Article paru dans le magazine EMM de l’Espace Mode Méditerranée.
Oui, il fallait craindre le démantèlement des quotas et l’ouverture de l’OMC à la Chine. 500 jours après le jour fatal, le paysage mondial de la filière textile habillement a changé et il change encore. Les quotas, qui, rappelons-le, étaient une mesure transitoire ont dessiné, sculpté, modelé un monde du textile. Certains pays n’ont attiré des investissements dans la branche que parce qu’ils avaient des quotas d’exportation disponibles. D’autres ont cru en leurs performances alors qu’il n’y avait que protections. Le système avait ses atouts et ses perversités. Sa fin programmée fut pourtant un choc. Même si le choc est aggravé par d’autres contingences. Le niveau des droits de douanes demeure du ressort des politiques nationales et les USA par exemple en usent largement. La conjoncture européenne particulièrement celle des grands pays consommateurs est molle, les incertitudes sur l’avenir, le chômage des jeunes, ne créent pas une ambiance favorable à l’achat plaisir qu’est le textile. Quels constats aujourd’hui à 500 jours de l’ouverture des vannes ?
- La Chine est devenue le premier fournisseur textile habillement de l’Europe augmentant de près de 50 % ses exportations vers l’Europe. Bientôt un tiers des vêtements vendus en Europe sera issu la de la fabrique chinoise. L’Inde en a aussi largement profité.
- Les producteurs méditerranéens résistent. Pas d’effondrement pour la Tunisie, le Maroc ou la Turquie. Le Maghreb glisse de quelques points, la Turquie tient bon avec près de 15 % des parts du marché européen de l’habillement.
- Le low cost gagne les rayons de prêt à porter masculin et féminin, la pression sur les prix s’accentue. La baisse des prix de vente est un des effets les plus permanents, les plus graves de l’ouverture des marchés. Même si les parts de marchés se maintiennent, c’est en rognant sur les marges et en limitant de fait les capacités d’investissement de la filière. Les acheteurs de la distribution habituent le client européen à un niveau de prix qui laisse peu d’oxygène aux industriels.
- Piratage, clonage et contrefaçon se développent. La libre circulation des produits ne s’est pas accompagnée d’une montée en puissance des dispositifs de contrôle. Bien au contraire. Si un produit marche, il est très vite plagié, imité, détourné. Sur les marchés méditerranéens du nord comme du sud. Un professionnel algérien note que les trabendistes ont ébranlé les systèmes de production et de distribution comme le Sentier. « Tout passe par Dubaï ou Istanbul, le plus souvent sans droits de douane. Un produit qui marche une année est dès l’année suivante copié et vendu à bas prix ».

La Chine, l’Asie s’installent ainsi durablement sur le pré carré euroméditerranéen… L’entrée se fait aujourd’hui par la quantité et par le prix. Demain, les firmes asiatiques, auront appris la mode, la qualité, la vitesse et aucun segment de marché ne sera protégé. C’est cette conscience du danger qui a motivé les fondateurs de la Cité euroméditerranéenne de la Mode. Dès 2002, la présidente de l’Institut mode Méditerranée, Marilyne Bellieud-Vigouroux lançait une réflexion sur le devenir de la filière en Méditerranée et en 2004, les professionnels des deux rives fondaient officiellement la Cité.
S’il est légitime que les organisations professionnelles, les états revendiquent une plus grande protection des marchés nationaux, nous savons, avec les règles de l’OMC, avec la perspective en 2010 de la zone de libre-échange en Méditerranée que ces barrières sont faites de sable et ne dureront pas. Nous devons nous interroger sur la place de la filière euroméditerranéenne dans la mondialisation, dans un marché planétaire sans frontière. La conviction des fondateurs de la Cité, des sages de la profession, est qu’il n’y a pas d’issue nationale, individuelle, que les ripostes, les contre-attaques sont à construire ensemble nord et sud de la Méditerranée en jouant de nos complémentarités. Il faut passer d’uns logique de défense du textile-habillement à une stratégie offensive.
Nous sommes les riverains du sud du premier marché mondial du textile habillement. Cela représente chaque année entre 200 et 250 milliards d’euros que les Européens sortent de leurs poches pour se vêtir. Il n’y a aucune fatalité à ce que ce marché dynamique, en croissance de 6 % par an dans le monde, soit délaissé. Il y va de la vie de nos économies et il y va surtout de l’emploi féminin en Méditerranée.
Quelles sont les exigences de ce marché mondialisé ? Martine Rollin, directeur de l’Espace textile de Lyon a mené pour la profession une vaste étude auprès des acheteurs européens. « Nous avons donc mené pendant un an, une étude de fond, nous avons interviewé 130 confectionneurs, marques et distributeurs européens (Europe et zone paneuromed) pour cerner leurs habitudes d’achat afin de permettre à l’amont de la filière de mieux y répondre ».
Elle a identifié sept atouts de la profession :
- La réactivité, réagir rapidement à une demande donc anticiper, prioriser, faire des choix.
- La souplesse, gérer la priorité de ses clients.
- La proximité, la distance géographique, la dimension culturelle, la relation commerciale.
- La qualité constante des livraisons de produits industriels par rapport à un cahier de charges cohérent avec l’utilisation du produit et le positionnement marché de l’entreprise.
- La créativité, ciblée, elle est porteuse de valeur ajoutée et d’éléments de différenciation. Elle doit correspondre à la demande.
- Le prix et la logistique, le prix en soi par rapport au type de produit, le rapport qualité-prix, les autres coûts.
- Le service
Que disent les clients européens de la filière ? Comptent pour eux en priorité quatre critères : créativité, réactivité, souplesse et qualité. La filière européenne n’est pas loin de ces attentes, mais elle doit surtout mieux faire pour le service et la souplesse. Deux facteurs fondamentaux qu’il faut croiser avec une donnée nouvelle : la montée en puissance des cycles courts. Les actualisations en cycles courts représentaient 8 % de la production en 1997, la proportion sera de 56 % en 2008.
« Il existe, précisait Nelly Rodi lors des rencontres de la Cité, trois rythmes de production. Si le long et le moyen terme vont probablement se concentrer sur la Chine, le court terme risque d’arriver dans notre Bassin méditerranéen de façon très importante. Les séries courtes impliquent une gymnastique encore plus difficile que les grandes séries. Il faut avoir un esprit très réactif, pour observer les microtendances et savoir acheter les tissus »
La filière euroméditerranéenne doit donc construire sa stratégie à partir de trois piliers (voir schéma) : la création, la production et le marché.
« Dans le Bassin méditerranéen, vous avez une culture extraordinaire. Vous devez réfléchir à l’identité de la région, qui pourrait générer des thèmes de tendance et une mode internationale. » La mode méditerranéenne est notre bien le plus précieux, un capital immatériel et virtuel, fait de couleurs et de paysages, d’histoire et de culture, de modes de vie et de tendances. Certains créateurs en ont fait leur credo, et le public les suit. Pour la Cité de la mode, la création méditerranéenne est le trésor de guerre qu’il nous faut partager pour préserver nos marchés et gagner le cœur des consommateurs. Toute l’Europe rêve de Méditerranée, de vacances au sud, de loisirs en bleu et de voyages ensoleillés. Capitaliser cette envie, ce désir de sud sur une production originale, riche et de qualité est la clef d’avenir des industries de l’habillement dans la région. La Cité devra catalyser, formaliser, valoriser cette mode méditerranéenne. Au programme : un bureau virtuel de tendances et de styles méditerranéens en chantier avec Nelly Rodi, des résidences d’accueil de créateurs, une université d’été de la création méditerranéenne, des masters classes, un concours de créateurs
Second pôle essentiel, la production. La zone euroméditerranéenne a une tradition de production textile complète, des cultures cotonnières à la haute couture, une tradition de croisement et d’échanges. Les professionnels des deux rives savent travailler ensemble, et savent se parler. Ce capital coopératif est des plus précieux au moment où le marché s’accélère, où la vitesse compte autant que le prix, où la qualité l’emporte sur la quantité. La Cité contribuera à mettre en réseaux les entreprises de la filière pour valoriser la chaîne de valeur et optimiser les échanges. Il s’agit de tisser ce qui pourrait être un cluster euroméditerranéen, un système d’échanges et de confiance qui repose sur une identification des prestataires et des besoins, sur des dispositifs de rapprochement et des démarches volontaires de labellisation pour une Charte éthique (norme sociale) et qualité (norme industrielle) dans une logique de développement durable et de respect du genre.
Enfin, il faut que nos productions rencontrent leur marché. Ce marché européen est le premier du monde. Mais il ne faut pas non plus négliger les marchés du Sud. Dans les grandes villes du Sud émerge une clientèle à la culture cosmopolite, la culture des paraboles, une clientèle attentive aux modes et qui a un potentiel réel de consommation. La franchise de marques avance à grands pas dans ce secteur, elle est une méthode normée et sécurisée de contractualisation des relations clients-fournisseurs dans la branche. Les marchés du Sud sont aussi une ouverture vers d’autres régions, le Liban est par exemple dans la haute couture un fournisseur pour les pays du Moyen-Orient et les jeunes créateurs trouvent là-bas une clientèle à fort potentiel.
Pour séduire le nord, les marchés européens il faudra être encore plus attentifs qu’aujourd’hui aux mutations, aux mouvements de la consommation, aux niches qui se dégagent. Karim Laraki, économiste marocain du cabinet El Jaweb plaidait lors des rencontres de la Cité pour « la niche des produits respectueux de l’environnement. En Turquie, les entreprises certifiées ISO 14 000 (norme environnementale) représentent près de 10 % des entreprises. Ce pourcentage est beaucoup plus faible en Tunisie et au Maroc (4 %) : faut-il y voir une relation de cause à effet avec le fait que la Turquie résiste bien mieux à la concurrence chinoise sur le marché européen que la Tunisie et le Maroc, malgré des coûts de main‑d’œuvre plus élevés ? En Chine, sachez que plus de 8 000 entreprises sont certifiées ISO 14 000. »
Pour faire fonctionner ce triptyque création, production, marché, la Cité s’appuie sur la formation et sur les technologies de l’information.
- La formation avec le Pôle text-skills formation doit favoriser le partage des savoir-faire et des connaissances.
- Les technologies de l’information sont vitales. Pour Matthias Knappe, responsable du secteur des textiles et vêtements du Centre du commerce international (OMC-Onudi) à Genève, « les acheteurs incitent les industriels de la confection à utiliser la technologie de l’information pour accélérer la livraison, réduire les coûts et améliorer les services. Les principaux acheteurs internationaux font du commerce différemment et les exportateurs des pays en développement doivent s’adapter. En élargissant leurs choix, la levée des quotas a modifié leurs exigences et les structures liées à l’approvisionnement. Pour tirer parti de la libéralisation des marchés, raccourcir les délais de livraison et réduire les stocks coûteux, les grands acheteurs cherchent à connecter électroniquement toute la chaîne de valeur, depuis l’approvisionnement en tissus et garnitures et la confection de vêtements jusqu’aux ventes au consommateur final. Cette évolution intervient dans le contexte d’une demande accrue de fournisseurs orientés vers les services. »
Pour favoriser cette appropriation des nouveaux outils, la Cité veut favoriser l’accès à la connaissance mutuelle et partagée, aux échanges et à la formation par la mise en œuvre d’infrastructures technologiques adaptées avec place de marché, portail de veille, bureau virtuel de tendances, Web TV,….
La Cité euroméditerranéenne est une réponse globale à un défi global. Le monde du textile habillement se recompose et la Méditerranée doit être au rendez-vous. Les mutations ne sont et ne seront pas faciles. Mais en fédérant les énergies des organisations professionnelles, en les appuyant dans leurs démarches propres de modernisation du tissu entrepreneurial, la Cité devient un lieu de mutualisation des efforts de tous et un carrefour des expériences réussies. Les premiers stagiaires sont en résidences chez leurs parrains, l’université de la mode méditerranéenne se prépare, une mission d’entrepreneurs d’Europe du Sud ira prochainement à la rencontre de leurs partenaires de la rive sud, les formations ouvriront leurs portes à la rentrée et surtout, les professionnels ont appris à se connaître, à se parler, à construire un avenir commun pour une filière d’avenir.
Christian Apothéloz
Christian Apothéloz
Turquie
La Cité euroméditerranéenne de la mode, représentée par Valérie Melin, chargée de développement, a été invitée les 16, 17 et 18 février 2006 à la dernière édition de l’Istanbul fashion festival par l’ITKIB, où plus de 200 entreprises ont participé.
L’événement, qui a accueilli plus de 66 000 visiteurs, dont 3500 étrangers, a connu une grande participation internationale, notamment des entreprises d’Allemagne, de Grande-Bretagne, de France, des Pays-Bas, d’Italie, de Grèce, d’Autriche, de Belgique, de Jordanie, de République Tchèque, des États-Unis, de Russie, de Danemark et d’Israël.
La prochaine édition de ce festival dédié au secteur textile-habillement aura lieu les 24, 25, et 26 août 2006.
Depuis, la Turquie a fait part de sa décision de rejoindre la Cité euroméditerranéenne de la Mode, en devenant membre adhérent.
Algérie : Place aux jeunes ?
Autrefois était en Algérie une économie dirigée où l’État décidait de tout. Et où l’économie planifiée était la règle. Le textile habillement était donc planifié et une production nationale indéniable satisfaisait à certains besoins de la population algérienne. Héritière de ce temps révolu, la SGP, Société de gestion des participations des industries manufacturières doit en assurer la privatisation. Le secteur regroupe quatre branches : les manufactures de bois, de cuir, la confection et Texmaco, le tissage. Le tout compte 105 filiales avec 35 000 salariés. « C’est, avoue Mouloud Kamel Louni chef de division en charge des partenariats et de la privatisation, un secteur en grande difficulté. Mais le marché algérien devrait susciter l’intérêt des opérateurs, nous avons un outil de production très diversifié, une main‑d’œuvre industrielle qualifiée, et un marché de 35 millions de personnes. Nous avons des salaires bas et une qualification élevée, si les Européens ne viennent pas, les Chinois s’installeront. » Un diagnostic que ne dément pas Reda Hamiani, vice-président du Forum des chefs d’entreprises et ancien ministre des PME. Son entreprise Redman était la première société familiale privée du secteur, leader notamment dans la fabrication des chemises. À la belle époque, avec 300 salariés, il sous-traitait pour des marques françaises comme Façonnable. Aujourd’hui, déplore-t-il, la chemise algérienne se vend 1000 dinars (10 euros), la chemise griffée Dior 1200 dinars. La mort dans l’âme il a arrêté la production locale, il achète chinois et applique sa marque Redman sur la gamme. « Nos marges se sont améliorées », avoue-t-il. « Le marché n’est pas regardant, avec les restrictions sur les visas, les jeunes ne vont qu’à DubaÏ ou Tunis, il n’y a plus une mode, mais des modes ». Difficile de s’adapter alors qu’il n’y a pas d’école de couture et que la contrefaçon est partout : « la chemise griffée est à trois dollars via Dubaï ». Discours de “fashion victim”? Reda Hamiani n’en reste pas là, il espère dans la nouvelle génération des créateurs d’entreprises : « J’attends que les jeunes se lèvent ! »