Paru dans l’hebdomadaire Réforme.
Il est un des hommes politiques français les plus marquants du XXe siècle, qui de l’Afrique aux « régions » en passant bien sûr par Marseille a laissé sa marque. Celle d’un homme inflexible et secret. Et son protestantisme faisait partie de cette part intime qu’Edmonde Charles-Roux, présidente de l’Académie Goncourt, qui fut son épouse de 1966 à 1986 nous révèle ici. Entretien.
Gaston Defferre naît dans une famille protestante, elle exerce une grande influence sur lui ?
La famille de Gaston Defferre et le protestantisme sont indissociablement liés. Jusqu’à l’âge de 15 ans, il suit le trajet classique d’un jeune protestant des Cévennes. Je ne crois pas qu’il en faisait plus. Il allait au catéchisme, il y allait en bottes et le pasteur le lui avait reproché. « Les bottes vous empêchent-elles de prier » avait rétorqué le catéchumène.
Mais son père, grand joueur n’a pas le comportement d’un Protestant…
Ce père fut le calvaire de Gaston, le cauchemar de son enfance. Il était en fait privé de père car c’était un joueur et un coureur qui n’était jamais à la maison. Gaston avait sous les yeux l’exemple continuel d’une mère qui souffrait. Mme Defferre était une femme de devoir qui avait l’absolue adoration de ses quatre enfants. Tenant le coup, faisant face, complètement ruinée, elle endurait et se taisait. Le fils aîné comprenait tout.
Il prit son père en horreur, il le méprisait. Ça lui a donné l’horreur des milieux d’argent, l’abomination du jeux. Sa première action de ministre de l’Intérieur fut d’ailleurs de fermer le casino d’Enghien.
Dans votre livre, on le voit sur sa photo de communion très fier, très élégant…
Élégant ? Très boutonné. Il refusait le laisser-aller. Plus il allait dans un milieu modeste, plus il portait une attention soutenue à sa tenue vestimentaire. Il n’était pas strict, il avait un plan de vie. Comme il était et se savait très impétueux, il se mettait peut-être des barrières à lui-même.
C’était un homme de devoir ?
Plus que de devoir, c’était l’homme d’une discipline acceptée, voire provoquée. Ce qui ne l’empêchait pas de s’éclater en mer, de revenir damné, trempé, en loque. Gaston est le résultat de valeurs qui ne lui ont pas été inculquées, mais exposées pendant les 18 premières années de sa vie. Et qu’il n’a jamais repoussées. Il n’a jamais eu une phrase, un mot s’attaquant à la religion. Or il était dans un parti qui comptait un très grand nombre d’athées.
Protestant, il n’a jamais craint d’être minoritaire… claquant la porte d’un gouvernement sous la IV°, se lançant dans des combats électoraux incertains, affrontant y compris dans son parti toutes les oppositions…
Il n’avait pas peur d’être minoritaire au contraire. Je me souviens d’un soir de défaite, il nous regarda et dit : « Nous sommes quand même quatre ». Et il trouvait ça bien.
Il est toujours reparti, il suffisait d’être quatre.
Il se sentait investi d’une mission ?
Il n’y avait rien de missionnaire en lui, mais je crois qu’il avait une véritable foi dans le socialisme, il avait ce sens de l’honneur du socialisme qui s’effondre parfois ici.
Quelle était sa foi religieuse ?
C’est une question qu’il ne résolvait pas, il n’était pas pratiquant. La religion était un problème toujours posé qui pouvait l’amener à une sensation de vide. Je l’ai vu bouleversé au Vatican, place saint-pierre, – et pourtant la pompe vaticane l’insupportait – à la cérémonie de canonisation de Monseigneur Mazenod. Avec des larmes aux yeux. Il était imprévisible.
Il avait un très bon contact avec les religieux, mais sa religion, sa foi ne regardait personne. Sa vie privée était interdite d’accès. Jusqu’à la fin de sa vie, il a tenu ce cap. Son protestantisme n’avait aucune raison d’être affiché, il n’en faisait pas mystère, mais il relevait de sa sphère personnelle.
Dans sa gestion de la Cité, il faisait place aux religions…
Il avait une merveilleuse ouverture. Il était pour la séparation de l’église et de l’État, pour l’école laïque, il n’envisageait pratiquement pas d’autre école. Mais Il avait le souci de garder le contact avec toutes les communautés religieuses de la ville, il ne faisait pas d’exception. Il avait une conception égalitaire des cultes. Il orchestrait une certaine qualité de vie dans la ville. Il avait le soin que chacun puisse prier comme il avait envie. Il avait le sens, le respect du religieux.
Il s’est souvent entouré de protestants…
Il choisissait délibérément des Protestants ; il y avait deux catégories humaines qui avaient sa préférence : les Protestants et les fonctionnaires de la France coloniale. Il avait besoin s’entourer d’hommes fiables, avec un certain souci de l’honnêteté. Dans ses premiers pas en politique, il s’est appuyé sur des personnalités protestantes de Marseille, comme André Cordesse.
Comment expliquez-vous qu’une ville comme Marseille, plutôt catholique, ait eu une si longue histoire avec un maire protestant et cévenol ?
Marseille n’est pas catholique, elle est païenne. C’est parce qu’il était protestant qu’il était sympathique aux marseillais. La ville avait vécu de telles situations troubles qu’elle a voulu plus de clarté, plus de limpidité, plus de transparence. Marseille avait besoin d’un homme fort. Ce personnage rigoureux, mais aussi chevaleresque – il avait un côté bravache, d’Artagnan, mousquetaire – a conquis l’estime d’une bourgeoisie qui avait beaucoup de doute sur le personnage, parce que socialiste. C’était un homme qui se levait à l’heure, qui ne faisait pas attendre, qui répondait à toutes les lettres qu’on lui écrivait dans les huit jours. C’est ce qui lui a valu cette invraisemblable popularité. C’était un pater familias avec du panache ; un « pétardier » comme on dit à Marseille. Son protestantisme était très fort, il lui a été faste.
Repère : Un camisard ?
Il fut maire de Marseille pendant 33 ans, de 1953 à sa mort en 1986, au point de s’identifier à sa ville… Il est en 1982 le père de la décentralisation, il fut aussi, le ministre de la France d’outre-mer à qui l’on doit la loi-cadre de juillet 1956 qui modifiait le statut des territoires de l’Union française, et permettait aux populations d’Afrique noire de gérer leurs propres affaires. Sa carrière à la SFIO puis au Parti socialiste, ses grands coups, de la candidature de Monsieur X au fameux duel à l’épée ont fait oublier l’avocat cévenol, ce Protestant né à Marsillargues en 1910, qui s’entoura de protestants comme les Cordesse ou les Lehnardt. Même si les paroissiens de Marseille n’ont pas le souvenir d’une présence assidue aux cultes, sa façon d’être est un héritage des camisards.
A lire
L’auteur d’Oublier Palerme a, pour parler de celui qui fut son compagnon pendant un quart de siècle, choisit la photo autant que les mots. L’ancienne rédactrice en chef d’Elle et Vogue France a su donner rythme et vie à des images superbes, en noir et blanc dans un album en grand format paru chez Grasset. Vendu à plus de 15 000 exemplaires, il est devenu un succès de librairie. (37,50 €).