Le journaliste : portraits

Emmanuel Vergès : pour une éducation populaire au numérique

par | 04 juillet 2018

Article paru dans Réforme, heb­do­ma­daire protestant.

Emmanuel Vergès : pour une éducation populaire au numérique

Avec son CV, son diplôme d’ingénieur en génie logi­ciel de l’INSA de Toulouse, son diplôme d’étude appro­fon­die en auto­ma­tismes, Emmanuel Vergès devrait à 50 ans exer­cer ses talents dans un poste enviable dans l’industrie. Il n’en est rien ! Avec ce bagage tech­no­lo­gique, il a choi­si les che­mins de liber­té. Trop cher­cheur, trop intran­quille, trop bouillon­nant pour entrer dans des sys­tèmes pyra­mi­daux. Il va par­ti­ci­per à l’aventure de la Friche de la Belle de Mai, un lieu impro­bable qui s’installe dans l’ancienne usine Seita de ciga­rettes de Marseille et abrite toutes les inno­va­tions : de « I am » aux ate­liers radio­pho­niques, du hip-hop aux start-up créa­tives. Ingénieur dans un monde cultu­rel, il fait un acte mili­tant en déve­lop­pant un lieu ouvert d’acclimatation à l’Internet, le Zinc. En 2012, la Friche s’institutionnalise. Trop à son goût. Il crée donc une coopé­ra­tive, « L’Office » qui pro­pose dans toute la France ses ser­vices pour insuf­fler des pra­tiques numé­riques coopé­ra­tives. Emmanuel Vergès ne sépare jamais sa pra­tique pro­fes­sion­nelle de sa quête spi­ri­tuelle. Né dans une famille catho­lique, mais catho­lique aux marges, pra­ti­quante d’une église sans église : « Mes parents m’ont éle­vé dans des ecclé­sioles J’ai fait ma pre­mière com­mu­nion à la mai­son… avec les copains ». Il entre chez les éclai­reurs unio­nistes à 18 ans « parce qu’il rêvait d’être Davy Crockett… » avoue-il. Et il pren­dra des res­pon­sa­bi­li­tés locales, régio­nales et natio­nales dans le mou­ve­ment qui vont le faire che­mi­ner dans le monde pro­tes­tant. Mais c’est véri­ta­ble­ment en 2007 qu’il est inter­pel­lé par la Parole, par le texte en deve­nant pré­di­ca­teur laïc. Toujours aux limites de l’institution, mais dans une plon­gée en apnée dans le texte : « Ces paroles, dit-il accom­pagnent une forme de « révé­la­tion » : cette Bible n’est pas un cata­logue de « com­ment », mais beau­coup plus un che­mi­ne­ment dans des « pour­quoi ». Le tra­vail de pré­di­ca­tion cherche à par­ta­ger ensemble, et non trans­mettre, un moment « d’intelligence », de dis­cer­ne­ment. Aujourd’hui chaque pré­di­ca­tion renou­velle cette révé­la­tion qui me rend fon­da­men­ta­le­ment intran­quille, en oscil­lant entre les paroles de Dieu et celles des hommes et Dieu, entre le « je » et le « nous », entre l’espérance et le quo­ti­dien. »
Et il aborde le numé­rique avec cette inter­ro­ga­tion, avec cette exi­gence de construire des coopé­ra­tions, de pro­duire des œuvres com­munes. Il réfute une lec­ture de Jacques Ellul qui condam­ne­rait en bloc la tech­no­lo­gie. Bien au contraire. Ellul, dit-il cri­tique les sys­tèmes pyra­mi­daux, les sys­tèmes qui aban­donnent le pou­voir à la tech­no­lo­gie, il défend la liber­té de l’homme et sa capa­ci­té à s’auto-organiser. Les outils numé­riques loin de repré­sen­ter en soi un monde à adop­ter ou reje­ter sont une matière, un levier de chan­ge­ment pos­sible. « Les outils numé­riques – ordi­na­teur, inter­net, web, smart­phones, élec­tro­nique embar­quée… – trans­forment nos manières de s’ex­pri­mer et de dif­fu­ser, mais aus­si de sto­cker et d’ar­chi­ver nos cultures et nos savoirs. Les fron­tières entre espace per­son­nel et public, pri­vé et col­lec­tif, petit et grand, local et mon­dial évo­luent. Le monde devient vaste, inter­con­nec­té, divers, imma­té­riel, immé­diat… » plaide Emmanuel.
Or il y a une vraie contra­dic­tion entre la nature de ces outils, entre la culture liber­taire qui les a fait naître et leur usage appro­prié, pri­vé, ver­ti­cal et domi­na­teur. « C’est l’ubérisation », dit-il.
Où aller ? Et com­ment ? Au pre­mier abord deux modèles s’affrontent, avec une mul­ti­tude de variantes et de sub­ti­li­tés. Ils posent la tech­no­lo­gie comme fac­teur de liber­té. Individuelle et pro­prié­taire dans l’un, col­lec­tive et dis­tri­buée dans l’autre. Pour faire simple, c’est le modèle de l’entrepreneuriat libé­ral numé­rique des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon), les nou­veaux « maîtres de forges », face aux mondes des cultures libres. Aussi dérou­tant que cela puisse paraître, ces deux modèles, liber­taire et liber­ta­rien, n’ont rien de deux blocs mono­li­thiques oppo­sés car, si leurs moyens dif­fèrent, ils sont issus des mêmes uto­pies et des mêmes mythes des années soixante.
Emmanuel Vergès oppose une stra­té­gie d’appropriation en trois orien­ta­tions :
D’abord les outils dont nous dis­po­sons peuvent faire de nous des êtres pas­sifs récep­tifs, consom­ma­teurs… ou des auteurs. Devenir « auteur », c’est envi­sa­ger notre rela­tion avec les outils numé­riques non comme une simple inter­ac­tion fai­sant de nous de nou­veaux spect-acteurs, mais comme une récep­tion pro­duc­tion. Le récep­teur, vous, moi, les autres est en capa­ci­té de « faire » lui-même avec ces outils, du do-it-yourself au jour­na­lisme citoyen, en pas­sant par l’économie col­la­bo­ra­tive…
L’intelligence dans les péri­phé­ries est l’autre révo­lu­tion du numé­rique : le fait de pas­ser d’une pro­duc­tion des savoirs hié­rar­chi­sée et ver­ti­cale à une pro­duc­tion co-construite et hori­zon­tale. Nous sommes face à une trans­for­ma­tion des modes de trai­te­ment des infor­ma­tions, de construc­tion dis­tri­buée et de dif­fu­sion de pair à pair des connais­sances. Pour créer un logi­ciel, une ency­clo­pé­die, ou un livre, sans se connaître et à dis­tance, les com­mu­nau­tés du « libre » ont pen­sé des dis­po­si­tifs et des sys­tèmes nou­veaux. Ces outils se sont construits dans les péri­phé­ries, il n’y a pas de centre, l’intelligence est dis­tri­buée. On construit une socié­té sans centre, un éco­sys­tème ! « Oui l’intelligence col­lec­tive est dans les péri­phé­ries, mais ça s’apprend. »
Et c’est le troi­sième défi qu’Emmanuel Vergès veut rele­ver : la coopé­ra­tion et le mou­ve­ment autour des « com­muns ». « Aime ton pro­chain comme toi-même » signi­fie qu’il n’y a pas de « je » sans « nous » et de « nous » sans « je ». Ma foi m’invite à habi­ter cette relation-là, à la faire vivre, à inven­ter ce qui per­met­tra avec les outils numé­riques, au « je » et au « nous » de s’exprimer. . Aujourd’hui, conclut-il, « les valeurs et les prin­cipes de l’éducation popu­laire peuvent nous accom­pa­gner pour mettre de l’intelligence dans les péri­phé­ries, favo­ri­ser le « deve­nir auteur », l’expression des diver­si­tés cultu­relles, les éco­no­mies sociales et soli­daires, avec des outils numé­riques comme supports. »


Christian Apothéloz