Article paru dans le Nouvel Économiste.
Ils étaient 6182 à la Libération, ils sont 642 aujourd’hui. Les mineurs de Provence sont les ultimes salariés d’une activité plusieurs fois séculaire qui s’arrêtera définitivement en 2005. Et Gardanne, à deux pas d’Aix-en-Provence s’interroge sur son devenir.
Lorsque l’on traverse la campagne aixoise, en allant vers Nice ou Marseille, on découvre avec étonnement ce paysage industriel peu coutumier Provence : des terrils, des chevalements de mine, une centrale thermique au charbon et une usine d’alumine qui crache encore ses poussières de bauxite. Gardanne, ville de près de 20 000 habitants a vécu en rouge et noir. Noir le charbon et son exploitation, rouge l’usine d’alumine aujourd’hui exploitée par Péchiney. Une cité industrielle avec vue sur la Sainte Victoire. Le charbon est ci une vieille histoire. Les seigneurs locaux ont autorisé son exploitation dans les villages environnants dès le XV° siècle. Les concessions s’épanouissent au XVIII et au XIX° siècles avec des descenderies exploitées par des piqueurs aidés par des centaines d’enfants. Le charbon d’abord disponible en surface s’enfonce. C’est une couche de 2,5 m à 3 mètres. Une galerie de 15 km rejoint la mer pour évacuer les eaux, obstacle à l’extraction. C’est au début du XX siècle que les effectifs explosent. La mine est pourvoyeuse d’emploi et le bassin attire les migrants : les Arméniens fuyant le génocide, les Espagnols échappant au franquisme, les Polonais, les Algériens s’installent. Les Italiens surtout, échappés du fascisme. Le petit village provençal, accroché à son rocher, entouré de terres marécageuses, est vite débordé. Plus de la moitié de ses 7092 habitants de 1931 sont des étrangers. La cité minière de Biver devient vite un village à part entière. L’intégration n’est pas idyllique. Le « babi » est pourchassé, moqué. « À chaque vague d’immigration, note le journaliste Jean Kéhayan, le dernier arrivant voudrait fermer la porte ».
La crise, la guerre, la bataille pour la reconstruction de la France vont souder cette population dans un melting-pot où le charbon est la référence partagée. Sainte Barbe, patronne des mineurs protège tout ce petit monde mal vu de la cité bourgeoise, Aix-en-Provence, ignorée de la capitale régionale Marseille.
Dans les années quatre-vingt, la résistance aux menaces de fermeture est vivace. Gardanne est une des mines les plus moderne d’Europe. Comment imaginer que ce puit de 10 mètres de diamètre sur 1 100 mètres de profondeur, cette cage permettant de descendre 135 personnes à la fois, ces 90 km de galeries souterrains, le soutènement marchand, le rabot attaquant le front de taille, comment imaginer que cet univers puisse disparaître ? Les élus communistes, les syndicalistes de la CGT sont sourds au coût à la tonne, au recul du charbon, au danger de pollution par le soufre. La Cour des comptes vient de rendre son verdict : les aides versées par l’État à Charbonnages de France de 1970 à 2000 ont atteint 233 milliards de francs. C’est moins que l’Allemagne (280 milliards de francs) plaide le Pdg de CdF Philippe de Ladoucette !
En 1994, le Pacte charbonnier sonne le glas de l’exploitation charbonnière en France. Un horizon qui semble lointain est fixé : 2005. L’accord signé entre la direction et la majorité des organisations syndicales prévoit une fermeture en douceur, sans licenciement, ni déplacement des salariés. Après 25 ans d’activité, un mineur part en retraite à 45 ans avec 80 % de son meilleur salaire, plus une indemnité de 80 000 francs. Ceux qui veulent se lancer, dans la création d’entreprise par exemple, peuvent toucher entre 500 et 800 KF. Les cadres doivent patienter jusqu’à 55 ans.
Gardanne a du mal à faire le deuil de la mine. Les années quatre-vingt-dix sont une longue succession de conflit, ou d’actions de commandos. Le climat se dégrade entre les syndicats qui ont signé le pacte et la CGT. Le ministère de l’industrie louvoie. On demande des rapports, on promet une centrale thermique que personne, et surtout pas EDF, ne veut financer, on demande aux houillères des scénarios d’exploitation « ambitieux ».
En fait, il suffit de laisser le tant faire son œuvre. Les mesures d’âge dégarnissent peu à peu les rangs des mineurs. Depuis 16 ans, les houillères n’ont pas recruté. Ils étaient encore 1200 il y a quatre ans, ils sont 600, et une centaine raccroche la lampe chaque année. Jean-Claude Lazarewicz, 49 ans, chef de l’unité d’exploitation de Gardanne est fils et petit fils de mineur, a été formé à l’école des miens d’Alès. « Je devrai assumer la fermeture, lâche-t-il, résigné. Nous gérons l’activité en fonction des effectifs. Lorsque nous ne serons plus que 200, il faudra arrêter. Nous sortions 1,5 million de tonnes nous sommes à 300 000. Il y avait deux tailles jusqu’en janvier 2000, il n’y en a plus qu’une, nous venons de stopper un des deux mineurs continus ». Travaillant toujours en poste, les mineurs sont moins d’une centaine au fonds. La cage descend presque vide, les galeries sont désertes, les douches et la salle des pendus ont un air fantomatique, disproportionné. « Le plus dur, souligne Jean-Claude Lazarewicz est de lutter contre la démotivation. À 1 300 mètres de fonds, l’exploitation est délicate, la sécurité doit être assurée. » Lors de son départ en retraite, le patron des HBCM exhortait les mineurs : « relevez le défi douloureux de travailler à terminer la vie de votre entreprise et de conserver au-delà de la nostalgie la fierté d’avoir jusqu’au bout démontré votre professionnalisme ». En fait, l’absentéisme se généralise. Et l’individualisme l’emporte sur les solidarités ouvrières d’hier. Bruno Fauchon est secrétaire national de la Fédération CFDT et il a participé aux négociations du pacte charbonnier « L’ambiance entre syndicat s’est améliorée, souligne-il. Mais au niveau des mineurs, c’est « sauf qui peut ». Chacun pense à son départ, donc à obtenir le meilleur salaire comme base de calcul de la retraite ». Jean-Luc Debard est agent de maîtrise à la mine, en surface : « Les conditions de travail se sont détériorées, il manque du monde pour assurer le minimum. » Syndicaliste, il déplore l’ambiance : « Je vis mal ce repli sur soi. Les gens ne pensent plus qu’à leur départ, chacun pour soi ». Même la CGT abandonne la sacramentelle défense du charbon pour revendiquer des augmentations de salaires. En ville, la cote du mineur s’est aussi dégradée. « Ils gagnent trop bien leur vie à rien faire », lâche un ouvrier du bâtiment.
La fin de la mine a secoué la gauche gardannaise. Depuis 1977, Roger Meï est à la mairie. Communiste, plutôt rénovateur, il a été fortement interpellé par une liste de gauche hors parti conduite par Francis Montarello. Directeur de l’office de la culture, 52 ans, bras droit du maire pendant de longues années, il veut lui, que Gardanne tourne la page. « Pendant que Gardanne menait le combat pour la défense d’une mine condamnée, l’argent de l’Europe soutenait la reconversion industrielle dans la vallée de l’Arc. L’actuelle municipalité a refusé cet argent. Nous avons été les premiers à publiquement parler de l’après-mine. La défense de la mine devenait une chape de plomb, nous avons libéré la parole de nombreux habitants. » Un gardannais sur quatre a suivi cette liste le 11 mars dernier, ce qui n’a pas empêché Roger Méï de l’emporter haut la main dès le premier tour. Le maire a en effet saisi la balle au bond. Plus question de défendre la mine. S’il reste emblématiquement le seul député qui défend le charbon, il demande simplement « que l’on ne bouche pas le trou. À l’avenir dit-il, le charbon remplacera le pétrole, pourquoi détruire le puit, un investissement de trois milliards de francs ? ». Son programme 2001–2007 laisse en fait une large place à la reconversion du bassin minier. « Nous devons nous tourner vers d’autres métiers pour l’avenir des enfants de mineurs ». Une zone d’activité de 100 hectares est enfin votée, l’État a décidé d’implanter une école d’ingénieurs dédiée à la microélectronique et la mairie promet l’Adsl aux entreprises. Pas question pour autant de toucher au taux de taxe professionnelle, 27 %, le plus élevé du département. « Les patrons me parlent plus de l’Adsl que du niveau de la TP » plaide le maire.
À la Mission de développement économique, organisme informel voulu par l’État et qui réunit la Drire, les houillères, Provence Promotion, le comité d’expansion du département, on reconnaît que le travail s’est engagé avec la municipalité. Longtemps la reconversion s’est traduite à 80 % par un soutien à la microélectronique à Rousset, dans la haute vallée de l’Arc. La ville capitale du bassin minier a peu bénéficié de la manne étatique, faute de terrain, faute de volonté. Créée depuis 199, cette mission travaille à la reconversion des sous-traitants, une dizaine d’entreprises représentant 150 emplois, à l’implantation de firmes étrangères. Selfcare, une société américaine fabricant des bio tests de diabète, du Sida, de grossesse a visité le site. 600 emplois sont en jeu. L’école d’ingénieurs pilotée par l’école des Mines de Saint-Étienne et l’École supérieure d’ingénieurs de Marseille devrait s’installer avec 600 étudiants sur un campus de 7 hectares dans la pinède. Un milliard de francs ont été réunis par les différents partenaires pour cette reconversion, 90 % vont aux entreprises pour leur équipement ou leurs locaux.
Une page d’histoire se tourne. Gardanne a souvent fait figure de village gaulois résistant seul contre tous. Économiquement, il n’en est rien. La commune bénéficie de la relance économique de la Provence technologique. 600 personnes issues du bassin minier ont été embauchées dans la microélectronique et le chômage baisse plus vite à Gardanne que dans le reste du département. Tout n’est pourtant pas rose « le nombre de rmistes ne diminue pas », regrette Roger Méï. Mais la vile ne pourra plus s’identifier à la mine. Elle devra rejoindre une des intercommunalités voulues par le préfet, certainement celle d’Aix. Au risque d’y perdre son âme. « Il n’y a ni récession économique, ni mono-industrie, ni chômage alarmant, confirme la consultante Brigitte Leisy. Nous ne sommes pas dans un désert industriel au contraire. Gardanne ne doit pas se replier sur elle-même, elle doit faire consciemment le deuil de la mine et surtout faire un effort inédit de qualification de sa main‑d’œuvre ». « Dans cinq ans affirme un cadre retraité, qui a vécu d’autres fermetures, la mine aura disparu du paysage… et de la tête des gens ».
Christian Apothéloz