Le journaliste : portraits

Robert Sarkissian : “Mes paroissiens, Chiites, sunnites, Druzes, maronites, orthodoxes… et protestants”

par | 03 avril 2001

Dans un Beyrouth, en recons­truc­tion, mais por­tant encore les cica­trices d’un conflit inter­mi­nable, Robert Sarkissian, pas­teur de l’Église pro­tes­tante fran­çaise de Beyrouth y porte depuis un tiers de siècle le mes­sage de paix de l’Évangile.

Le temple pro­tes­tant fran­çais de Beyrouth est comme tous les temples des années soixante. Un vaste bâti­ment sobre et clair, avec Bible et Croix. Nul ne se dou­te­rait dans le pai­sible jar­din qui l’entoure, que cette col­line fut le lieu d’une gué­rilla urbaine, d’affrontements san­glants des milices de tous bords. Robert Sarkissian et son épouse Thérèse y parlent culte et caté­chèse comme un couple pas­to­ral « nor­mal ». Sauf que Thérèse donne des cours de Bible au Collège pro­tes­tant à des enfants musul­mans à 90 % et que cet ensei­gne­ment a per­du­ré pen­dant 15 années de guerre. « Nous choi­sis­sons, dit-elle, des thèmes de l’Ancien Testament pré­sents dans le Coran ». Ce n’est pas du caté­chisme. « Ce qui compte, ren­ché­rit Robert Sarkissian, c’est de faire par­ta­ger l’amour de Dieu qui est amour du pro­chain. » Un choix évan­gé­lique fait avec tact, puisque ce sont les ensei­gnants musul­mans qui sont les plus chauds par­ti­sans des cours de « Madame la Bible » au Collège. Un sym­bole de ce que les Sarkissian ont fait de cette pré­sence pro­tes­tante. Pendant la guerre, il n’était plus ques­tion de réunir la com­mu­nau­té fran­çaise. Le pres­by­tère, le temple sont deve­nus le point de ren­contre de leurs rela­tions sun­nites, chiites, Druzes, Maronites, de tous bords poli­tiques, un lieu de dia­logue où voi­sins et amis venaient prendre le thé sur la ter­rasse. « Notre rôle était, sou­ligne Robert Sarkissian, d’être un espace de tran­quilli­té, de vivre ensemble. » Et cette « Communauté du haut de la col­line » se retrouve au culte. Une « parois­sienne » déclare sans hési­ter : « Je suis musul­mane, une bonne musul­mane, j’ai fait le pèle­ri­nage à La Mecque, mais je suis chré­tienne ». Même Walid Joumblatt, le lea­der des Druzes est venu à l’office pour Noël. Les chefs reli­gieux musul­mans, avec le Comité du dia­logue islamo-chrétien ou l’évêque maro­nite y ont pris la parole pour la Journée de l’unité des chré­tiens. « Il faut mon­trer que l’unité des chré­tiens n’est pas un défi contre les autres, nous invi­tons nos amis Druzes, chiites et sun­nites à prier ensemble. » L’œcuménisme dans ce pays déchi­ré par les conflits inter­com­mu­nau­taires a un sens par­ti­cu­lier. « C’est l’inter-religion, il faut vivre ensemble au regard de Dieu. Le mes­sage est clair, nous l’appelons mes­sage de l’Évangile, du Christ, que l’auditeur l’entende comme il le veut, c’est le mes­sage de l’amour du prochain ».

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Robert Sarkissian et son épouse, “Madame la Bible” de l’é­cole pro­tes­tante Photo Christian Apothéloz 2002

Cette capa­ci­té à s’ouvrir à l’autre, à par­ta­ger heurs et mal­heurs est natu­relle chez Robert Sarkissian. Il n’a jamais oublié ses racines. De sa famille de 70 per­sonnes, seules trois ou quatre ont sur­vé­cu au géno­cide de 1920. Sa mère orphe­line fut recueillie par une famille autoch­tone dans le désert de Syrie. Des jeunes Arméniens qui fai­saient la tour­née des vil­lages l’ont retrou­vée et qua­si­ment enle­vée à son « père » arabe pour l’emmener à Alep, où elle fut éle­vée dans un orphe­li­nat de l’Union géné­rale de bien­fai­sance armé­nienne. C’est là que le père de Robert, Arsen Karakélian, la trou­va. C’était la cou­tume, pour prendre épouse, le jeune Arménien fai­sait son choix dans un orphe­li­nat*. Arsen pris la pre­mière qu’on lui pré­sen­ta, Manouchag Sobadjian, et ce fut pour la vie. Ils se marièrent un 14 juillet. Pour émi­grer vers la France, le havre de paix, ils ado­ptèrent le nom ins­crit sur le vrai faux pas­se­port qu’un inter­mé­diaire leur four­nit. Les Karakélian devinrent Sarkissian.
Installés à Saint Loup, ils s’intègrent par­mi les Sarkissian et autres Boghossian de Marseille. La com­mu­nau­té est pro­fon­dé­ment reli­gieuse. Les groupes évan­gé­listes tiennent des réunions dans le quar­tier. Manouchag, ortho­doxe armé­nienne, est convain­cue par un groupe dar­byste, qui rejoin­dra plus tard l’église évan­gé­lique. Baptisé ortho­doxe, éle­vé pro­tes­tant, Robert fait ses études de théo­lo­gie à la facul­té libre d’Aix-en-Provence. Il a son pre­mier poste pas­to­ral à Gardanne, la cité minière de Provence. Mais, le grand large le tente. L’Amérique ? Pourquoi pas. Ce sera d’abord Beyrouth, deux ans pour y apprendre l’arménien. On lui pro­pose alors la direc­tion d’un Fondation américano-arménienne, la fon­da­tion Howard Karagheusian. Cette ins­ti­tu­tion pri­vée est née en 1921 aux Usa, après le décès du petit Howard à 14 ans suite à une tuber­cu­lose. La famille va alors don­ner des moyens impor­tants « pour que les enfants ne meurent plus comme ça ». Ce sera d’abord la construc­tion d’un orphe­li­nat à Istanbul, puis en France, puis une action sani­taire et sociale au Liban et en Syrie.
La rigueur du pas­teur a séduit les dona­teurs amé­ri­cains. En 1970, le dis­pen­saire a trois ser­vices : hygiène sco­laire, oph­tal­mo­lo­gie et vac­ci­na­tion. Robert Sarkissian va déve­lop­per tous les ser­vices qui contri­buent à l’amélioration de la san­té au sens de l’OMS. Dans le quar­tier armé­nien de Bourj Hammoud et au-delà, dans la Bekaa, la Fondation prend de l’ampleur. La pédia­trie, la for­ma­tion des jeunes femmes, l’assistance sociale, le sui­vi sco­laire, la construc­tion de loge­ments pour résor­ber un bidon­ville de 300 familles, le den­taire, tout cela rentre dans un bud­get ser­ré**. Tous les ans, Robert va à New York pré­sen­ter ses comptes et son bilan. Chiffres et sta­tis­tiques sani­taires qui montrent le rôle de la Fondation dans l’amélioration de la san­té des petits Arméniens de Beyrouth. Plus de 60 per­sonnes au Liban, 20 en Syrie tra­vaillent sous son auto­ri­té. Dans les ruelles de ce quar­tier, une petite ville dans la ville, Robert Sarkissian res­pecte toutes les confes­sions. Dans les foyers de per­sonnes âgées, les images des saints sont en bonne place, les lea­ders de trois reli­gions ont leurs por­traits à éga­li­té. Toujours digne et affable, le pas­teur embrasse, écoute, dis­cute en armé­nien, et quitte à regret ce petit peuple qui l’a adopté.

Le poste pas­to­ral, c’est en plus de la ges­tion de cette « com­mé­mo­ra­tive cor­po­ra­tion » d’action sociale. Juste un inté­rim, béné­vole, qui dure depuis 30 ans. « En prin­cipe, avoue-t-il, je suis en retraite ». À 72 ans, il l’aurait méri­té. Il se donne encore un temps, limi­té, pour témoi­gner ici et témoi­gner encore. « Le pro­tes­tan­tisme liba­nais, dit-il, est d’inspiration anglo-saxonne. Il faut mon­trer, dans ce coin de fran­co­pho­nie, qu’il y a un pro­tes­tan­tisme fran­çais, dif­fé­rent, plus ouvert, plus large, plus libé­ral, mon­trer que ce n’est pas un cercle de moralisme. »

Le doute et la foi en trois questions à Robert Sarkissian

Vous avez joué un rôle de témoin, de mili­tant du vivre ensemble, est-ce parce que vous êtes pro­tes­tant ou parce que vous êtes arménien ?

Parce que je suis pro­tes­tant. Je ne me suis pas cou­pé du monde armé­nien, mais notre ouver­ture est une ouver­ture réfor­mée d’esprit dans les ques­tions reli­gieuses comme dans les ques­tions poli­tiques, je crois que c’est le propre du protestantisme.

Vous avez vécu 15 ans de guerre, vous avez vu la capa­ci­té des hommes à s’entre-détruire, n’avez-vous pas dou­té de Dieu ?

Absolument pas, au contraire. Nous savons très bien que l’homme n’a rien de bon en lui… Il est des­truc­teur et tueur, il vole, il frappe, il convoite, l’homme dès le départ dans sa nature même est un être pécheur. La Parole de Dieu me dit : « Aime ton pro­chain, ne vole pas, ne tue pas, et le sum­mum, aime ton enne­mi ». On a vrai­ment besoin de ce message.

Mais tant de conflits, de détresse et de dou­leur pour un petit pays. N’avez-vous jamais eu le sen­ti­ment que Dieu avait aban­don­né le Liban et les Libanais ?

Dieu a don­né le Liban aux Libanais et c’est à eux de gar­der leur pays. Il nous a don­né cette belle créa­tion, l’air pur, la mer, et tout ce qui nous entoure en nous disant : « Dominez, culti­vez, faites pro­gres­ser, allez jusqu’aux étoiles, mais pour le bien de votre prochain ».

Article paru dans Réforme, heb­do­ma­daire protestant.


*Jean Kéhayan dans son livre, l’Apatrie raconte com­ment ses parents se sont connus de la même façon.
** 487 000 $ pour les actions au Liban, 115 000 $ pour la Syrie.