ri­toire et son public dans une ambiance fes­tive où se côtoient le patron en jean, l’intello de sor­tie et les jeunes des quar­tiers. Un suc­cès construit par un savant dosage de com­mu­ni­ca­tion natio­nale et régio­nale. Arte sera la pre­mière TV à consa­crer une soi­rée au phé­no­mène fies­ta. La movi­da mar­seillaise séduit la capi­tale. « Il y a un rap­port pas­sion­nel avec Paris. Les Marseillais ont besoin d’être recon­nus mais, il faut que cet évé­ne­ment reste mar­seillais, même si ceux qui l’ont por­té ne sont pas d’origine mar­seillaise. C’est un savant dosage ! »
L’autre tri­bu est à l’autre extré­mi­té d’Euroméditerranée, dans les anciens ate­liers de la Seita. Philippe Foulquié, direc­teur de Système friche théâtre, la struc­ture qui anime ce pro­jet est reve­nu à Marseille en 1987 pour créer le Théâtre Massalia, un théâtre de marion­nettes. « Marseille était à la marge, se souvient-il. Nous avions carte blanche de l’adjoint à la culture Christian Poitevin, mais nous ne savions pas ce qu’il fal­lait faire. Nous avions envie de bous­cu­ler cette ville, nous avions une grosse faim de pion­niers ». La Seita a fer­mé ses portes en juillet 1990 et Système friche théâtre négo­cie un contrat d’occupation pré­caire. Les han­gars voient naître des ate­liers d’artiste, le pre­mier cyber café de France, des salles de spec­tacles, un res­tau­rant. La Friche devient le lieu d’avant-garde. I am y répète, Armand Gatti y vient en rési­dence et monte un spec­tacle avec une cen­taine de sta­giaires, MC Sollar y tient des ate­liers d’écriture, les jeunes DJ ou rap­peurs apprennent les tech­niques Sample, la pra­tique d’échantillonneurs musi­caux. Le Festival hip-hop cou­ronne chaque année les pro­duc­tions de la scène rap pho­céenne.
La Friche s’inscrit très vite dans le pro­jet Euroméditerranée comme pôle cultu­rel et pôle de pro­duc­tion mul­ti­mé­dia. Le rap­pro­che­ment « indus­tries numé­riques » et « créa­teurs » doit se faire dans un uni­vers pro­fes­sion­nel. Jean Nouvel a accep­té d’assumer la pré­si­dence du pro­jet. « Il ne des­si­ne­ra pas les plans, sou­ligne Philippe Foulquié, mais il nous a per­mis de pen­ser ce « pro­jet cultu­rel pour un pro­jet urbain » qui couvre 12 hec­tares entre centre et hyper­centre. ». La Friche tra­vaille sur la rési­dence, plus que sur l’implantation à demeure. Les artistes nomades y trouvent un temps et un espace pour pro­duire. « Nous vou­lons sor­tir d’une idéo­lo­gie qui condamne la culture au sup­plé­ment d’âme, alors que c’est une acti­vi­té éco­no­mique, une acti­vi­té qui donne du sens à la ville, » sou­ligne Philippe Foulquié. Aujourd’hui, une cin­quan­taine de struc­tures artis­tiques avec 400 per­sonnes tra­vaillent dans des locaux tou­jours pro­vi­soires de la Friche. Les bull­do­zers et les maçons s’attaquent à ce qui doit deve­nir l’hôtel d’entreprises, les stu­dios de télé­vi­sion et ciné­ma, les bureaux de socié­tés du mul­ti­mé­dia. Une pépi­nière d’entreprises et un incu­ba­teur affichent com­plet. Même si la ges­tion par les col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales n’a pas accé­lé­ré les choses, le pro­jet avance et il est emblé­ma­tique de la renais­sance mar­seillaise.
Au cœur de ville, sur la Canebière, c’est l’Institut de la mode qui par­ti­cipe de cette nou­velle image. En 1986, lorsque Robert Paul Vigouroux accède à la mai­rie, Marilyne son épouse n’a que trente ans. La jeune infir­mière qui a épou­sé le prof de méde­cine ne se voit pas dans un rôle conven­tion­nel qui lui échoit. Elle va se faire un pré­nom en por­tant ce pro­jet d’abord très peu pris au sérieux d’un lieu qui soit à la fois musée et espace pro­fes­sion­nel, centre de docu­men­ta­tion et de ren­contre, lieu de défi­lé et de débat. Elle a su convaincre Azzedine Allaya, Pierre Bergé, quelques pro­fes­sion­nels de la place et un com­mu­ni­cant Michel Aveline. « Nous vou­lions réha­bi­li­ter la mode et valo­ri­ser ses métiers » explique Marilyne. Son charme, sa sim­pli­ci­té, sa convic­tion lève­ront tous les obs­tacles. L’Institut ouvre ses portes en 1993 sur 3000 m², il a accom­pa­gné des créa­teurs comme Didier Parakian ou Helena Sorel. Il est une réfé­rence. L’exposition Christian Lacroix, mon­tée par le musée pho­céen sera en sep­tembre aux Galeries Lafayette à Berlin, la socié­té Abys, qui ouvre des centres com­mer­ciaux en Pologne lui a deman­dé de conce­voir un espace de 10 000 m² dédié à la mode. « Le regard des jour­na­listes pari­sien a chan­gé vers 1995–1996. Avant, ils se fai­saient tirer l’oreille pour venir. Depuis le repor­tage à Marseille est deve­nu une récom­pense ! »
Toute cette movi­da naît de la ren­contre d’aspirations, de pro­jets d’équipes volon­ta­ristes, mili­tantes de leur cité, avec des poli­tiques publiques. Christian Poitevin qui fut adjoint à la culture de 1989 à 1995 situe les pré­mices dès 1986 quand la muni­ci­pa­li­té confie la direc­tion de la culture à un haut fonc­tion­naire comme Dominique Wallon et les musées à Germain Viatte. « Sur le pola­roïd de l’action cultu­relle qu’ils font à leur arri­vée, il n’y avait que l’Opéra, qui man­geait 57 % du bud­get cultu­rel, les bal­lets Roland Petit et Marcel Maréchal ». En 89, ce poète, sous le pseu­do de Julien Blaine, direc­teur de la régie publi­ci­taire Eurosud et direc­teur adjoint du Provençal nom­mé troi­sième adjoint par Vigouroux jette les bases d’une poli­tique cultu­relle ambi­tieuse avec comme objec­tifs « retrou­ver les mémoires de cette ville et par l’art contem­po­rain se don­ner une image inter­na­tio­nale ». « Nous vou­lions mélan­ger les ori­gines et les dis­ci­plines cultu­relles, dit-il, comme lors de l’exposition Poésure et pein­trie ». Musée d’art contem­po­rain, Musée des arts afri­cain et océa­nien, Centre inter­na­tio­nal de poé­sie, 60 ate­liers d’artistes, Biennale des artistes col­lec­tifs et des arts de rue, Exposition César, en un man­dat, la ville conquiert une image cultu­relle saluée par les médias. « Nous avons redon­né le désir de Marseille, le désir d’être artiste à Marseille ».
« La culture, du temps de Vigouroux, recon­naît Thierry Martin, direc­teur délé­gué au pro­jet à Euroméditerranée a été le socle d’un nou­veau regard. La culture popu­laire a bra­qué les pro­jec­teurs sur l’âme de la ville, elle a remis en selle et remis en scène des gens écar­tés, exclus, elle par­ti­cipe d’une reso­cia­li­sa­tion de la ville. La poli­tique des friches est sym­bo­lique d’une ville qui injecte de la moder­ni­té dans l’ancien, qui fait du sym­bole de sa décré­pi­tude un signe de renou­veau ». Et cette alchi­mie joue dans l’attractivité éco­no­mique de la cité. « Je ne suis pas sûr que les entre­prises qui sont venues dans les Docks, socié­tés de télé­com­mu­ni­ca­tion et de ser­vices, (2000 sala­riés) se seraient ins­tal­lées dans un immeuble neuf. Marseille a fait, avec beau­coup de retard, un tra­vail sur elle-même. C’était une ville-port, c’est deve­nu une ville qui a un port. Elle a retrou­vé le goût de la créa­tion et de l’avenir. Mais cela doit s’accompagner d’une poli­tique plus froide, plus ration­nelle, du mar­ke­ting pur et dur pour séduire les inves­tis­seurs, aller cher­cher la richesse, le déve­lop­pe­ment. Nous avons à faire la syn­thèse entre le ter­reau cultu­rel et le mar­ke­ting ter­ri­to­rial, avec pru­dence et vigi­lance. Les acteurs cultu­rels sont les média­teurs de ce chan­ge­ment. Marseille a pour ambi­tion d’être elle-même, mais autre­ment ». Marseille conclut Thierry Fabre joue sa dif­fé­rence. « Lorsque la France mar­quait l’an 2000, Marseille fêtait ses 2600 ans, avec la Massalia et la Marcéleste, des défi­lés bigar­rés qui met­taient des dizaines de mil­liers de per­sonnes dans la rue autour de spec­tacles des com­mu­nau­tés pho­céennes. Marseille dit sim­ple­ment, « Je suis comme ça et ça marche ! » »

Christian Apothéloz


Héléna Sorel, l’esprit du Sud

La marque de prêt-à-porter fémi­nin porte haut, jusqu’aux États-Unis, une concep­tion médi­ter­ra­néenne, voire mar­seillaise, de la mode. Un pari ris­qué qui se trans­forme en réussite.

Est-ce le Sud qui crée la mode ou la mode qui attire au Sud ? L’histoire d’Héléna Sorel, marque de prêt-à-porter fémi­nin, tend à vali­der la deuxième pro­po­si­tion. Créée en 1992, la socié­té a connu son envol à par­tir de 1996. Aujourd’hui, elle dif­fuse ses pro­duits, moyen et haut de gamme, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Suisse, au Japon… Et, pour­tant, le départ a été dif­fi­cile.
Née d’un coup de cœur autour du tra­vail de la sty­liste Corinne Amouyal, Héléna Sorel a pâti, dans un pre­mier temps, de son implan­ta­tion mar­seillaise. Les clients rechi­gnaient à se rendre dans la cité pho­céenne. À l’époque, le Sud, pour les gros­sistes, se limite à Aix et à la Côte d’Azur. Le tra­vail de Corinne par­vient, néan­moins, à abo­lir les pré­ven­tions. Le choix des matières, des coupes mar­quées par une iden­ti­té médi­ter­ra­néenne, une cer­taine concep­tion latine du style qui valo­rise la fémi­ni­té, attirent la clien­tèle.
Puis, petit à petit, la jeune pousse gran­dit. En paral­lèle, Marseille réap­pa­raît sous les feux de la rampe, grâce notam­ment au cou­rant hip-hop mar­seillais tiré par I AM. « Ce cou­rant musi­cal a contri­bué à don­ner un nou­vel élan à notre ville », explique Corinne. À sa manière, Héléna Sorel a contri­bué à chan­ger le regard des gens, notam­ment dans le milieu de la mode, sur Marseille. « Nous avons réus­si à com­mu­ni­quer notre envie, notre pas­sion, aux ache­teurs », pour­suit Pascal Lacoste, direc­teur com­mer­cial de cette entre­prise fami­liale.
Fondement du style de la mai­son, l’esprit du Sud est pré­sent depuis le lan­ce­ment de la socié­té. Ni les ten­dances ni le mar­ché n’ont chan­gé quoi que ce soit dans ce choix. Mylène Serfati, bras droit de Pascal Lacoste, confirme : « Notre style est tou­jours le même. Il s’avère, aujourd’hui, que nous sommes dans le mou­ve­ment. Mais on n’a pas atten­du cette mode pour creu­ser cet esprit ».

Nathanaël Uhl


La Phocéenne de cosmétique : essence de Provence

La Provence se décline en 75 pro­duits chez la Phocéenne de cos­mé­tique. La socié­té, créée en 1996, défend un ter­roir, pas sim­ple­ment au tra­vers d’une approche com­mer­ciale. Elle le fait aus­si au concret.

Dès le nom de la socié­té, le ton est don­né. Ce sera La Phocéenne de cos­mé­tique. Pour enfon­cer le clou, la marque sera « Senteurs pro­ven­çales ». Créée en 1996 par deux Provençaux, Xavier Padovani et Éric Renard, l’entreprise aixoise est par­ve­nue à s’imposer dans un milieu lar­ge­ment domi­né par les mul­ti­na­tio­nales.
Aujourd’hui, la gamme de 75 pro­duits d’hygiène et de beau­té estam­pillés Provence orne les gon­doles de la grande dis­tri­bu­tion : Leclerc, Monoprix, Système U ou encore Auchan. Cette réus­site est due au choix de la qua­li­té mais aus­si à un posi­tion­ne­ment mar­ke­ting qui, de ris­qué à la créa­tion, s’est révé­lé lar­ge­ment por­teur. La carte pro­ven­çale a per­mis de « boos­ter » les ventes. « L’impact de l’origine Provence va crois­sant », recon­naissent les deux fon­da­teurs de l’entreprise.
Aussi, le Sud consti­tue l’essence de tous les pro­duits déve­lop­pés. Que ce soit dans la fabri­ca­tion : les savons sont cuits à l’ancienne ; dans le choix des matières pre­mières : lavande bien sûr, mais aus­si huile d’olive, pêche du Roussillon, pépins de rai­sins… ; Ou encore dans le desi­gn des embal­lages. Sur ce der­nier aspect, il convient de pré­ci­ser que c’est une agence pari­sienne qui a déve­lop­pé l’identité visuelle de la gamme « Senteurs de Provence ».
Ce choix, à mi-chemin entre la stra­té­gie indus­trielle et le « coup » mar­ke­ting a per­mis de mul­ti­plier par cinq le chiffre d’affaires de la socié­té en cinq ans. Ce n’est pas rien quand la concur­rence se nomme L’Oréal ou Nivéa.
Mais La Phocéenne de cos­mé­tique ne s’en tient pas à la seule démarche busi­ness. Son atta­che­ment à la Provence, bien réel, se tra­duit par un par­te­na­riat avec l’Office natio­nal des forêts autour du Mont Ventoux. La socié­té finance des pan­neaux d’information sur la célèbre mon­tagne du Vaucluse, mais aus­si sur les moyens de pré­ser­ver ce lieu hyperfréquenté.

Nathanaël Uhl