EMILE TÉMINE nous a quittés le 18 novembre 2008, en pleine semaine de la Méditerranée à l’âge de 82 ans. Sa chevelure blanche, son regard malicieux, son propos décalé et décapant faisaient le bonheur de nos débats et de nos entretiens. Il est le fondateur d’une histoire de Marseille revisitée à travers les migrations, il a donné les clefs d’analyses renouvelées sur notre histoire méditerranéenne. Visionnaire, passionné, engagé il a influencé nombre de chercheurs et de militants des deux rives.
En septembre 1997, je l’avais interviewé pour la revue protestante régionale Échanges. Ses propos recueillis à la Vieille Charité n’ont pas pris une ride !
Paru dans le magazine mensuel régional protestant Échanges
Émile Témime, historien, dirige le Groupe d’histoire des migrations à l’École de hautes études en sciences sociales. Il est l’auteur de plusieurs livres sur la Guerre d’Espagne, sur Marseille, en particulier un ouvrage de références, Migrance, une Histoire des migrations à Marseille, publié chez Edisud et un livre de photographies aux éditions Autrement : Marseille-transit, les passagers de Belsunce.
À lire et à offrir le dernier né des éditions Gallimard qu’il a piloté : Voyages en Provence Alpes Côtes d’Azur (Découvertes Gallimard)
À Marseille, le mot “étranger”, a une résonance particulière. Comment est-il vécu ?
Marseille est une entité en soi. On est marseillais avant d’être autre chose. L’étranger est celui qui vient d’ailleurs, le Parisien, l’Alpin, le Cévenol. On est Marseillais avant d’appartenir à la Nation.
Est-ce vrai pour toute la région Provence et Côte d’Azur ?
Existe-t-il une identité régionale ? Il y a manifestement ceux qui sont de Provence et ceux qui sont du reste du pays. Nous avons en commun cette notion de passage, nous sommes une région de transition, la notion d’étranger se dilue. La notion de frontière même, est floue puisqu’elle s’est déplacée du Var aux Alpes maritimes. On est français par principe, par tradition, par choix, mais les liens avec l’extérieur sont restés très fort. Comment peut-on à Nice considérer un italien comme un étranger ? La confusion avec les migrations proches rend ici la notion d’étranger floue.
Aujourd’hui cette intégration, ce modèle marseillais du mélange fonctionne toujours…
Ces 40 dernières années, la région marseillaise a connu de nouveaux brassages avec l’arrivée des pieds noirs et des migrants du Maghreb : des communautés fortes où l’appartenance à un groupe passe avant le reste. Mais Marseille n’a pas une identité fermée. Les gens passent, viennent, restent puis s’installent, ils s’identifient à Marseille, on se fait marseillais, on se revendique marseillais pour exister par rapport aux autres. Cette identité est en évolution permanente.
Certains considèrent que la Provence a pu accueillir les migrations latines, mais que les musulmans posent problème…
À la fin du XVIII° siècle, Marseille est une ville ultra-catholique. Toute forme de culte extérieur, notamment le culte protestant y est formellement interdite. Il s’agit d’un interdit absolu, avec une religion inacceptable. Mais Marseille ne vit que par son activité internationale, Marseille comme la Provence est une région ouverte : des Allemands, des Suisses, des Anglais, des Hollandais viennent s’installer. Et finalement, le culte protestant est toléré. Il y avait même un carré pour ces étrangers au cimetière des Accoules, il deviendra le lieu de sépulture des protestants de Marseille. Les juifs connaîtront le même sort, ils n’ont, eux aussi, pas le droit de résider à Marseille. Ils sont considérés comme inassimilables. Finalement, ils seront assimilés et plus rapidement dans le Midi de la France qu’ailleurs.
Quel constat faites-vous de l’intégration de ces immigrants maghrébins aujourd’hui ?
La majorité est là depuis 30 ou 40 ans, il s’agit d’une population installée, avec des comportements très proches des comportements français. La seconde génération ne parle plus l’arabe. Les mariages mixtes sont plus nombreux que dans la migration italienne à ses débuts. Pour cette génération le problème de l’intégration est économique et scolaire.
Pour les vagues suivantes, marocains, tunisiens, ils n’ont pas eu le temps de s’intégrer, ils ont gardé leur nationalité, ils ont eu un regroupement familial plus rapide, eux, vivent tous les problèmes de l’étranger. Ils sont dans la situation des Italiens en 1920. Le problème se pose avec plus d’acuité pour les populations d’Afrique noire.
Et les clandestins ?
Le danger est que, à l’intérieur de l’Europe, se constituent des groupes en infériorité de droit, en infériorité sociale. Il y a danger au sens moral. Les clandestins sont des gens que l’on peut manipuler, expulser, exploiter. Si l’on doit limiter les entrées et les sorties du territoire, il ne peut y avoir d’individu secondaire, nous devons le respect à l’étranger, même s’il reste étranger. Nous leur devons le droit de vivre.
Christian Apothéloz