Article paru dans Echange, mensuel régional protestant.
Jean Kéhayan, l’écrivain, le journaliste vient de publier, « L’apatrie* », un récit bouleversant de la survie – grâce aux évangélistes américains – et de la rencontre de Guldéné et Sétrak, ses parents.
On ne comprend qu’en lisant ce livre, « L’apatrie », pourquoi Jean Kéhayan souhaite tant que l’on érige à l’entrée du port de Marseille un monument aux migrants de tous bords qui ont trouvé dans le Lacydon leur Amérique. Il porte dans sa chair l’exil, la fuite éperdue de ses parents échappant aux sabres du génocide turc de 1915. Vieille histoire, dira-t-on. Une histoire que l’on croit connaître et que l’on découvre à ras du sol, au rythme des vies perdues haletantes, retrouvées, miraculées. Le regard de deux enfants qui ne voient de ces conflits planétaires qu’une incompréhensible soif de mort et de sang d’un peuple qui leur ressemble. Un labyrinthe d’airain qui se referme sur eux pour finir avec un passeport d’apatride portant la mention : « But du voyage, ils ne peuvent pas retourner ». Ce récit, prude et cru, a les saveurs de l’Orient, les palpitations et les douleurs des départs, des arrachements et des rencontres heureuses.
Setrak, échappe de peu à la barbarie, il court, marche, marche encore, nage et se retrouve « dans un lit métallique blanc ». Au mur, une gravure avec David en tunique dans la lumière de Dieu. Il est dans un orphelinat. Et « les missionnaires américains, écrit Jean Kéhayan, lui ordonnent une foi en un Dieu tout-puissant qui tire les bons et les justes des situations les plus désespérées ».
Guldéné, elle, était un nourrisson en 1915. Dans cette fuite éperdue, elle meurt, croit-on. On l’enterre. Ce sont encore des missionnaires américains qui l’arrachent à la mort, des missionnaires « surgis d’on ne sait où, des œuvres charitables anglaises et allemandes, qui tentent de sauver des blessés abandonnés au bord des pistes ».
Hébergée dans un orphelinat d’Alep tenu par des quakers, elle sera, comme Setrak, emmenée en France. Ils baignent dans les cantiques, dans cette Parole, dit Jean Kéhayan qui fera de Setrak « un protestant intégriste ». Il fut « un homme juste et intègre, dans son temps : Setrak marcha toute sa vie avec Dieu. Il épousera Guldéné la ressuscitée qu’il n’aurait jamais dû rencontrer en des temps raisonnables. Mais les temps étaient déraisonnables et le Seigneur donnera trois enfants à Setrak et Guldéné. Ils engendrèrent deux filles et un garçon ». De cette culture biblique, Jean Kéhayan retient la soumission latente aux puissants, une graine de fierté, la foi dans le travail, et une semence de révolte avec ce verset des Proverbes qui incite à imiter « la fourmi qui n’a ni chef, ni inspecteur, ni maître ». Jean nous livre ainsi la genèse de cette communauté protestante arménienne, enracinée dans la tradition de la première nation chrétienne, convertie parce que sauvée du génocide, évangéliste par accident historique, témoin plus que d’autres, du pire et du meilleur du siècle dernier.
Une ville patrie
Ce livre dit mieux que tout autre l’identité de Marseille. Une destination de hasard qui devient un havre, une attache, un repère, une vocation. Une ville qui est d’abord celle d’un passage vers ailleurs, puis d’une installation. Comme si le fait d’y avoir posé le pied au final d’un cheminement d’exil en faisait le lieu de mémoire et de retrouvailles inéluctable pour les peuples en partance. Les Arméniens comme d’autres, ont fait ce chemin, avec le poids du deuil. Marseille n’est pas un eldorado pour ces migrances. Elle est pour Jean Kéhayan, « une drôle de ville-port contrainte depuis des siècles d’accueillir des étrangers et de leur donner la place qu’ils étaient capables de s’octroyer eux-mêmes. » « Il n’y avait aucune solidarité entre les communautés, se souvient-il. Le dernier arrivé fermait la porte. »
Et pourtant cette porte n’est jamais totalement verrouillée. Celui qui la pousse, la passe. Et reste. Comme si Marseille était la cité idéale de ceux qui s’arrêtent là en ayant l’illusion du transit, l’espoir d’un retour, la mémoire d’une terre patrie, d’une terre douleur.
Christian Apothéloz
* Éditions Parenthèses, 124 pages, 80 francs. Les droits d’auteur de ce livre seront versés à l’Association protestante de solidarité franco-arménienne.