Le fondateur de Sophie Antipolis est décédé à 96 ans et ses obsèques ont eu lieu à Saint-Paul-de-Vence (Alpes-Maritimes) dans une indifférence qui interpelle. Pas de grande figure politique ni nationale ni régionale, pas plus que des représentants de l’État dont il fut pourtant un grand serviteur.
Notre confrère Webtime Media décompte deux cents personnes avec fidèles, des élus des Alpes maritimes des chercheurs et des entrepreneurs.
Mais la French-tech, les pôles de compétitivité, les pépinières, les incubateurs et autre labs, les acteurs de notre développement impulsé depuis des années dans notre région sur la base de la technologie, de la science et du savoir lui doivent tout. Il est l’inventeur en France du modèle économique qui fait de l’innovation son carburateur.
En 1960, lorsqu’il lance l’idée d’un « Quartier latin aux champs », qu’il voit d’abord près de Paris, il est une jeune géologue brillant. Né dans une famille engagée, passionnée de culture et de politique, devenue “Juste parmi les nations”, et il a fait polytechnique. Sorti ingénieur des mines, il est devenu directeur du Bureau de recherche géologique et géophysique et il rejoint l’École de mines où il développe la recherche en mathématiques appliquées, en matériaux, en énergétique, en économie, en gestion scientifique et en sociologie et les liens avec les entreprises. En 1974, il est nommé directeur de l’École des mines de Paris et il sera nommé 1980, à la présidence du Comité de recherche du Plan.
Il a renoncé à Paris et c’est au-dessus d’Antibes, Antipolis en latin, qu’il inaugure en 1969 son projet d’une « Cité internationale de la sagesse des sciences et des techniques », la « Florence du XXIe siècle » qui portera un nouveau modèle de croissance basée sur la fertilisation croisée, sur l’ouverture de l’industrie à la recherche, de l’innovation à l’entreprise, du territoire à la culture. Il est déjà un chercheur reconnu qui apprend des expériences les plus avancées dans les universités anglo-saxonnes en particulier.
Il est un apôtre de ce que le prospectiviste André Yves Portnoff appellera la « Révolution de l’intelligence »[1]. Alors que la France vit encore de sa sidérurgie, de son textile, de sa réparation navale, , il pressent que c’est le facteur intellectuel, la concentration de matière grise, dans un univers neuf et propice qui attirera les entreprises. Pierre Laffitte porte trois ruptures.
On ne bâtit pas une cité avec des murs mais avec des cerveaux. La première implantation qu’il pilote, conçoit et dirige à Sophia sera l’établissement décentralisé de l’École des Mines. Un symbole. À partir de cet établissement de recherche et d’enseignement, il va attirer les grands leaders mondiaux de l’innovation et de la technologie à Sophia.
Il faut une « raison d’être » pour prendre sa place dans un marché mondialisé. Pierre Laffitte sera le metteur en mot de ce projet, le porte-parole, l’hôte de Sophia. Ses petits-déjeuners seront toujours un sas vital pour les nouveaux venus. Mais la Fondation Sophia Antipolis ne deviendra jamais, sous son autorité, un monstre architectural ou administratif. La place Sophie Laffitte, le lieu mythique et historique de tous les rendez-vous n’offrait que quelques bureaux, conçu à l’origine raconte la légende pour être des garages. Une équipe restreinte, mais fidèle et déterminée, un café, une pépinière d’entreprises et surtout dans la cour écrasée de soleil des œuvres d’art contemporain monumentales. Pierre Laffitte aura cette formule lapidaire : « Sophia Antipolis c’est la Fondation Maeght plus l’Aéroport de Nice ».
L’environnement est dès 1960 le moteur de la Cité. Il ne voulait pas séparer innovation économique, écologique et culturelle. Pierre Laffitte est écologiste avant l’heure. Il milite au siècle dernier pour la voiture éclectique, il est l’auteur du Rapport fait au nom de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques en 1993 sur « L’intérêt du véhicule électrique au regard de la protection de l’environnement ».
Mais ces ruptures dérangent. Nous sommes au temps de la toute-puissance de Jacques Médecin qui voit d’un mauvais œil se développer un pôle économique hors de Nice, avec une population internationale et diplômée qui échappe à ses réseaux. La gouvernance de Sophia Antipolis sera et reste l’enjeu de rapports de force politiques et immobiliers. Pour faire avancer la technopole, il entrera en politique, au parti radical et sera sénateur des Alpes-Maritimes de 1985 à 2008.
Le succès aidant, la tentation récurrente de réduire Sophia à un parc de bureaux lucratifs est forte. Dans une de ses dernières interviews, Pierre Laffitte déplore les divergences « entre ce qui se prépare et ce qui devait être. Nous ne devons pas nous laisser aller à la surconsommation du béton, au détriment de la protection de la nature.[2] » et il déplore l’abandon par la Fondation du projet culturel sophipolitain.
Bouillonnant d’idées neuves, parfois utopistes souvent prémonitoires, de solidarités actives, avec les pays de l’Est notamment, Pierre Laffitte a su user de sa voix de basse, forte et respectée pour faire entrer, d’abord la Côte d’Azur, puis la région Provence Alpes Côte d’Azur dans l’ère numérique. Lorsqu’il devient en 1993, président de la Route de hautes technologies, il met sa vision, son énergie au service d’une économie d’ouverture. La fertilisation croisée est son credo, . À Toulon pour ouvrir la DGA au privé, a Cadarache pour inciter le CEA à regarder les PME dans le Vaucluse pour inviter l’agroalimentaire à se tourner vers l’innovation. La RHT avait confié à mon équipe, à l’agence Sudreporters, la rédaction de sa newsletter et nous avons pu mesurer la détermination du président, mais aussi et surtout sa modestie, son écoute, son humanité.
Aux questions de journalistes qui pouvaient révéler ses conflits, ses combats, il répondait avec un regard malicieux, avouait des freins sans jamais perdre le cap ni l’espoir. Dans un discours à l’École des mines de 1984, Pierre Laffitte déclarait : « L’avenir est à ceux qui osent et réalisent. Il nous est donc ouvert »
C’est Jean-François Carrasco, directeur des projets IoT de Jaguar Network, coprésident de Telecom Valley qui a trouvé les mots juste pour lui rendre hommage. “Pierre Laffitte, est cet homme chez qui tout est hors de proportions : une main énorme à étreindre, des lèvres qui semblent faites pour des discours sans fin, des sourcils qui ponctuent des yeux toujours espiègles, mais parfois, le temps d’une fraction de seconde, pleins de farouche décision et capables de vous faire plier. Mais pas que. (…) Cet homme était art et poésie dans sa posture de bâtisseur, un Niemeyer qui aurait mangé un Leiris, il avait du Breton, du Borges et du Picasso en lui, il avait le geste, l’oralité, la mémoire, la fidélité, quelques rancœurs tout de même. La grâce en somme. Il a élevé des dizaines de pieds tendres venus à lui par des chemins divers, il a dessiné pour eux, parlé pour eux, inventé pour eux. Il a tissé le réseau infini de ses synapses autour de la planète et semé des graines sur tout le chemin, arrosé les fleurs qui en grandissaient et averti le monde comme Dali pour qu’il s’en extasie. Cet homme que le JT de TF1 va somptueusement ignorer était un magicien. Il a fait de Sophia Antipolis un rêve universel partagé et diffusé, une réalité parfois âpre et cabossée par la réalité peu amène des “visions sérieuses” des autres. Ces autres à qui il a toujours tout donné alors qu’eux l’ont parfois trahi. Que chaque centimètre carré de ce territoire béni se souvienne, que chaque olivier ou chêne parle aux vents qui portent souffles et idées, que chaque étudiant apprenne à qui il doit une bibliothèque ou un fablab… J’ai grandi grâce à lui, j’ai fait grandir mes enfants parce que j’avais pu moi-même grandir, je veux encore faire grandir d’autres espoirs à deux pattes. Ceux qui l’ont aimé se reconnaissent et le feront longtemps encore.”
L’École des mines promet d’organiser un évènement en hommage à la rentrée et invite pour honorer sa mémoire, à faire un don « au bénéfice des prochains lauréats du “Prix de thèse Pierre Laffitte” auquel il était très attaché ».
Article rédigé pour Gomet’ Juillet 2021
[1] (La Révolution de l’intelligence, Paris,1983–1985).
[2] Sophia MagN° 28 Juin 2019 Numéro spécial célébration de l’anniversaire des 50 ans de la fondation de la technopole de Sophia Antipolis