Article paru dans Réforme, hebdomadaire protestant.
Avec son CV, son diplôme d’ingénieur en génie logiciel de l’INSA de Toulouse, son diplôme d’étude approfondie en automatismes, Emmanuel Vergès devrait à 50 ans exercer ses talents dans un poste enviable dans l’industrie. Il n’en est rien ! Avec ce bagage technologique, il a choisi les chemins de liberté. Trop chercheur, trop intranquille, trop bouillonnant pour entrer dans des systèmes pyramidaux. Il va participer à l’aventure de la Friche de la Belle de Mai, un lieu improbable qui s’installe dans l’ancienne usine Seita de cigarettes de Marseille et abrite toutes les innovations : de « I am » aux ateliers radiophoniques, du hip-hop aux start-up créatives. Ingénieur dans un monde culturel, il fait un acte militant en développant un lieu ouvert d’acclimatation à l’Internet, le Zinc. En 2012, la Friche s’institutionnalise. Trop à son goût. Il crée donc une coopérative, « L’Office » qui propose dans toute la France ses services pour insuffler des pratiques numériques coopératives. Emmanuel Vergès ne sépare jamais sa pratique professionnelle de sa quête spirituelle. Né dans une famille catholique, mais catholique aux marges, pratiquante d’une église sans église : « Mes parents m’ont élevé dans des ecclésioles J’ai fait ma première communion à la maison… avec les copains ». Il entre chez les éclaireurs unionistes à 18 ans « parce qu’il rêvait d’être Davy Crockett… » avoue-il. Et il prendra des responsabilités locales, régionales et nationales dans le mouvement qui vont le faire cheminer dans le monde protestant. Mais c’est véritablement en 2007 qu’il est interpellé par la Parole, par le texte en devenant prédicateur laïc. Toujours aux limites de l’institution, mais dans une plongée en apnée dans le texte : « Ces paroles, dit-il accompagnent une forme de « révélation » : cette Bible n’est pas un catalogue de « comment », mais beaucoup plus un cheminement dans des « pourquoi ». Le travail de prédication cherche à partager ensemble, et non transmettre, un moment « d’intelligence », de discernement. Aujourd’hui chaque prédication renouvelle cette révélation qui me rend fondamentalement intranquille, en oscillant entre les paroles de Dieu et celles des hommes et Dieu, entre le « je » et le « nous », entre l’espérance et le quotidien. »
Et il aborde le numérique avec cette interrogation, avec cette exigence de construire des coopérations, de produire des œuvres communes. Il réfute une lecture de Jacques Ellul qui condamnerait en bloc la technologie. Bien au contraire. Ellul, dit-il critique les systèmes pyramidaux, les systèmes qui abandonnent le pouvoir à la technologie, il défend la liberté de l’homme et sa capacité à s’auto-organiser. Les outils numériques loin de représenter en soi un monde à adopter ou rejeter sont une matière, un levier de changement possible. « Les outils numériques – ordinateur, internet, web, smartphones, électronique embarquée… – transforment nos manières de s’exprimer et de diffuser, mais aussi de stocker et d’archiver nos cultures et nos savoirs. Les frontières entre espace personnel et public, privé et collectif, petit et grand, local et mondial évoluent. Le monde devient vaste, interconnecté, divers, immatériel, immédiat… » plaide Emmanuel.
Or il y a une vraie contradiction entre la nature de ces outils, entre la culture libertaire qui les a fait naître et leur usage approprié, privé, vertical et dominateur. « C’est l’ubérisation », dit-il.
Où aller ? Et comment ? Au premier abord deux modèles s’affrontent, avec une multitude de variantes et de subtilités. Ils posent la technologie comme facteur de liberté. Individuelle et propriétaire dans l’un, collective et distribuée dans l’autre. Pour faire simple, c’est le modèle de l’entrepreneuriat libéral numérique des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon), les nouveaux « maîtres de forges », face aux mondes des cultures libres. Aussi déroutant que cela puisse paraître, ces deux modèles, libertaire et libertarien, n’ont rien de deux blocs monolithiques opposés car, si leurs moyens diffèrent, ils sont issus des mêmes utopies et des mêmes mythes des années soixante.
Emmanuel Vergès oppose une stratégie d’appropriation en trois orientations :
D’abord les outils dont nous disposons peuvent faire de nous des êtres passifs réceptifs, consommateurs… ou des auteurs. Devenir « auteur », c’est envisager notre relation avec les outils numériques non comme une simple interaction faisant de nous de nouveaux spect-acteurs, mais comme une réception production. Le récepteur, vous, moi, les autres est en capacité de « faire » lui-même avec ces outils, du do-it-yourself au journalisme citoyen, en passant par l’économie collaborative…
L’intelligence dans les périphéries est l’autre révolution du numérique : le fait de passer d’une production des savoirs hiérarchisée et verticale à une production co-construite et horizontale. Nous sommes face à une transformation des modes de traitement des informations, de construction distribuée et de diffusion de pair à pair des connaissances. Pour créer un logiciel, une encyclopédie, ou un livre, sans se connaître et à distance, les communautés du « libre » ont pensé des dispositifs et des systèmes nouveaux. Ces outils se sont construits dans les périphéries, il n’y a pas de centre, l’intelligence est distribuée. On construit une société sans centre, un écosystème ! « Oui l’intelligence collective est dans les périphéries, mais ça s’apprend. »
Et c’est le troisième défi qu’Emmanuel Vergès veut relever : la coopération et le mouvement autour des « communs ». « Aime ton prochain comme toi-même » signifie qu’il n’y a pas de « je » sans « nous » et de « nous » sans « je ». Ma foi m’invite à habiter cette relation-là, à la faire vivre, à inventer ce qui permettra avec les outils numériques, au « je » et au « nous » de s’exprimer. . Aujourd’hui, conclut-il, « les valeurs et les principes de l’éducation populaire peuvent nous accompagner pour mettre de l’intelligence dans les périphéries, favoriser le « devenir auteur », l’expression des diversités culturelles, les économies sociales et solidaires, avec des outils numériques comme supports. »
Christian Apothéloz