Le journaliste : enquêtes et reportages

Une ville une entreprise – La mine à Gardanne : objectif production zéro

par | 19 mars 2001

Article paru dans le Nouvel Économiste.

Ils étaient 6182 à la Libération, ils sont 642 aujourd’hui. Les mineurs de Provence sont les ultimes sala­riés d’une acti­vi­té plu­sieurs fois sécu­laire qui s’arrêtera défi­ni­ti­ve­ment en 2005. Et Gardanne, à deux pas d’Aix-en-Provence s’interroge sur son devenir.

Lorsque l’on tra­verse la cam­pagne aixoise, en allant vers Nice ou Marseille, on découvre avec éton­ne­ment ce pay­sage indus­triel peu cou­tu­mier Provence : des ter­rils, des che­va­le­ments de mine, une cen­trale ther­mique au char­bon et une usine d’alumine qui crache encore ses pous­sières de bauxite. Gardanne, ville de près de 20 000 habi­tants a vécu en rouge et noir. Noir le char­bon et son exploi­ta­tion, rouge l’usine d’alumine aujourd’hui exploi­tée par Péchiney. Une cité indus­trielle avec vue sur la Sainte Victoire. Le char­bon est ci une vieille his­toire. Les sei­gneurs locaux ont auto­ri­sé son exploi­ta­tion dans les vil­lages envi­ron­nants dès le XV° siècle. Les conces­sions s’épanouissent au XVIII et au XIX° siècles avec des des­cen­de­ries exploi­tées par des piqueurs aidés par des cen­taines d’enfants. Le char­bon d’abord dis­po­nible en sur­face s’enfonce. C’est une couche de 2,5 m à 3 mètres. Une gale­rie de 15 km rejoint la mer pour éva­cuer les eaux, obs­tacle à l’extraction. C’est au début du XX siècle que les effec­tifs explosent. La mine est pour­voyeuse d’emploi et le bas­sin attire les migrants : les Arméniens fuyant le géno­cide, les Espagnols échap­pant au fran­quisme, les Polonais, les Algériens s’installent. Les Italiens sur­tout, échap­pés du fas­cisme. Le petit vil­lage pro­ven­çal, accro­ché à son rocher, entou­ré de terres maré­ca­geuses, est vite débor­dé. Plus de la moi­tié de ses 7092 habi­tants de 1931 sont des étran­gers. La cité minière de Biver devient vite un vil­lage à part entière. L’intégration n’est pas idyl­lique. Le « babi » est pour­chas­sé, moqué. « À chaque vague d’immigration, note le jour­na­liste Jean Kéhayan, le der­nier arri­vant vou­drait fer­mer la porte ».
La crise, la guerre, la bataille pour la recons­truc­tion de la France vont sou­der cette popu­la­tion dans un melting-pot où le char­bon est la réfé­rence par­ta­gée. Sainte Barbe, patronne des mineurs pro­tège tout ce petit monde mal vu de la cité bour­geoise, Aix-en-Provence, igno­rée de la capi­tale régio­nale Marseille.
Dans les années quatre-vingt, la résis­tance aux menaces de fer­me­ture est vivace. Gardanne est une des mines les plus moderne d’Europe. Comment ima­gi­ner que ce puit de 10 mètres de dia­mètre sur 1 100 mètres de pro­fon­deur, cette cage per­met­tant de des­cendre 135 per­sonnes à la fois, ces 90 km de gale­ries sou­ter­rains, le sou­tè­ne­ment mar­chand, le rabot atta­quant le front de taille, com­ment ima­gi­ner que cet uni­vers puisse dis­pa­raître ? Les élus com­mu­nistes, les syn­di­ca­listes de la CGT sont sourds au coût à la tonne, au recul du char­bon, au dan­ger de pol­lu­tion par le soufre. La Cour des comptes vient de rendre son ver­dict : les aides ver­sées par l’État à Charbonnages de France de 1970 à 2000 ont atteint 233 mil­liards de francs. C’est moins que l’Allemagne (280 mil­liards de francs) plaide le Pdg de CdF Philippe de Ladoucette !
En 1994, le Pacte char­bon­nier sonne le glas de l’exploitation char­bon­nière en France. Un hori­zon qui semble loin­tain est fixé : 2005. L’accord signé entre la direc­tion et la majo­ri­té des orga­ni­sa­tions syn­di­cales pré­voit une fer­me­ture en dou­ceur, sans licen­cie­ment, ni dépla­ce­ment des sala­riés. Après 25 ans d’activité, un mineur part en retraite à 45 ans avec 80 % de son meilleur salaire, plus une indem­ni­té de 80 000 francs. Ceux qui veulent se lan­cer, dans la créa­tion d’entreprise par exemple, peuvent tou­cher entre 500 et 800 KF. Les cadres doivent patien­ter jusqu’à 55 ans.
Gardanne a du mal à faire le deuil de la mine. Les années quatre-vingt-dix sont une longue suc­ces­sion de conflit, ou d’actions de com­man­dos. Le cli­mat se dégrade entre les syn­di­cats qui ont signé le pacte et la CGT. Le minis­tère de l’industrie lou­voie. On demande des rap­ports, on pro­met une cen­trale ther­mique que per­sonne, et sur­tout pas EDF, ne veut finan­cer, on demande aux houillères des scé­na­rios d’exploitation « ambi­tieux ».
En fait, il suf­fit de lais­ser le tant faire son œuvre. Les mesures d’âge dégar­nissent peu à peu les rangs des mineurs. Depuis 16 ans, les houillères n’ont pas recru­té. Ils étaient encore 1200 il y a quatre ans, ils sont 600, et une cen­taine rac­croche la lampe chaque année. Jean-Claude Lazarewicz, 49 ans, chef de l’unité d’exploitation de Gardanne est fils et petit fils de mineur, a été for­mé à l’école des miens d’Alès. « Je devrai assu­mer la fer­me­ture, lâche-t-il, rési­gné. Nous gérons l’activité en fonc­tion des effec­tifs. Lorsque nous ne serons plus que 200, il fau­dra arrê­ter. Nous sor­tions 1,5 mil­lion de tonnes nous sommes à 300 000. Il y avait deux tailles jusqu’en jan­vier 2000, il n’y en a plus qu’une, nous venons de stop­per un des deux mineurs conti­nus ». Travaillant tou­jours en poste, les mineurs sont moins d’une cen­taine au fonds. La cage des­cend presque vide, les gale­ries sont désertes, les douches et la salle des pen­dus ont un air fan­to­ma­tique, dis­pro­por­tion­né. « Le plus dur, sou­ligne Jean-Claude Lazarewicz est de lut­ter contre la démo­ti­va­tion. À 1 300 mètres de fonds, l’exploitation est déli­cate, la sécu­ri­té doit être assu­rée. » Lors de son départ en retraite, le patron des HBCM exhor­tait les mineurs : « rele­vez le défi dou­lou­reux de tra­vailler à ter­mi­ner la vie de votre entre­prise et de conser­ver au-delà de la nos­tal­gie la fier­té d’avoir jusqu’au bout démon­tré votre pro­fes­sion­na­lisme ». En fait, l’absentéisme se géné­ra­lise. Et l’individualisme l’emporte sur les soli­da­ri­tés ouvrières d’hier. Bruno Fauchon est secré­taire natio­nal de la Fédération CFDT et il a par­ti­ci­pé aux négo­cia­tions du pacte char­bon­nier « L’ambiance entre syn­di­cat s’est amé­lio­rée, souligne-il. Mais au niveau des mineurs, c’est « sauf qui peut ». Chacun pense à son départ, donc à obte­nir le meilleur salaire comme base de cal­cul de la retraite ». Jean-Luc Debard est agent de maî­trise à la mine, en sur­face : « Les condi­tions de tra­vail se sont dété­rio­rées, il manque du monde pour assu­rer le mini­mum. » Syndicaliste, il déplore l’ambiance : « Je vis mal ce repli sur soi. Les gens ne pensent plus qu’à leur départ, cha­cun pour soi ». Même la CGT aban­donne la sacra­men­telle défense du char­bon pour reven­di­quer des aug­men­ta­tions de salaires. En ville, la cote du mineur s’est aus­si dégra­dée. « Ils gagnent trop bien leur vie à rien faire », lâche un ouvrier du bâtiment.

La fin de la mine a secoué la gauche gar­dan­naise. Depuis 1977, Roger Meï est à la mai­rie. Communiste, plu­tôt réno­va­teur, il a été for­te­ment inter­pel­lé par une liste de gauche hors par­ti conduite par Francis Montarello. Directeur de l’office de la culture, 52 ans, bras droit du maire pen­dant de longues années, il veut lui, que Gardanne tourne la page. « Pendant que Gardanne menait le com­bat pour la défense d’une mine condam­née, l’argent de l’Europe sou­te­nait la recon­ver­sion indus­trielle dans la val­lée de l’Arc. L’actuelle muni­ci­pa­li­té a refu­sé cet argent. Nous avons été les pre­miers à publi­que­ment par­ler de l’après-mine. La défense de la mine deve­nait une chape de plomb, nous avons libé­ré la parole de nom­breux habi­tants. » Un gar­dan­nais sur quatre a sui­vi cette liste le 11 mars der­nier, ce qui n’a pas empê­ché Roger Méï de l’emporter haut la main dès le pre­mier tour. Le maire a en effet sai­si la balle au bond. Plus ques­tion de défendre la mine. S’il reste emblé­ma­ti­que­ment le seul dépu­té qui défend le char­bon, il demande sim­ple­ment « que l’on ne bouche pas le trou. À l’avenir dit-il, le char­bon rem­pla­ce­ra le pétrole, pour­quoi détruire le puit, un inves­tis­se­ment de trois mil­liards de francs ? ». Son pro­gramme 2001–2007 laisse en fait une large place à la recon­ver­sion du bas­sin minier. « Nous devons nous tour­ner vers d’autres métiers pour l’avenir des enfants de mineurs ». Une zone d’activité de 100 hec­tares est enfin votée, l’État a déci­dé d’implanter une école d’ingénieurs dédiée à la micro­élec­tro­nique et la mai­rie pro­met l’Adsl aux entre­prises. Pas ques­tion pour autant de tou­cher au taux de taxe pro­fes­sion­nelle, 27 %, le plus éle­vé du dépar­te­ment. « Les patrons me parlent plus de l’Adsl que du niveau de la TP » plaide le maire.
À la Mission de déve­lop­pe­ment éco­no­mique, orga­nisme infor­mel vou­lu par l’État et qui réunit la Drire, les houillères, Provence Promotion, le comi­té d’expansion du dépar­te­ment, on recon­naît que le tra­vail s’est enga­gé avec la muni­ci­pa­li­té. Longtemps la recon­ver­sion s’est tra­duite à 80 % par un sou­tien à la micro­élec­tro­nique à Rousset, dans la haute val­lée de l’Arc. La ville capi­tale du bas­sin minier a peu béné­fi­cié de la manne éta­tique, faute de ter­rain, faute de volon­té. Créée depuis 199, cette mis­sion tra­vaille à la recon­ver­sion des sous-traitants, une dizaine d’entreprises repré­sen­tant 150 emplois, à l’implantation de firmes étran­gères. Selfcare, une socié­té amé­ri­caine fabri­cant des bio tests de dia­bète, du Sida, de gros­sesse a visi­té le site. 600 emplois sont en jeu. L’école d’ingénieurs pilo­tée par l’école des Mines de Saint-Étienne et l’École supé­rieure d’ingénieurs de Marseille devrait s’installer avec 600 étu­diants sur un cam­pus de 7 hec­tares dans la pinède. Un mil­liard de francs ont été réunis par les dif­fé­rents par­te­naires pour cette recon­ver­sion, 90 % vont aux entre­prises pour leur équi­pe­ment ou leurs locaux.
Une page d’histoire se tourne. Gardanne a sou­vent fait figure de vil­lage gau­lois résis­tant seul contre tous. Économiquement, il n’en est rien. La com­mune béné­fi­cie de la relance éco­no­mique de la Provence tech­no­lo­gique. 600 per­sonnes issues du bas­sin minier ont été embau­chées dans la micro­élec­tro­nique et le chô­mage baisse plus vite à Gardanne que dans le reste du dépar­te­ment. Tout n’est pour­tant pas rose « le nombre de rmistes ne dimi­nue pas », regrette Roger Méï. Mais la vile ne pour­ra plus s’identifier à la mine. Elle devra rejoindre une des inter­com­mu­na­li­tés vou­lues par le pré­fet, cer­tai­ne­ment celle d’Aix. Au risque d’y perdre son âme. « Il n’y a ni réces­sion éco­no­mique, ni mono-industrie, ni chô­mage alar­mant, confirme la consul­tante Brigitte Leisy. Nous ne sommes pas dans un désert indus­triel au contraire. Gardanne ne doit pas se replier sur elle-même, elle doit faire consciem­ment le deuil de la mine et sur­tout faire un effort inédit de qua­li­fi­ca­tion de sa main‑d’œuvre ». « Dans cinq ans affirme un cadre retrai­té, qui a vécu d’autres fer­me­tures, la mine aura dis­pa­ru du pay­sage… et de la tête des gens ».

Christian Apothéloz