Article paru dans le Nouvel Économiste.
Comment Marseille et sa région sont revenus à la mode. Deux Anglo-Saxons de bon goût. La culture en avance sur l’économie. Le défi d’être différent.
« Marseille est aujourd’hui une ville à la mode, une ville qui se repeuple, une ville qui a retrouvé son dynamisme économique et son bouillonnement culturel et que plus de trois millions de touristes fréquentent chaque année. » En prononçant ces mots devant le maire de Lyon, le 4 juillet dernier, Jean-Claude Gaudin ne jouait pas de l’exagération traditionnelle des Méditerranéens ou de l’autosatisfaction d’un maire confortablement réélu. Non, Marseille, la Provence font cette année la « cover » des magazines. Jusqu’au très parisien et très branché Zurban qui explique comment vivre provençal sans quitter l’Île de France ! Une région star alors que 10 ans plus tôt, la ville était un repoussoir. Son nom apparaissait plus souvent sous la rubrique « faits divers » que dans les pages « mieux vivre ». La Provence intéressait, certes, mais avec le Moulin de Daudet et moins que la Côte d’Azur. La capitale régionale était à éviter. Le tourisme se limitait à une nuit de transit. « Nous communiquions sans grand succès, sur le thème : séjournez à Marseille, régalez-vous en Provence, » se souvient René Garcia qui dirigeait alors l’Office du tourisme de la cité phocéenne.
En dix ans, tout a basculé. Les quais du Vieux port sont devenus tour de Babel, la Bonne mère n’a jamais autant été photographiée, les hôtels saturent, la ville passionne et étonne. Le trafic des passagers de croisière du port de Marseille a connu une progression spectaculaire : 12 000 en 1993, 19 000 en 1995, 66 000 en 1997, 149 000 en 1999 et 200 escales pour 200 000 passagers en 2000. La Provence n’a plus honte de sa capitale.
Le traumatisme des années soixante
Une métropole qui revient de loin. Le grand traumatisme est celui des années soixante, la fin de l’empire colonial et l’effondrement du complexe industrialo-portuaire. Dans l’imaginaire marseillais, dans ses nostalgies, Marseille vit son siècle d’or du Second Empire à la V° République. Le temps des colonies a fait toutes ses fortunes. Albert Londres l’a baptisé Porte de l’Orient. Elle est en fait le port colonial de l’Empire français. Toutes les richesses de l’Afrique et de l’Asie sont débarquées sur ses quais. Si la bourgeoise provençale est plutôt dans le négoce et le maritime, la ville attire tous ceux qui ont des envies d’entreprise, on vient des régions voisines, mais aussi d’Alsace ou de Suisse. Une industrie de transformation puissante se développe avec les savonneries, les huileries, et les raffineries de sucre ; tout ce qui vient du Sud, café, dattes, épices… donne naissance à des activités agroalimentaires. La réparation et la construction des bateaux encouragent les industries mécaniques. Dans la foulée de l’exposition coloniale de 1906, la ville a conquis une place stratégique pour la France en Méditerranée. Il y aura des hauts et des bas, mais l’industrie tourne, le port marche, l’économie est plutôt florissante.
Avec les indépendances des pays coloniaux, avec la crise de Suez, Marseille voit les fondements de son tissu économique et de son identité même se déliter. « C’est un retournement continental, note Thierry Fabre, chercheur, écrivain et rédacteur en chef de la revue La pensée de Midi. En 1962, la France signe les accords d’Évian, en 1963 elle signe le traité franco-allemand ». Le Général de Gaulle donne en quelques mois le signe de ce revirement vers le Nord, vers l’Europe où Marseille n’a plus sa place, où la cité phocéenne devient marginale.
Une crise s’ouvre, une crise de reconversion identique dans son ampleur à ce que le textile du Nord ou la sidérurgie lorraine ont connu. Et Marseille ne crie pas au secours. Elle n’en appelle pas aux deniers de l’État. Elle se voile la face, et fait comme si rien n’avait changé. « À vouloir défendre l’image du complexe industrialo-portuaire, note Robert Ilbert, historien, directeur de la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, Marseille a laissé passé à la fois le temps de l’industrie et le temps du port. Elle a surtout abandonné les dynamiques aux villes proches. ». Le port périclite, perd des parts de marchés, les industries traditionnelles agroalimentaires se vendent et ferment leurs portes, la réparation navale s’écroule. L’arrivée massive des pieds noirs a un temps généré une activité, notamment de construction, qui camoufle la crise. Mais la ville a perdu son économie, elle a perdu son âme et se cherche un sauveur, un refuge, une explication. Marseille, relève Thierry Fabre se défend « avec autant d’orgueil qu’elle s’enlise ». « Elle est ville des possibles, confirme Philippe Foulquié, directeur de Système friche théâtre, mais elle est alors coincée dans les réticules des petits réseaux et des petits copinages ». Elle donnera ses voix au Front national comme aucune autre ville en France. « Les Français, écrit le romancier Jean-Claude Izzo dans Total Kheops, avaient bouffé leur pain blanc. Mais leur pain noir, ils voulaient le bouffer seuls. Les Arabes, ils volaient la misère dans nos assiettes. Les Marseillais ne pensaient pas vraiment ça, mais on leur avait filé la peur. Une peur vieille comme l’histoire de la ville, mais que cette fois-ci, ils avaient un mal fou à surmonter. La peur les empêchait de penser. De se repenser, une nouvelle fois ».
Les voix de l’Amérique
C’est au début des années quatre-vingt-dix que se mettent en place les éléments d’un aggiornamento provençal. Avec un double mouvement de l’extérieur, le regard sur Marseille et la Provence change, et de l’intérieur, les Marseillais se regardent peu à peu différemment.
Des Anglo-Saxons vont étrangement jouer un rôle majeur dans cette mutation. D’abord Peter Mayle. L’écrivain séjourne en Lubéron, parcourt la Provence et écrit un ouvrage, « Une année en Provence ». Les autochtones le trouvent caricatural, peu flatteur et pagnolesque. Et pourtant ce petit livre de voyage devient un best-seller mondial. Il est traduit dans toutes les langues et vendu à un million d’exemplaires dans l’Empire du Soleil Levant. René Garcia se souvient que la télévision japonaise voulait à tout prix filmer le Mistral, trouver des joueurs de boules, participer à une partie de cartes dans un bar. « Cela correspond à un changement des consommations touristiques, explique le directeur du Comité régional de tourisme. Nous étions dans un marketing consommateur, avec des prix et des promotions, nous sommes entrés dans un marketing de la valeur. Les gens recherchent de la qualité, du sens, de l’authenticité. »
Authenticité qu’une autre Américain va mettre au goût du jour avec l’alimentation. Ancel Keys, chercheur américain, a surpris ses compatriotes avec la célèbre étude des « Seven countries » qui montrait qu’un paysan crétois avait (entre 1950 et 1970) 3,2 fois moins de risque de mourir d’une coronaropathie qu’un Finlandais et que les Italiens avaient beaucoup moins de chances de mourir d’un infarctus que les Américains. Un choc qui conduira le diététicien à collecter des recettes auprès des cardiologues du monde méditerranéen et à les publier dans un ouvrage savoureux : « How to eat well and stay well, the mediterranean way ». Lewis Perdue lui consacre un livre très didactique à ce qui devient « The French paradox ». Il démontre que les Français qui consomment du vin de façon raisonnable ont beaucoup moins de maladies cardiovasculaires que les populations non-consommatrices. Au pays de la prohibition et du puritanisme, les résultats étonnent et interpellent. Une émission de télévision de grande écoute sur CBS, donne en 1991 la parole à Serge Renaud, directeur de recherche à l’Inserm à Lyon puis Bordeaux, connu pour ses recherches aux Usa. Il confirme le paradoxe français : « une mortalité cardio-vasculaire la plus basse du monde industrialisé associée à un niveau de cancers et de morts violentes (suicides, accidents de la route) parmi les plus élevés ».
Au début des années quatre-vingt-dix, ces enquêtes épidémiologiques concordantes sortent du monde trop fermé des initiés. À la Chambre d’agriculture des Bouches-du-Rhône, Edmond Méroni, œnologue suit avec attention ces recherches en particulier celles qui mettent à jour les bienfaits de polyphénols, des molécules spécifiques des végétaux dont la présence assure à la plante « protection contre les agents pathogènes, aide à la reproduction, et survie de l’espèce. Ils donnent du goût, de la couleur et permettent aux végétaux de tenir debout. Les polyphénols jouent un rôle protecteur et préventif dans plusieurs maladies. Le vin, qui en recèle plus que tout autre aliment, s’insurge-t-il n’est pas une simple solution hydroalcoolique ». La Chambre d’agriculture va donc favoriser ces recherches qui donnent une vertu sanitaire et médicale à toutes les productions méditerranéennes, de l’ail à la vigne en passant par les fruits et le blé. L’Institut méditerranéen du vin, de l’alimentation et de la nutrition préventive voit le jour en 1996. Pour Christian Remesy, conseiller scientifique de l’Institut et chercheur à l’Inra, le diagnostic est sans appel. « Tout en mangeant bien et en buvant du vin, voire du thé, les peuples du bord de la Méditerranée sont beaucoup moins sujets aux maladies cardiovasculaires, aux cancers, à l’obésité, au diabète, à l’ostéoporose que les populations du nord de l’Europe. Pour les nutritionnistes, les effets de la nourriture méditerranéenne ne proviennent pas du bon équilibre de l’apport énergétique, mais plutôt de la qualité de la composante non-énergétique ». La recette est simple, résume le docteur Mariette Gerber : « une consommation importante de céréales, de légumes et de fruits, frais et variés, une faible consommation de viandes rouges, sauf un peu de viande ovine, du poisson, très peu de lait et de beurre, mais des fromages et des yogourts et enfin du vin rouge consommé modérément et au cours des repas ».
La Chambre d’agriculture entend profiter de cet engouement international pour les produits du terroir. Une marque « Nutrition méditerranéenne en Provence » a été déposée à l’Inpi, elle permet d’identifier « des produits cultivés dans le respect de l’environnement, mûris sous le soleil provençal et élaborés dans un souci de qualité gustative et nutritionnelle ». « Le consommateur, souligne Edmond Méroni, veut de la traçabilité, de l’authenticité, du terroir et de l’hygiène ». Un cahier des charges rigoureux par filière a été élaboré et validé par la répression des fraudes. À ce jour 50 viticulteurs, 9 caves coopératives, 10 producteurs d’olives, 10 de viande ovine, 3 de plantes aromatiques et 5 de pois chiches ont signé.
Un modèle sudiste ?
Ce qui était exotique, folklorique, aux yeux de la France francilienne devient un élément de fierté sudiste. Les années quatre-vingt-dix sont celles où les intellectuels cessent de snober le provençalisme et l’identité régionale. Témoins ces Banquets philosophiques qui associent le Conservatoire des cuisines méditerranéennes et l’association Philomed et qui convoquent « sens et réflexion à la même table ». Grands chefs de cuisines du Sud et philosophes communient dans « un éloge du temps (à perdre) et du plaisir (à prendre) ».
« Nous sortons d’une logique de rattrapage, souligne Thierry Fabre, où nous étions sommés de courir derrière le modèle productiviste. Le style méditerranéen était ringardisé face au modèle fast food. Les Italiens parlent d’ailleurs de slow food ! Il y avait un modèle unique, et nous étions condamnés, avec le tropisme solaire, au modèle californien. Barcelone a créé le modèle catalan, avec, après le franquisme, une réappropriation de son identité qui produit de l’estime de soi et donc de la capacité à entreprendre. Il n’y a pas d’invention de l’avenir sans construire un lien avec le passé ».
En 1994, Thierry Fabre est directeur de la communication de l’Institut du monde arabe à Paris aux côtés d’Edgar Pisani. L’Ima souhaite alors organiser à Marseille les Rencontres d’Averroès, du nom du philosophe de Cordoue commentateur d’Aristote et chantre de cette Andalousie du XII siècle, celle de la tolérance et du débat philosophique. Il a l’appui de France Culture et de Libération. Après quelques hésitations, la ville lui apporte son soutien. Et ce qui était débat historique et philosophique pour happy few devient événement. Le Théâtre des Bernardines qui héberge la première session refuse autant de monde que ce qu’il peut en accueillir. L’année suivante le Théâtre de la Criée lui ouvre ses 850 places. Un défi pour des débats sans concession, mais avec les meilleurs experts de la Méditerranée. Et depuis chaque année en novembre, 2000 personnes participent à ce rendez-vous. « Les rencontres d’Averroès, plaide Thierry Fabre, sont un lieu où l’on s’interroge sur la Méditerranée et c’est entré en résonance avec des questions que se posaient les Marseillais. Cette diversité constitutive de Marseille commence à ne plus être perçue comme un handicap. Marseille est ainsi. À chaque conflit historique, à chaque guerre elle accueille une vague de réfugiés, c’est une ville ressac ! ».
Une association de malfaiteurs
La même année, en 1994, en six mois, ceux qui seront l’école marseillaise du polar sortent leurs premiers livres : Michel Courbou « Chapacan », Jean-Claude Izzo « Total Khéops » et Philipe Carrese « Trois jours d’engatse ». Philipe Carrese n’est pas d’abord un homme d’écriture. Passionné de films de série B, de BD et de jazz, il fait ses études à l’Idhec, et pratique le rock, l’afro-cubain et le funk. Réalisateur, il fait ses premières armes avec Bruno Carette et Chantal Lauby. Compositeur, dessinateur, il se lance dans le polar sans y croire avec un humour détergent, il tisse une chronique de la ville où la politique aïoli et l’économie parallèle, les combines foireuses et le parler marseillais ont la part belle. « Nous avons tout simplement eu, Jean Claude Izzo comme moi envie de raconter cette ville. Et elle est trop complexe pour se réduire à un cliché, un sujet télé, un article ou même un seul livre. » Le succès va surprendre les auteurs comme les éditeurs, (Fleuve noir pour Carrese, Série noire chez Gallimard pour Izzo). « À notre première signature, se souvient-il, à la Fnac, avec Izzo, nous avons dédicacé trois livres chacun ». Jean Claude Izzo était lui homme de plume. Journaliste, il avait été rédacteur en chef de la Marseillaise, le quotidien régional du Pcf. Il en a gardé une écriture précise, courte, vive, rigoureuse et un sens de l’investigation. Fabio Montale, un flic des quartiers nord bientôt démissionnaire de la police est un héros du désespoir. Le véritable sujet de ses livres, c’est Marseille. « Elle n’est pas une ville pour touristes, écrit-il. Il n’y a rien à voir. Sa beauté ne se photographie pas. Elle se partage. Ici, il faut prendre parti. Se passionner. Être pour, être contre. Être, violemment. Alors seulement ce qui est à voir se donne à voir ». Cette vision noire de la ville va séduire, tant à Paris qu’à Marseille. « L’intelligentsia parisienne a retrouvé les repères qu’elle avait perdus depuis Pagnol » lâche Philippe Carrese. Le succès de librairie est là. Izzo a vendu sa trilogie à plus de 100 000 exemplaires, Carrese a fait 35 000 avec son premier et 10 000 avec les suivants. Le dernier, Le bal des cagoles connaît un joli démarrage. Moins connu, Christophe Pelenq, alias Arleston, fait un tabac dans la bande dessinée avec la série des aventures de Léo Loden, un flic marseillais – encore- passé au privé. « Il n’y a aucune concurrence entre nous, affirme Philippe Carrese. Ce n’est pas une école du polar, c’est une association de malfaiteurs et toutes ces visions concourent à donner une idée un peu plus réelle de Marseille. » Le cinéma avec plus de distance met lui aussi Marseille en scène : Guédiguian avec Marius et Jeannette donne une vision magnifiée de l’Estaque et du Marseille ouvrier, Taxi en offre une vision américanisée, déstructurée, mais spectaculaire. Une catharsis qui renvoie aux Marseillais une image qui leur ressemble et qu’ils sont enfin prêts à accepter. Comme New York se croyait Wasp, blanche, protestante et anglo-saxonne, Marseille se croyait catholique blanche et européenne. Elle se découvre multiconfessionnelle, colorée et méditerranéenne. Deux tribus culturelles vont lui renvoyer une image sublimée, festive, chaleureuse de cette identité possible.
La Fiesta des Suds naît en 1991. Autour de Bernard Aubert, animateur et responsable des musiques de rue à la feria de Nîmes, se retrouvent un designer urbain Alain Goetchy, un rocker Francis Basset, une spécialiste de la communication culturelle, Florence Chastannier, un cadre d’Edf Laurent Montrosier, Jean-Pierre Hoarau, spécialiste du jazz, et Jean-Yves Delattre photographe inspiré par Marseille. Une conviction simple les réunit : « Il n’y a pas d’événement qui parle de cette ville ». « On ne peut dissocier cet événement, la fiesta, plaide Bernard Aubert, de la sortie de crise de la ville. La culture institutionnelle ne pouvait sortir cette ville du doute. Il fallait oser faire le pari d’une manifestation populaire et exigeante. Quand on programme Lili Bonniche avec les arabo-andalous de Marseille on a gagné ». Le public sera au rendez-vous. 40 000 personnes viennent en octobre dans le Dock des Suds, vaste bodega, salle de spectacle avec ses rues, ses boutiques, ses expositions, ses décors kitch et ses grands shows. La world music trouve son territoire et son public dans une ambiance festive où se côtoient le patron en jean, l’intello de sortie et les jeunes des quartiers. Un succès construit par un savant dosage de communication nationale et régionale. Arte sera la première TV à consacrer une soirée au phénomène fiesta. La movida marseillaise séduit la capitale. « Il y a un rapport passionnel avec Paris. Les Marseillais ont besoin d’être reconnus mais, il faut que cet événement reste marseillais, même si ceux qui l’ont porté ne sont pas d’origine marseillaise. C’est un savant dosage ! »
L’autre tribu est à l’autre extrémité d’Euroméditerranée, dans les anciens ateliers de la Seita. Philippe Foulquié, directeur de Système friche théâtre, la structure qui anime ce projet est revenu à Marseille en 1987 pour créer le Théâtre Massalia, un théâtre de marionnettes. « Marseille était à la marge, se souvient-il. Nous avions carte blanche de l’adjoint à la culture Christian Poitevin, mais nous ne savions pas ce qu’il fallait faire. Nous avions envie de bousculer cette ville, nous avions une grosse faim de pionniers ». La Seita a fermé ses portes en juillet 1990 et Système friche théâtre négocie un contrat d’occupation précaire. Les hangars voient naître des ateliers d’artiste, le premier cyber café de France, des salles de spectacles, un restaurant. La Friche devient le lieu d’avant-garde. I am y répète, Armand Gatti y vient en résidence et monte un spectacle avec une centaine de stagiaires, MC Sollar y tient des ateliers d’écriture, les jeunes DJ ou rappeurs apprennent les techniques Sample, la pratique d’échantillonneurs musicaux. Le Festival hip-hop couronne chaque année les productions de la scène rap phocéenne.
La Friche s’inscrit très vite dans le projet Euroméditerranée comme pôle culturel et pôle de production multimédia. Le rapprochement « industries numériques » et « créateurs » doit se faire dans un univers professionnel. Jean Nouvel a accepté d’assumer la présidence du projet. « Il ne dessinera pas les plans, souligne Philippe Foulquié, mais il nous a permis de penser ce « projet culturel pour un projet urbain » qui couvre 12 hectares entre centre et hypercentre. ». La Friche travaille sur la résidence, plus que sur l’implantation à demeure. Les artistes nomades y trouvent un temps et un espace pour produire. « Nous voulons sortir d’une idéologie qui condamne la culture au supplément d’âme, alors que c’est une activité économique, une activité qui donne du sens à la ville, » souligne Philippe Foulquié. Aujourd’hui, une cinquantaine de structures artistiques avec 400 personnes travaillent dans des locaux toujours provisoires de la Friche. Les bulldozers et les maçons s’attaquent à ce qui doit devenir l’hôtel d’entreprises, les studios de télévision et cinéma, les bureaux de sociétés du multimédia. Une pépinière d’entreprises et un incubateur affichent complet. Même si la gestion par les collectivités territoriales n’a pas accéléré les choses, le projet avance et il est emblématique de la renaissance marseillaise.
Au cœur de ville, sur la Canebière, c’est l’Institut de la mode qui participe de cette nouvelle image. En 1986, lorsque Robert Paul Vigouroux accède à la mairie, Marilyne son épouse n’a que trente ans. La jeune infirmière qui a épousé le prof de médecine ne se voit pas dans un rôle conventionnel qui lui échoit. Elle va se faire un prénom en portant ce projet d’abord très peu pris au sérieux d’un lieu qui soit à la fois musée et espace professionnel, centre de documentation et de rencontre, lieu de défilé et de débat. Elle a su convaincre Azzedine Allaya, Pierre Bergé, quelques professionnels de la place et un communicant Michel Aveline. « Nous voulions réhabiliter la mode et valoriser ses métiers » explique Marilyne. Son charme, sa simplicité, sa conviction lèveront tous les obstacles. L’Institut ouvre ses portes en 1993 sur 3000 m², il a accompagné des créateurs comme Didier Parakian ou Helena Sorel. Il est une référence. L’exposition Christian Lacroix, montée par le musée phocéen sera en septembre aux Galeries Lafayette à Berlin, la société Abys, qui ouvre des centres commerciaux en Pologne lui a demandé de concevoir un espace de 10 000 m² dédié à la mode. « Le regard des journalistes parisien a changé vers 1995–1996. Avant, ils se faisaient tirer l’oreille pour venir. Depuis le reportage à Marseille est devenu une récompense ! »
Toute cette movida naît de la rencontre d’aspirations, de projets d’équipes volontaristes, militantes de leur cité, avec des politiques publiques. Christian Poitevin qui fut adjoint à la culture de 1989 à 1995 situe les prémices dès 1986 quand la municipalité confie la direction de la culture à un haut fonctionnaire comme Dominique Wallon et les musées à Germain Viatte. « Sur le polaroïd de l’action culturelle qu’ils font à leur arrivée, il n’y avait que l’Opéra, qui mangeait 57 % du budget culturel, les ballets Roland Petit et Marcel Maréchal ». En 89, ce poète, sous le pseudo de Julien Blaine, directeur de la régie publicitaire Eurosud et directeur adjoint du Provençal nommé troisième adjoint par Vigouroux jette les bases d’une politique culturelle ambitieuse avec comme objectifs « retrouver les mémoires de cette ville et par l’art contemporain se donner une image internationale ». « Nous voulions mélanger les origines et les disciplines culturelles, dit-il, comme lors de l’exposition Poésure et peintrie ». Musée d’art contemporain, Musée des arts africain et océanien, Centre international de poésie, 60 ateliers d’artistes, Biennale des artistes collectifs et des arts de rue, Exposition César, en un mandat, la ville conquiert une image culturelle saluée par les médias. « Nous avons redonné le désir de Marseille, le désir d’être artiste à Marseille ».
« La culture, du temps de Vigouroux, reconnaît Thierry Martin, directeur délégué au projet à Euroméditerranée a été le socle d’un nouveau regard. La culture populaire a braqué les projecteurs sur l’âme de la ville, elle a remis en selle et remis en scène des gens écartés, exclus, elle participe d’une resocialisation de la ville. La politique des friches est symbolique d’une ville qui injecte de la modernité dans l’ancien, qui fait du symbole de sa décrépitude un signe de renouveau ». Et cette alchimie joue dans l’attractivité économique de la cité. « Je ne suis pas sûr que les entreprises qui sont venues dans les Docks, sociétés de télécommunication et de services, (2000 salariés) se seraient installées dans un immeuble neuf. Marseille a fait, avec beaucoup de retard, un travail sur elle-même. C’était une ville-port, c’est devenu une ville qui a un port. Elle a retrouvé le goût de la création et de l’avenir. Mais cela doit s’accompagner d’une politique plus froide, plus rationnelle, du marketing pur et dur pour séduire les investisseurs, aller chercher la richesse, le développement. Nous avons à faire la synthèse entre le terreau culturel et le marketing territorial, avec prudence et vigilance. Les acteurs culturels sont les médiateurs de ce changement. Marseille a pour ambition d’être elle-même, mais autrement ». Marseille conclut Thierry Fabre joue sa différence. « Lorsque la France marquait l’an 2000, Marseille fêtait ses 2600 ans, avec la Massalia et la Marcéleste, des défilés bigarrés qui mettaient des dizaines de milliers de personnes dans la rue autour de spectacles des communautés phocéennes. Marseille dit simplement, « Je suis comme ça et ça marche ! » »
Christian Apothéloz
Héléna Sorel, l’esprit du Sud
La marque de prêt-à-porter féminin porte haut, jusqu’aux États-Unis, une conception méditerranéenne, voire marseillaise, de la mode. Un pari risqué qui se transforme en réussite.
Est-ce le Sud qui crée la mode ou la mode qui attire au Sud ? L’histoire d’Héléna Sorel, marque de prêt-à-porter féminin, tend à valider la deuxième proposition. Créée en 1992, la société a connu son envol à partir de 1996. Aujourd’hui, elle diffuse ses produits, moyen et haut de gamme, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Suisse, au Japon… Et, pourtant, le départ a été difficile.
Née d’un coup de cœur autour du travail de la styliste Corinne Amouyal, Héléna Sorel a pâti, dans un premier temps, de son implantation marseillaise. Les clients rechignaient à se rendre dans la cité phocéenne. À l’époque, le Sud, pour les grossistes, se limite à Aix et à la Côte d’Azur. Le travail de Corinne parvient, néanmoins, à abolir les préventions. Le choix des matières, des coupes marquées par une identité méditerranéenne, une certaine conception latine du style qui valorise la féminité, attirent la clientèle.
Puis, petit à petit, la jeune pousse grandit. En parallèle, Marseille réapparaît sous les feux de la rampe, grâce notamment au courant hip-hop marseillais tiré par I AM. « Ce courant musical a contribué à donner un nouvel élan à notre ville », explique Corinne. À sa manière, Héléna Sorel a contribué à changer le regard des gens, notamment dans le milieu de la mode, sur Marseille. « Nous avons réussi à communiquer notre envie, notre passion, aux acheteurs », poursuit Pascal Lacoste, directeur commercial de cette entreprise familiale.
Fondement du style de la maison, l’esprit du Sud est présent depuis le lancement de la société. Ni les tendances ni le marché n’ont changé quoi que ce soit dans ce choix. Mylène Serfati, bras droit de Pascal Lacoste, confirme : « Notre style est toujours le même. Il s’avère, aujourd’hui, que nous sommes dans le mouvement. Mais on n’a pas attendu cette mode pour creuser cet esprit ».
Nathanaël Uhl
La Phocéenne de cosmétique : essence de Provence
La Provence se décline en 75 produits chez la Phocéenne de cosmétique. La société, créée en 1996, défend un terroir, pas simplement au travers d’une approche commerciale. Elle le fait aussi au concret.
Dès le nom de la société, le ton est donné. Ce sera La Phocéenne de cosmétique. Pour enfoncer le clou, la marque sera « Senteurs provençales ». Créée en 1996 par deux Provençaux, Xavier Padovani et Éric Renard, l’entreprise aixoise est parvenue à s’imposer dans un milieu largement dominé par les multinationales.
Aujourd’hui, la gamme de 75 produits d’hygiène et de beauté estampillés Provence orne les gondoles de la grande distribution : Leclerc, Monoprix, Système U ou encore Auchan. Cette réussite est due au choix de la qualité mais aussi à un positionnement marketing qui, de risqué à la création, s’est révélé largement porteur. La carte provençale a permis de « booster » les ventes. « L’impact de l’origine Provence va croissant », reconnaissent les deux fondateurs de l’entreprise.
Aussi, le Sud constitue l’essence de tous les produits développés. Que ce soit dans la fabrication : les savons sont cuits à l’ancienne ; dans le choix des matières premières : lavande bien sûr, mais aussi huile d’olive, pêche du Roussillon, pépins de raisins… ; Ou encore dans le design des emballages. Sur ce dernier aspect, il convient de préciser que c’est une agence parisienne qui a développé l’identité visuelle de la gamme « Senteurs de Provence ».
Ce choix, à mi-chemin entre la stratégie industrielle et le « coup » marketing a permis de multiplier par cinq le chiffre d’affaires de la société en cinq ans. Ce n’est pas rien quand la concurrence se nomme L’Oréal ou Nivéa.
Mais La Phocéenne de cosmétique ne s’en tient pas à la seule démarche business. Son attachement à la Provence, bien réel, se traduit par un partenariat avec l’Office national des forêts autour du Mont Ventoux. La société finance des panneaux d’information sur la célèbre montagne du Vaucluse, mais aussi sur les moyens de préserver ce lieu hyperfréquenté.
Nathanaël Uhl