Paru dans le magazine mensuel régional protestant Échanges
Du Protestant, il a la posture sévère et le regard sourcilleux. Et l’exigence de mettre ses talents au service des plus faibles. Arrière-petit-fils de pasteur, originaire de Millau, Daniel Carrière à 64 ans revendique sa foi, même s’il n’appartient à aucune église. Sa vie est celle de la rébellion et de l’engagement. Sa première révolte, c’est la guerre d’Algérie. Il avait vu la Gestapo torturer son grand père, il ne supportera pas que la France torture en Algérie. Il s’engage donc, participe à la publication d’écrits interdits, puis rejoint ceux que l’on appellera les porteurs de valise du Fln. Chimiste de formation, il débute sa carrière chez Pechiney et fait l’apprentissage du syndicalisme. Insatisfait, il fonde une coopérative ouvrière qui s’investit dans la réhabilitation et l’entretien des logements. En 1963, les Algériens lui demandent d’intervenir sur un chantier de 3 000 chômeurs chargé de résorber des bidonvilles. Parti pour six mois, il y restera jusqu’en 1972, et crée là-bas un des premiers bureaux d’étude coopératif.
À son retour en France, il devient conseiller du Centre de développement de l’Ocde, puis consultant de l’Onudi. De sa période « africaine », il garde la conviction que la coopération française fait fausse route, que les pays en développement ne décolleront jamais avec des « aides parachutées ». « Il faut être à l’écoute des gens, des peuples, de leurs besoins » Pour contribuer au renouveau de la coopération, il fonde à Marseille en 1976 l’association Échanges Méditerranée qui va initier les premiers accords entre Alger, Marseille et leurs régions. Une association qui sera la pépinière d’initiatives durables dans le domaine de la coopération décentralisée. De 1984 à 1995 il sera le délégué régional du Fond d’action sociale. Aujourd’hui jeune retraité actif, il est président de 3CI, une structure qui aide les créateurs d’entreprises des quartiers en difficulté et il vient d’accepter de présider un collectif de 15 associations qui œuvrent pour les échanges méditerranéens.
Daniel Carrière est un militant de la première heure des relations entre Nord et Sud de la Méditerranée. Il plaide pour une reconnaissance de l’Islam et pour une ouverture de notre région vers ses voisins du Maghreb.
Vous avez pris l’initiative, avec des chrétiens des quartiers sud de Marseille, d’une pétition pour l’ouverture d’un lieu de culte musulman à Marseille. Pourquoi ?
Il faut que ceux qui ont la chance de vivre leur foi conformément à la constitution de la République, donc dans des lieux identifiés, visibles, souvent très beaux, entretenus, voire construits avec les deniers publics, soutiennent ceux qui sont aujourd’hui contraints de se recueillir, de prier, de vivre les fêtes religieuses dans des lieux indignes, cachés, vétustes. Depuis des années, on met des préalables plus ou moins fallacieux, financiers, politiques, architecturaux, juridiques…, à la création d’un lieu cultuel et culturel pour les 130 000 musulmans de Marseille. Nous avons, en tant que citoyens, à aider l’Islam à sortir des caves.
Pourquoi l’Islam, seconde religion française, devant le protestantisme, est-il si mal reconnu ?
En effet, le monde chrétien connaît mal l’Islam. Sans remonter aux croisades, les conflits en Iran, en Afghanistan, en Tchétchénie, les violences en Algérie, la décolonisation ont dressé un mur d’incompréhension. L’enseignement de l’Islam a diminué depuis 30 ans, l’apprentissage de l’arabe est réduit à la portion congrue. Nous avons une image déformée de la foi musulmane, l’Iran, c’est le chiisme, l’Afghanistan, le fruit de la guerre soviétique, l’Algérie, une mauvaise gestion du pays qui a conduit à une radicalisation de la pauvreté.
Quel enjeu représente aujourd’hui le dialogue avec les musulmans ?
Sur le simple plan géopolitique, il suffit de regarder une carte de la Méditerranée. La religion musulmane l’emporte sur le monde judéo-chrétien, la paix dans cette région dépend donc de l’entente entre les religions du Livre. Elles ont connu des schismes, des polémiques, des conflits, mais les fondements sont identiques. On méconnaît par exemple la grande attention aux pauvres présente dans les paroles du Prophète. La morale religieuse, nos morales religieuses trouvent toutes leur origine dans l’Ancien testament, nous sommes tous enfants d’Abraham. Le fonds commun existe, nous avons à imaginer, non plus un œcuménisme chrétien, mais un œcuménisme interreligieux, qui ne supprime pas nos histoires, mais qui réponde à l’évolution de l’histoire.
Les 200 dernières années ont été, avec la colonisation, puis la décolonisation, un drame pour les peuples de la Méditerranée. Si l’on n’invente pas des relations nouvelles entre le Nord et le Sud, entre les enfants d’Ismaël et les enfants d’Isaac, entre les disciples du Messie et les disciples du Prophète, je ne donne pas cher de notre avenir.
Avec une quinzaine d’associations régionales, vous appelez à un renouveau des échanges en Méditerranée…
Oui, parce qu’il faut que ce dialogue soit sous-tendu par des actes. Les bonnes intentions, les discours, les visites officielles ne suffisent pas. Il faut écouter les gens, leurs besoins et y répondre avec eux. Il ne faut pas écraser nos partenaires sous le poids d’une aide même bien intentionnée, il faut construire avec eux des actions de coopération qui vont contribuer à notre propre développement. Le collectif qui s’est créé n’a pas d’autre but : tisser des liens entre acteurs de terrain, agir au plus près des besoins, s’attaquer ensemble aux problèmes de mal développement.
Christian Apothéloz