Le journaliste : interviews

Christian Bruschi, juriste : “L’esclavage a fait la richesse de la France”

par | 05 décembre 1998

Paru dans le maga­zine men­suel régio­nal pro­tes­tant Échanges

Il a fal­lu dix-huit siècles de chré­tien­té, un siècle d’Esprit des lois pour abou­tir à l’abolition de l’esclavage. Retour sur une idée jeune.

À quand peut-on situer l’apparition du concept de Liberté ?

L’émergence dans le droit et dans la réflexion publique du mot Liberté, au sin­gu­lier, est récente : la pre­mière moi­tié du XVII°. L’Ancien régime ne connais­sait que des fran­chises, des liber­tés limi­tées pour cer­taines caté­go­ries d’individus.
Montesquieu écrit l’Esprit des lois en 1748, il com­mence cet ouvrage génial par une défi­ni­tion de la loi. L’idée d’un monde qui a ses lois en dehors de Dieu s’impose. La Déclaration de 1789 ins­taure des droits indi­vi­duels natu­rels oppo­sables à tous, à cha­cun et à tous les pou­voirs. L’individu tire sa liber­té, non d’une rela­tion à Dieu mais de sa nature humaine, tous les hommes sont ini­tia­le­ment, égaux et libres.
S’ajoute ensuite le débat sur la liber­té, comme citoyen, de par­ti­ci­per au pou­voir, liber­té à laquelle Rousseau est très attaché.

Le droit est-il l’expression de cette liber­té, de ces libertés ?

Le droit consacre des droits pré­cis, mais pas la Liberté comme droit de déci­der soit même de son deve­nir. J’affirme même que La Liberté suprême n’existe pas juri­di­que­ment. Le droit est inca­pable de don­ner un conte­nu à la Liberté enten­due dans son sens abso­lu. Le droit pro­cède par frac­tions de libertés.

Il a fal­lu 1 800 ans de chris­tia­nisme, un siècle après l’esprit des lois pour abo­lir l’esclavage. Pourquoi ?

La pre­mière expli­ca­tion est éco­no­mique. Le volume du com­merce colo­nial, du com­merce tri­an­gu­laire, du rhum des Antilles, des esclaves des côtes d’Afrique a été mul­ti­plié par 13 entre le début du XVIII° et 1789. La France du XVIII° n’aurait pas été ce qu’elle a été s’il n’y avait pas eu l’esclavage. Les bons bour­geois nan­tais et bor­de­lais ont per­mis le déve­lop­pe­ment éco­no­mique de notre pays.
Les Chrétiens se sont don­nés bonne conscience. Le code noir, code de l’esclavage rédi­gé en 1585, édicte que, dès qu’un homme devient esclave, il faut immé­dia­te­ment le bap­ti­ser. On le traite comme un homme dans sa rela­tion à Dieu, mais comme un sous-homme dans sa rela­tion aux autres hommes.
Et puis en 1789 au moment de la Constituante des grands pro­prié­taires d’esclaves des Antilles ont joué de leur influence. Ce n’est qu’en 1794, qu’on affran­chit les esclaves et qu’on les fait citoyens. Bonaparte va reprendre l’esclavage et il fau­dra donc attendre 1848.

Comment expli­quer ce laisser-faire des Chrétiens ?

Le chris­tia­nisme n’avait pas sur l’esclavage une posi­tion très tran­chée, il ne s’est jamais pro­non­cé de façon radi­cale contre l’esclavage, qui ne prend fin en Occident qu’au X°et XI° siècle et qui reprend dès le XV° siècle, avec les grandes découvertes.

Comment peut-on jus­ti­fier un tel système ?

On semble dire : « Puisque tous les hommes sont égaux in chris­tu, qu’ils soient esclaves ou libres a peu d’importance ». On a hié­rar­chi­sé les humains. Certains ont le droit maxi­mal « opti­mo jure » et d’autres un droit mini­mal. L’idée d’un genre humain unique ne s’imposera que pro­gres­si­ve­ment. C’est un combat.

Les Protestants n’ont-ils pas joué un rôle spé­ci­fique dans l’abolition de l’esclavage ?

En tant que mino­ri­taires les Protestants fran­çais per­sé­cu­tés ont eu un grand sens de la Liberté. Mais, est-ce à relier aux œuvres mêmes de Luther ou Calvin ? Je serais plus réser­vé. Quant à l’esclavage, je crois que tout le monde a péché, les Protestants comme les Catholiques !

Christian Bruschi est juriste de for­ma­tion. Agrégé des uni­ver­si­tés, il est pro­fes­seur à la facul­té de droit de Lyon. Ses pairs aixois ont jugé ce spé­cia­liste de l’histoire du droit indé­si­rable en Provence. Peu lui importe, il voyage. Et il milite. Il a fon­dé avec des magis­trats et des avo­cats, l’Association des juristes pour le res­pect des droits fon­da­men­taux des immi­grés, asso­cia­tion qui a joué et joue un rôle impor­tant dans la défense des sans droits. Il a déci­dé de prendre la robe d’avocat tar­di­ve­ment, mais garde ses fonc­tions ensei­gnantes. Père de famille, catho­lique, il est un com­bat­tant exi­geant de la défense des droits de l’homme.

Christian Apothéloz